« Je suis si heureuse ! », lâche Abir Al-Ansari, le visage fendu d’un immense sourire. Pour cette femme comme pour de nombreuses Egyptiennes, c’est une victoire, une petite révolution qui se profile en faveur de la femme égyptienne, qui célèbre sa journée le 16 mars. Et ce, afin de corriger l’injustice faite aux femmes dans les cas de conflits conjugaux. Celles-ci sont souvent écartées ou ne bénéficient pas du partage équitable des biens acquis durant le mariage. « Ce que nous avons acquis en commun, partageonsle équitablement. Ainsi, on va inverser la situation, en faisant de l’égalité la règle et de l’inégalité une dérogation », explique Abir, cheffe du « club des divorcées ». Et d’ajouter : « Que de femmes ont connu la misère et le désarroi après avoir été répudiées par un mari, qui s’est peut-être enrichi grâce au travail de sa conjointe et depuis cette première noce, et vit désormais avec une seconde épouse ! Ce temps-là est révolu ».
En fait, tout a commencé il y a quelques semaines lorsque le grand imam d’Al-Azhar, le cheikh Ahmad Al-Tayeb, a appelé à ressusciter la fatwa sur « al-kad wal saaya » (le droit de travail et de l’effort), ayant pour objectif de protéger les droits de la veuve ou de la divorcée qui a travaillé pour assumer avec son conjoint les charges du quotidien et a déployé des efforts dans l’agrandissement de sa fortune. Une fatwa qui n’est pas nouvelle, puisqu’elle remonte à l’époque du calife Omar Ibn Al-Khattab, lorsque Habiba Bint Zoraiq lui est venue, après la mort de son mari, Amer Ibn Al-Haress, plaindre ses proches. Ces derniers ont voulu la priver de son héritage alors qu’elle travaillait avec son mari dans son commerce. A ce moment, Omar Ibn Al-Khattab a jugé que cette femme devait prendre la moitié des biens communs acquis pendant le mariage, en plus de sa part de l’héritage laissé par son époux. Etant donné qu’elle mérite une double part, en tant qu’associée et en tant qu’héritière.
Et bien qu’elle soit émise cette fois-ci par le grand imam d’Al- Azhar, tous les oulémas ne sont pas unanimes sur le fait d’inclure les charges ménagères assumées par la femme dans le concept du « droit de travail et de l’effort », à l’instar du Dr Ahmad Kérima, professeur de jurisprudence à l’Université d’Al-Azhar, qui considère que les tâches domestiques et la gestion des enfants relèvent des devoirs de l’épouse et non pas du partage du patrimoine. Un rôle actif ou une participation dans l’agrandissement de la fortune du ménage est une tout autre affaire, selon lui.
Après la fatwa, la loi ?
Dr Rania Yahia, membre du Conseil national de la femme, pense qu’en 2004, la Moudawana (code du statut personnel marocain) a instauré le principe du partage des biens en fonction du niveau de la contribution de chacun des époux dans l’acquisition et la fructification du patrimoine, en cas de divorce ou de décès. Cependant, selon elle, cette fatwa ne portera ses fruits que si elle est suivie d’une loi qui détermine sur quelles bases sont fixées les parts de chacun des deux conjoints. Une loi qui stipule que les deux conjoints peuvent gérer conjointement tous les biens acquis par le ménage. « Le législateur peut concevoir un partage basé sur la contribution financière effective de chacun des époux aux dépenses du foyer. Les époux peuvent également se baser sur la contribution, prouvée, de chacun à la fructification du patrimoine. Mais le problème qui se pose, c’est comment la femme pourra prouver cette participation, surtout quand il s’agit par exemple d’un bien immobilier enregistré dans le titre foncier au nom du mari seulement », explique-t-elle. D’où la nécessité, de même, d’établir un contrat subséquent à l’acte de mariage définissant les modalités de la mise en valeur du partage des biens. Cependant, il reste un long chemin à parcourir avant qu’une telle loi ne voie le jour. Force est de relever donc que tant qu’une législation ne sera pas promulguée, des interrogations demeureront sans réponses.
Cette fatwa a ainsi surtout induit, avant sa possible mise en vigueur, un énorme débat de société où se sont rencontrés des oulémas, des associations civiles, des ONG et des mouvements féministes.
3,5 millions de familles égyptiennes sont prises en charge par des femmes en 2018, selon la CAPMAS. (Photo : Bassam Al-Zoghby)
Selon Kawsar Al-Kholi, une militante féministe, une application de cette fatwa sera une avancée qualitative des droits des femmes égyptiennes et de leur statut social, tout en réduisant les déséquilibres qui existent encore. « L’inégalité dans l’héritage, la discrimination sociale et la pression familiale sont le lot des femmes », assure Al-Kholi. A cet égard, Al-Kholi estime que les femmes sont souvent lésées suite aux cas de conflit ou de divorce. Des femmes qui, après de longues années de mariage, se sont retrouvées du jour au lendemain sans ressources, la justice ne leur ayant pas reconnu leurs efforts en tant qu’épouses et mères pendant des décennies. Elle cite également l’exemple des femmes stigmatisées et conditionnées par la domination patriarcale. Selon elle, 95 % des femmes de Haute-Egypte sont privées de leur part d’héritage, de peur que leurs biens, surtout les terres agricoles, ne soient transmis aux familles de leurs gendres par leurs héritiers.
Les femmes ravies,les hommes moins
Mariée depuis 40 ans, Lamia Adel, qui a toujours cru en la bonne foi de son mari et à un amour éternel, n’a jamais pensé à se mettre à l’abri. Son mari, chef d’entreprise, n’y a visiblement jamais pensé non plus. Divorcée à 65 ans, elle se retrouve sans aucun sou, alors qu’elle a versé son héritage parental pour développer l’entreprise de son mari. « Comment pourraisje survivre ? Aucun des biens immobiliers que nous avons acquis n’est à mon nom et je dépends de lui financièrement », fulmine-t-elle, tout en saluant la fatwa concernant le partage des biens du couple, qui lui aurait permis de ne pas partir les mains vides après 40 ans de mariage au service de son mari. Idem pour Noha Mostafa, une femme au foyer qui a apprécié cette fatwa et a appelé à la prise en considération du travail domestique assumé par l’épouse dans l’évaluation de sa contribution à la fructification des biens familiaux.
« La femme servait sans relâche son mari et ses enfants, jour et nuit. Malheureusement, l’époux a engagé sa femme dans le rôle d’une servante éternelle non payante, par le contrat de mariage », se plaintelle. Quant aux hommes, ils sont divisés sur le sujet. Hicham Mahmoud, comptable, n’y voit aucun problème, surtout si les époux se basent sur la contribution, prouvée de chacun à la fructification du patrimoine. « Pourquoi est-ce que ce serait mal vu ? Les époux sont solidaires en ce qui concerne les dépenses, mais dans une juste mesure », assure-t-il. Pour Haytham Gamal, la vie conjugale est un équilibre bâti sur l’amour et non seulement sur le juridique. « Les hommes seront-ils obligés, au moment de la signature du contrat de mariage, de remplir une fiche spécifique à la gestion des biens ? », se demande-t-il ironiquement. Quant à Zidan Abdallah, il se dit très sceptique quant à l’idée même de se marier, depuis qu’il a appris qu’en cas de divorce, il pourrait partager ses biens avec sa femme. « Il ne faut pas copier l’Occident. C’est illicite, injuste, voire illogique que la femme partage des biens alors qu’elle n’y a versé aucun sou », dit-il.
La polémique ne paraît pas près de s’essouffler. En l’attente d’une loi ou d’un contrat de partage des biens, c’est aux jeunes célibataires d’aujourd’hui, futurs mariés de demain, de savoir qu’ils ont l’entière latitude de choisir, pour leur couple, la justice qui sied à leurs convictions et convient à leurs principes. Et comme disait Aristote : « Ce n’est pas la loi qui fait les justes, mais ce sont les justes qui font la loi ».
Lien court: