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Oniomanie : J’achète, donc j’existe

Dina Darwich , Mercredi, 31 janvier 2024

Source de plaisir pour nombre d’entre nous, le shopping peut virer, chez certains, au trouble comportemental. Acheter de manière compulsive sous le coup d’une émotion négative puis se trouver dans un cercle vicieux : acheter pour alléger son anxiété, regretter, déprimer à nouveau. Focus.

Oniomanie : J’achète, donc j’existe
A l’instar de l’addiction au travail ou au sport, l’oniomanie est un trouble comportemental.

« Je me sens troublée. J’ai l’impression que quelqu’un me chuchote à l’oreille et m’incite à acheter sans réfléchir. Pourquoi pas cette belle jupe, ce pantalon en vogue, cette paire de chaussures pour être à la pointe de la mode … ? Je ne regarde même pas les prix, c’est compulsif. Mais une fois sortie du centre commercial, quand je fais mes comptes et m’aperçois de l’ampleur des dépenses, je commence à me blâmer et à blâmer la personne qui m’accompagne de ne pas m’avoir freinée », témoigne Soha, 50 ans, directrice des ressources humaines et mère de famille. « Acheter des produits dont je n’ai pas vraiment besoin me fait sentir que je suis le maître de céans. Le fait de voir le frigo rempli de fromages, de viande, de poulet, de fruits et de légumes me réconforte. Je me sens utile à ma petite famille composée de trois personnes », renchérit Samah, 42 ans. « La crise économique bat son plein avec d’importantes répercussions sur la classe moyenne. Cette manière incontrôlée de faire des achats m’apaise et me rassure. Une façon de me convaincre que mon pouvoir d’achat n’a pas chuté tant que ça, que j’arrive encore à garder mon niveau de vie et que je n’ai pas rejoint le rang des pauvres », confie Mohamed, 40 ans, employé dans une entreprise multinationale et père de 3 enfants. « Je ressens une sorte d’excitation et je perds tout contrôle. Le plus souvent, j’achète des produits dont je n’ai pas besoin et parfois même dont je n’ai pas envie. L’important pour moi, ce n’est pas l’article même, mais plutôt la transaction », ajoute Donia, professeure.

Les propos cités ci-dessus sont, en effet, les témoignages de certaines personnes qui souffrent d’un trouble lié à l’achat compulsif, connu sous le nom d’oniomanie et surnommé familièrement la fièvre acheteuse. Il s’agit, en effet, d’une manie compulsive d’achat, généralement peu ou pas nécessaire à l’individu. Selon le site PasseportSanté, l’oniomanie est caractérisée par des préoccupations, des besoins et des comportements excessifs et non contrôlés vis-à-vis des achats et des dépenses. Chez les patients atteints d’oniomanie, des achats chroniques deviennent parfois la première réponse face à un événement ou à un sentiment négatif. Dans la plupart des cas, l’oniomanie est un trouble chronique avec quelques périodes de rémission.

Libérer l’hormone de la joie

C’est le psychiatre allemand Emil Kraepelin qui fut le premier à identifier ce désordre en 1915 comme étant une relation pathologique à l’argent et aux achats. Mais il a fallu attendre jusqu’à 1960 pour que l’achat compulsif apparaisse dans la nosographie sous le terme de « prodigalité ». Ce n’est toutefois qu’au début des années 1990 que l’oniomanie a commencé à être réellement considérée comme une maladie. Un trouble qui touche environ 1,1 % de la population mondiale, surtout les femmes et les jeunes.

En effet, les chercheurs dans le domaine de la psychologie ont tenté depuis quelques décennies d’effectuer plus d’études sur ce désordre qui a des conséquences graves sur le niveau émotionnel, ainsi que financier. Il pourrait actuellement être comparé à l’alcoolisme, l’anorexie, la boulimie ou la toxicomanie. « Il s’agit d’un trouble psychologique qui remonte à la plus tendre enfance et qui est dû à une relation perturbée avec les parents. Des personnes qui veulent se sentir moins seules ou être quelqu’un de particulier. Par exemple, un enfant qui grandit avec une relation difficile avec ses parents a une faible estime de soi. Alors, il cherche à combler ce vide, ce sentiment de solitude par des objets, des jouets, des vêtements, des aliments, etc. Plus tard, il est plus susceptible de souffrir de ce désordre. A l’âge adulte, de telles personnes deviennent alors accros au shopping, car elles sont à la recherche d’une consolation pour pallier un manque affectif qui persiste bien après l’enfance », explique Dr Walaa Sabry, professeure de psychiatrie à la faculté de médecine à l’Université de Aïn-Chams, tout en poursuivant que certains malades qui souffrent du trouble bipolaire ont tendance à devenir accros au shopping. C’est pour cela qu’on considérait l’oniomanie comme étant l’un des symptômes de ce désordre et non un syndrome à part.

« Les patients tentent, par le biais de l’achat, d’activer la dopamine, hormone de la joie secrétée par le système de récompense (reward system) à l’instar de ce qui se passe en buvant un verre de vin, en fumant une cigarette, en croquant dans une barre de chocolat ou en faisant l’amour. L’euphorie suit immédiatement l’achat puis dégénère en déception et en sentiment de culpabilité. Mais, dès que ces sentiments se volatilisent, la personne concernée apaise de nouveau son mal-être en se précipitant dans les magasins. Les articles achetés sont souvent entreposés dans les placards et peuvent rester des mois sans être utilisés. On se sent coincé dans un cercle vicieux : faire des achats irréfléchis, regretter, s’endetter et se sentir déprimé », explique la psychiatre.

Du consumérisme au trouble psychologique

Conséquence, le poids mental et émotionnel de ce trouble du comportement devient alors de plus en plus lourd, de même que son fardeau financier. Et ce qui aggrave la situation est que les fabricants abusent de cette addiction pour susciter l’envie chez les acheteurs. La psychologie des acheteurs est minutieusement étudiée par les entreprises pour réaliser le maximum de profit possible. Ces acheteurs sont classés en plusieurs types : le consommateur émotionnel attaché à la valeur sentimentale de l’objet acheté, le consommateur impulsif envahi par un désir soudain et spontané d’acheter, le consommateur fanatique qui est, en effet, un collectionneur, et l’acheteur compulsif qui achète pour lutter contre des tensions internes et des angoisses incontrôlables.

Cependant, les agences de publicités se rebiffent et tentent, de leur côté, de se défendre. « On ne tire pas profit de ce trouble, mais on tente plutôt de montrer aux clients les vraies qualités du produit qui pourrait satisfaire à leurs besoins. On s’adresse à un consommateur, pas à un patient », s’indigne Ossama Al-Mahdy, directeur chargé de la planification publicitaire dans une agence de pub.

Mais, ce nouveau trouble est-il le résultat de la mondialisation qui a ravagé le monde durant les 3 dernières décennies imposant un style de vie qui encourage à la consommation ? Peut-être, car selon la sociologue Hala Mansour, la philosophie sur laquelle est fondée l’économie libérale américaine prône le slogan qu’un bon citoyen est un citoyen consommateur, car il faut faire tourner les usines et par conséquent faire prospérer l’économie. Un exemple, celui d’un des plus célèbres oniomanes, l’acteur américain Johnny Depp qui, selon le magazine économique français Challenges, a dépensé 480 millions de dollars en 20 ans dans l’achat d’un ranch, de 5 villas, d’un atoll dans les quatre coins des Etats-Unis, sans compter les 45 voitures de luxe, les 70 guitares de collection, les 200 oeuvres d’art, etc. Pourquoi les sociétés bien moins riches sont-elles touchées elles aussi par ce phénomène ? « Le problème, c’est qu’on a même dépassé les pays riches en matière de consommation », avance Mansour, professeur de sociologie à l’Université de Aïn-Chams.

Pire encore, le e-commerce ne cesse à son tour d’alimenter les achats compulsifs. Un petit écran et on se trouve dans le plus grand centre commercial. Dalia, journaliste de 48 ans, avoue être plutôt paresseuse et ne pas trop aimer le lèche-vitrine. Elle pensait que cela l’empêcherait d’acheter tout et n’importe quoi. Mais la vente par Internet a aggravé les choses. Par un simple clic, elle arrive à avoir tout ce qu’elle veut. « Je ne sais pas pourquoi je fais ça. Je suis une personne de nature anxieuse et je souffre de stress, alors je passe mon temps à surfer sur Internet et je tombe sur des articles que je finis par acheter. Mon mari ne cesse de me critiquer et demande sans cesse de lutter contre cette addiction. Je lui ai promis d’essayer, mais à l’heure qu’il est, ma plus grande préoccupation est d’organiser les horaires du livreur pour qu’il n’en sache rien. Quand, par malheur, il arrive quand il est là, je cache au plus vite les paquets pour éviter ses remarques ! Et si je reçois un coup de fil du livreur alors qu’il est à mes côtés, je réponds comme si je parlais à mon amant ! », conclut Dalia, non sans sarcasme.

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