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Actrices de leur vie

Chahinaz Gheith, Lundi, 16 février 2015

En dépit de l'importance accordée au mariage par la société, certaines femmes ne le considèrent plus comme une fin en soi, défiant ainsi les pressions sociales pour vivre pleinement leur vie et réussir leur carrière. Témoignages.

Actrices de leur vie
En robe de mariée, Samah Hamdi défie le tabou social associé aux femmes célibataires.

A l’heure où le pays connaît de multiples mutations d’ordre économique, politique, mais aussi social, l’institution du mariage reste l'un des principaux repères de la société égyptienne. Samah Hamdi, une architecte d’intérieur, a tenté de briser le tabou social associé aux femmes célibataires en se baladant dans les rues du Caire en robe de mariée. Cette jeune fille de 27 ans, titulaire d’une maîtrise dans l’art de la scène, se querelle souvent avec sa famille qui lui reproche de tarder à se marier.

En effet, ses parents ne cessent de lui répéter que ses chances de trouver un mari diminuent de jour en jour vu son âge. « Peu importe que tu sois ingénieure ou que tu aies obtenu un doctorat, il n’y a que le mariage qui compte. Car la vraie réussite de la femme est d’être épouse et mère, telle est la mission suprême pour laquelle le Bon Dieu l’a créée », lui rabâche sa mère, en lui expliquant que de nos jours, les hommes qui désirent se marier et ont les moyens de le faire se font de plus en plus rares.

Samah a donc voulu satisfaire sa mère et en même temps la société. Elle a décidé d’enfiler la robe de mariée de sa cousine et a passé toute une journée à flâner au centre-ville, en portant une pancarte sur laquelle on pouvait lire: « Avez-vous d’autres désirs ? ». Un de ses amis l’a suivie pour la photographier. Un geste symbolique pour dire stop au regard réprobateur de notre société qui considère la fille non mariée comme étant une personne incomplète. « Voilà, vous m’avez vue en robe blanche, à présent laissez-moi continuer mon chemin », dit-elle.

Une fois dans la rue, Samah découvre les regards inquisiteurs. Dans le wagon de métro réservé aux femmes, les passagères sont surprises de la voir ainsi habillée, d’autres ont pensé que son mari se trouvait peut-être dans le wagon réservé aux hommes. Pourtant, elles ont tenu à lui offrir une petite « zaffa », cérémonie de mariage avec des youyous pour partager sa joie.

« Je ne suis pas contre le mariage, mais plutôt contre le fait que le mariage soit devenu la première des priorités, une fin en soi, en quelque sorte, le seul objectif auquel la fille doit penser et consacrer sa vie. Et ce, sans tenir compte de ses ambitions, sa réussite dans ses études ou sa carrière ». déclare-t-elle. Et d’ajouter: « Vous les femmes, vous n’êtes la continuité de personne. Il faut vivre pour vous. Il n’y a qu’une seule vie à vivre et vos choix ne regardent personne. C’est à vous de décider du moment et de la manière qui vous conviennent le mieux pour vous lier à une personne. Car, en cas d’échec, vous seule allez en assumer la responsabilité ». C’est le message que Samah a voulu transmettre à la société.

Le regard espiègle et un peu provocateur, Samah est aujourd’hui plus déterminée que jamais, notamment après avoir présenté un film documentaire au concours du Salon des jeunes. Une oeuvre artistique qui a obtenu le prix de l’artiste Ahmad Bassiouni, l'un des martyrs de la révolution du 25 janvier.

Samah n’est pas la seule à se rebeller contre les préjugés de la société à l’égard de la femme. Le mariage qui a toujours été considéré comme le passage obligatoire de l’avenir des filles l’est moins aujourd’hui, car la mentalité de beaucoup de filles de la jeune génération a changé. Plus ouvertes, plus indépendantes, plus instruites et plus rebelles aussi, celles-ci sont plus exigeantes et n’ont plus pour objectif primordial de se lier à jamais à un homme et de fonder une famille.

Eloigne-toi du mal !

Animée par cette volonté farouche et indéfectible d’obtenir chaque jour un peu plus de droits, entre autres celui d’être une femme, tout simplement, cette nouvelle génération tente de défier le poids des traditions et de braver les préjugés sociaux pour se frayer un chemin et se faire une place dans cette société encore hantée par les tabous.

Les derniers chiffres de l’Organisme de mobilisation et de recensement donnent une image effrayante de la nouvelle vision des jeunes par rapport au mariage. Treize millions d’Egyptiens sont encore célibataires, dont 2,5 millions d’hommes et 10,5 millions de femmes ayant dépassé l’âge de 35 ans. Outre les célibataires, il y a 2,5 millions de cas de divorce (soit 240 par jour) dont 34% durant la première année du mariage. Beaucoup avancent que de nos jours, avec le nombre élevé des divorces, l’envie de se marier ne peut qu’en pâtir. Les jeunes filles se demandent pourquoi perdre du temps et de l’énergie dans une relation qui, dès le départ, est vouée à l’échec.

D’après un sondage effectué par le Centre national de recherches sociales, sur un échantillon de 1 073 jeunes femmes représentant des classes sociales différentes, les opinions sont plus que révélatrices : 65 % des femmes interviewées confient que pour elles le mariage n’apporte rien de nouveau. Celles qui soutiennent l’idée du mariage ont pour objectifs de fonder une famille et avoir des enfants. Un vent de changement soufflerait-il en Egypte ?

Pour Rania, qui s’approche de la trentaine, il y a tellement de choses à faire dans la vie avant de se laisser passer la bague au doigt. Le mariage est bel et bien le dernier de ses soucis. « Se marier, et accepter n’importe quel conjoint, juste pour faire taire la famille et la société, qui ridiculisent les vieilles filles ne m’intéressent pas. Quand je pense au taux de divorces, très élevé en Egypte, je préfère prendre mon temps, et si le prince charmant ne pointe pas le nez, alors je préfère rester seule que de m’infliger un mauvais compagnon », confie-t-elle. Sur son blog, véritable défouloir, elle clame tout haut ses convictions les plus chères. Rania est carrément allée jusqu’à titrer son blog: « Je suis vieille fille et je ne veux pas du tout me marier ». Sur sa page, chaque post est dédié à une situation de la vie quotidienne qu’elle n’apprécie pas et brosse le portrait de la société égyptienne à travers le prisme du mariage.

Cette femme pleine de vie est ophtalmologue depuis quelques années et a décidé de mettre une croix sur le mariage, car elle veut prouver à son entourage qu’une femme qui possède un bon métier peut aussi bien réussir sa vie même au sein d’une société phallocratique, comme l’Egypte. « J’ai créé ce blog pour aider la société à comprendre que ne pas se marier ou se marier tardivement, ce n’est pas du tout un drame. J’ai 30 ans et je suis encore célibataire, c’est mon choix. Si les unes préfèrent se marier tôt dans mon pays, moi je me trouve encore jeune », explique-t-elle. Un avis partagé par Yasmine, qui vient de terminer ses études universitaires pour entamer sa carrière professionnelle. « Chez mes parents, je vis comme une princesse, pourquoi devrais-je quitter le paradis pour me jeter dans l’enfer conjugal ? », confie Yasmine qui constate que toutes les femmes mariées de son entourage ne sortent jamais quand elles veulent. Elles ont des obligations et des responsabilités au quotidien. « Moi, je me lève quand je veux, je sors beaucoup, je fais la fête, je dors quand je veux ... et j’aime ça! Il n’y a pire qu’un mariage pour casser cette ambiance joviale. Comme je suis une fêtarde invétérée, je préfère m’éloigner du mal et ne pas m’engager », ajoute-t-elle.

Une révolution d’un autre genre

Cependant, M. Ahmad Yéhia, sociologue, pense que le mur du silence a été brisé par la révolution du 25 janvier. Pour lui, la révolution anti-Moubarak de 2011 est non seulement une révolte contre le régime autoritaire en place, mais aussi contre le patriarcat, portée par une jeunesse moderne: les femmes en particulier ont acquis un caractère rebelle qui affirme leur humanité et leur citoyenneté à part entière, à la fois salutaire, tant pour elles-mêmes que pour la défense des droits des citoyens. Pour la nouvelle génération, le mariage ne semble revêtir ni la même importance, ni la même signification que pour leurs parents. Actuellement, les femmes sont de plus en plus libres dans leurs choix, elles veulent profiter de leur jeunesse et se lancer dans une carrière avant de se lancer dans la vie de couple. C’est le résultat d’une évolution des mentalités. « Il y a là un choc des cultures entre une tradition qui veut qu’une femme se marie jeune et la société moderne qui lui permet de vivre sa vie comme elle l’entend, ce qui ne manque pas de créer des conflits au sein de la famille. Et si elles se marient, c’est uniquement pour avoir un enfant, ce qui est aujourd’hui possible au-delà de quarante ans … », explique M. Yéhia.

Certains parents ont même fini par céder aux désirs de leurs filles. « Je n’ai pas envie de gâcher la vie de ma fille parce que tout simplement je veux la voir en robe de mariée. Quelques mois plus tard, elle reviendra à la maison portant le titre de femme divorcée et peut être avec un enfant sur les bras », souligne Souad, mère d’une fille de 32 ans.

Mariam, Iman et Aya, trois jeunes filles qui auront bientôt 35 ans, sont exaspérées par les insinuations des autres et ces questions qui fusent de toutes parts telles: « Pourquoi n’es-tu pas encore mariée? » ou alors « Tu ne comptes pas faire d’efforts pour trouver ton protecteur ? ». Des questions qui les ont directement menées à la rébellion pour faire entendre leurs voix. Ces trois jeunes filles n’ont pas hésité à former sur Facebook un groupe, afin de dénoncer les pressions sociales exercées sur les femmes en âge de se marier. Ce groupe, qui connaît un succès foudroyant, a pour objectif de convaincre les filles de ne pas se laisser influencer par les idées de la société, de les aider à s’exprimer. « Nous avons tout. Plus libres que nos aînées, nous avons réussi et nous gagnons bien notre vie, nous sommes indépendantes et nous n’avons pas besoin d’un homme pour survivre. Nous avons la situation en main. Pourquoi donc nous embêter avec un homme ? », écrit Aya sur le groupe.

Pourtant, elles affirment qu’elles ne sont ni contre le mariage, ni contre les hommes, mais veulent que la vie de couple soit basée sur des piliers solides.

Sur leur page, les commentaires pleuvent. « Bravo les filles! Grâce à vous, on arrivera à bannir certains préjugés bien ancrés dans la société », « Mieux vaut être seule, que mal accompagnée ».

Mais, cette façon de penser ne semble pas plaire aux hommes. Nour Moustapha, ingénieur de 33 ans, voit que cette fraction de la gente féminine ne dit pas toute la vérité. « Ce sont les filles qui se plaignent le plus de ne pas trouver de mari. Aujourd’hui, elles boudent le mariage mais lorsque l’horloge hormonale va sonner, elles vont essayer de se dépêcher, mais il ne sera pas si facile de trouver chaussure à son pied ! », conclut-il.

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