Est-ce une énergie débordante ou une légère incapacité à tenir en place ? Lorsque l’on rencontre Amani Tounsi, fondatrice du magazine baptisé Ladies 1st, on est frappé par son indéniable besoin de bouger. Assise en face de nous, elle ne tient pas sur sa chaise, se lève (une fois, deux fois, trois fois) à la recherche de magazines et de revues qu’elle souhaite nous faire découvrir. Puis, elle nous présente son magazine qu’elle décrit différent des autres. Car selon elle, Ladies 1st refuse d’abreuver les femmes de conseils beauté, minceur, maquillage, shopping, santé, et prend le parti d’offrir à ses lectrices des sujets qui sont au coeur de leurs préoccupations. Son slogan est de s’adresser aux femmes, toutes catégories confondues, et surtout loin des stéréotypes. « Notre magazine aborde des sujets sous un angle nouveau. Des sujets qui ne sont soumis à aucun tabou, ni lignes rouges. La seule ligne rouge est celle de notre cahier des charges, et notre contrat avec le lectorat qui se base sur la déontologie, la crédibilité, l’objectivité, l’ouverture et le professionnalisme », précise-t-elle.
Tout a commencé lorsque Amani a créé en 2008 la station radio en ligne Banat we bass (les filles seulement). Un espace où les femmes divorcées ont pu s’exprimer et raconter leur vie. Ne s’attendant pas à un si bon accueil, elle confie avoir conquis énormément d’auditrices par le biais de Facebook. Jeune femme super-active, Amani ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Munie de la même équipe de Banat we bass, formée d’une vingtaine de jeunes volontaires (hommes et femmes) entre 18 et 35 ans, et de sa grande ambition, elle a décidé de créer ce magazine féminin publié en dialectal afin d’offrir une tribune libre aux femmes et « révolutionner » la presse féminine. « Il n’existe pas de magazine qui reflète la réalité de la femme égyptienne. Les magazines féminins sont des diffuseurs de stéréotypes, les pires qu’ils soient. Ni la forme, ni le fond ne m’ont attirée vraiment. J’ai rêvé d’un féminin intelligent, sans rubrique cuisine, ni mode, ni beauté. Un magazine d’une grande liberté de ton, mélangeant média d’opinion et presse féminine », avance-t-elle.
L’idée germe, prend corps. Il ne reste plus qu’à se jeter à l’eau. C’est fait. Non sans avoir pris au préalable les précautions nécessaires. C’est ainsi qu’une étude de marché a été réalisée en bonne et due forme, des lectrices potentielles ont été sondées quant à leurs voeux et attentes. Le 1er novembre 2014, Ladies 1st voit le jour. Ce magazine mensuel, distribué gratuitement dans le métro, les pharmacies, les cafés et les hôtels, offre à lire ses 28 pages et sa vingtaine d’articles, le tout sous la houlette chic et choc.
Féminin décalé et libéré, ouvert aux hommes
Mais pourquoi
Ladies 1st ? En fait, le choix du nom n’est pas fortuit. Car depuis le 25 janvier 2011, la femme égyptienne a été la première à s’exprimer à toutes les occasions. Son rôle a été déterminant et l’est toujours dans la mobilisation de la société. Elle est descendue dans la rue et a été très active dans l’organisation des mouvements pacifiques, des manifestations et de toutes les stratégies non violentes de défi au régime. Pourtant,
Ladies 1st s’adresse aussi aux hommes et beaucoup d’entre eux le lisent. D’ailleurs, des journalistes hommes y travaillent et la rubrique spéciale appelée
Abo Shanab (le moustachu) donne la parole aux hommes. «
La participation des hommes est une chose positive, car sans l’écoute de l’autre, chacun restera dans son propre cercle et aucun problème ne sera résolu », explique Hoda Ibrahim, directrice de rédaction du magazine, tout en ajoutant qu’ils veulent toucher un maximum de lecteurs des deux sexes. C’est pour cela que le magazine est publié en arabe dialectal, facile à comprendre. Même si certains articles sont rédigés en anglais.
« L’infidélité est devenue un point de vue » : tel est le titre d’un article publié dans la rubrique appelée Mab2tesh 3esha (ce n’est plus une vie). A l’ère des sites de rencontres et des médias sociaux, pianoter des mots doux ou folâtrer sur un chat avec une vague connaissance peut-il être considéré comme de l’adultère ? Oui, répondent les cyber-cocus, étant donné que la trahison est aussi vive que si la relation avait été consommée. Non, rétorquent les cyber-infidèles. « Chatter, ce n’est pas tromper, car cela ne fait de mal à personne ! Et après tout, c’est une relation fiction. Tromper une personne ne peut avoir lieu que dans la vie courante. Parler à un ordinateur, c’est un peu se parler à soi-même. Est-ce qu’il y un mal à flirter un peu sur la toile ? Tant que le pas suivant n’est pas franchi », lit-on. A la fin de l’article, des questions invitent à la réflexion : Où commence l’infidélité pour chacun ? L’infidélité est-elle seulement sexuelle ? Ou débute-t-elle dès lors que l’on pense à quelqu’un d’autre ? Est-ce qu’une relation entre deux personnes commence lorsque deux corps se rencontrent, se touchent ou quand deux personnes s’écrivent, pensent l’une à l’autre ?
Quant à la rubrique Leh keda ? (pourquoi cela ?), elle renferme de drôles de phrases que l’on entend souvent comme : Qui a dit que la femme non voilée n’est pas respectueuse ? Qui a dit que la place de la femme est au foyer avec ses enfants ? Qui a dit que la femme qui rentre tard est de mauvaises moeurs ? Qui a dit que le mot liberté veut dire dévergondage ? Qui a dit que c’est la femme qui provoque le harcèlement et le viol ? Une autre rubrique intitulée Singulière parle de personnages féminins célèbres, mais que beaucoup de gens ne connaissent pas, à l’exemple de Loutfiya Al-Nadi, devenue en 1932 la première femme pilote en Egypte. Ou May Ziadé, une pionnière du féminisme oriental et première femme universitaire arabophone. Ou encore Enheduanna, qui signifie « Noble ornement du dieu Ciel », fille du roi Sargon d’Akkad, princesse, prêtresse et poétesse de langue sumérienne. Elle a vécu vers le XXIIIe siècle av. J.-C. Elle est la plus ancienne auteure littéraire et la seule femme connue parmi les grands auteurs de la littérature mésopotamienne.
Ma drogue mensuelle
Le magazine tire sa particularité des nombreux articles distincts les uns des autres dans des rubriques qui portent des noms étranges. Parmi ces rubriques on peut citer à titre d’exemple : Ya 5rachi (au secours), ASL وFASL (origine et classe sociale),
Om el3ial (la mère des enfants), shedy 7aleek (tiens bon), Sahwaka (hypocrisie) et Wad Mafroooos (garçon à bout), etc.
A la station Moubarak, un arrêt central situé à l’intersection de deux lignes, deux jeunes filles montent dans le wagon pour femmes toujours bondé et commencent à distribuer aux femmes un magazine avec un sourire affable, se prêtant volontiers aux questions. Au début, les femmes pensaient avoir a affaire à des vendeurs ambulants qui voulaient écouler leurs marchandises. Quelques passagères jettent un coup d’oeil sur le magazine et demandent son prix, on leur répond que c’est gratuit. Alors, tout le monde s’empresse de le prendre et commence à le lire. Aya, 22 ans, connaissait ce nouveau magazine, car elle l’a déjà vu dans un café et elle est satisfaite de le trouver dans le métro. « Je guette impatiemment la nouvelle livraison de Ladies 1st. Je le trouve excellent : maquette soignée, beau papier et des couleurs attrayantes. Il est différent des autres magazines présents sur le marché, car il présente la femme sous un autre angle. De plus, il y a très peu de pages publicitaires. Et le plus important c’est que les articles sont très intéressants, ont du fond et sont écrits avec un style léger », affirme-t-elle, tout en regrettant avoir manqué les deux premiers numéros. « On m’a dit qu’ils étaient introuvables, mais je ne désespère pas de mettre la main dessus », dit-elle optimiste. Dalia, une autre passagère, étudiante à l’université, confie être une fan de ce magazine. « Bien que Ladies 1st date de quatre mois seulement, il est devenu ma drogue mensuelle », dit-elle avec un sourire. « Je le lis à petites doses pour faire durer le plaisir. Un soir, je me concentre sur un article, un autre, je reprends une enquête ou un reportage déjà lus, et ainsi de suite », assure Dalia, tout en ajoutant qu’elle a beaucoup aimé deux articles dans la rubrique Wad mafrooos dont l’un a pour titre « Elève ton fils, car les filles en ont assez », dénoncent les mères qui perpétuent la société patriarcale en inculquant un sentiment de supériorité chez le garçon par rapport à sa soeur. L’autre article qu’elle a aimé aborde les frais exorbitants du mariage portant le titre « Le mariage licite est devenu difficile ».
50 000 exemplaires sont distribués gratuitement chaque mois, dans le métro, les pharmacies et les magasins.
Bien entendu, les débats soulevés par ce nouveau magazine sont parfois sujets à polémique et font l’objet de critiques : « Un magazine en dialectal pour tuer notre langue arabe très riche », dit Rania Moustapha, un professeur d’arabe. « Ce magazine s’en prend trop aux hommes et les attaquent sans vergogne », déclare-t-elle. D’autres, comme Samia, secrétaire, voient que cet espace d’expression n’est qu’une copie calquée de la station Banat we bass, car il ne présente que des exemples de femmes divorcées ou opprimées qui ne cessent de déballer leurs frustrations et leurs colères. Des critiques qui ne dérangent nullement puisqu’elles ont trouvé leur place sur les pages du magazine.
Dans les modestes locaux de Ladies 1st, situé dans un appartement à Maadi, c’est un travail de fourmis : le compte à rebours a commencé. « On prépare la maquette et la couverture. Les films sont à la section technique pour mettre le cinquième numéro sous presse », affirme Yara Chahwan, journaliste à la rubrique Hayatek ahla (ta vie est plus belle). C’est grâce au caractère volontaire et super-actif de l’équipe de jeunes, pleine de nouvelles idées et d’envies de changement, que Ladies 1st s’est lancé dans l’aventure du journalisme et que 50 000 exemplaires sont distribués régulièrement. « On ne veut pas seulement dénoncer. Notre objectif n’est pas de diffuser des clichés juste pour faire du sensationnel. Mais si le dégueulasse à un sens, alors c’est notre métier de l’exposer », explique Chahenda Saad, journaliste à la rubrique Leh keda (pourquoi cela). Et de conclure : « Notre ligne éditoriale consiste à donner à la femme la place qu’elle mérite dans la société à travers nos différentes rubriques. Nous mettons tout en oeuvre dans ce magazine afin que la femme puisse avoir confiance en elle et en ses aptitudes à évoluer chaque jour un peu plus ».
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