Il tente de rassembler les pièces du puzzle comme s’il voulait recoller les vestiges de sa maison bombardée par un raid aérien. Face à la psychiatre de l’hôpital de santé psychique dans le quartier d’Al-Abbassiya au Caire, Sophiane, corps frêle, visage blême et regard hagard, est complètement perdu. Natif d’une province située aux alentours de Damas, il a connu la terreur à un âge précoce. Contraint à l’exil, il porte le poids de ses souffrances alors qu’il a juste dix ans. La psychiatre déploie d’énormes efforts pour gagner sa confiance et l’inciter à parler. Mais l’enfant a du mal à s’exprimer. Le bruit des explosions et les sifflements de balles résonnent encore dans ses oreilles. Les scènes terribles de la guerre l’ont traumatisé. L’effondrement d’un immeuble, le départ des voisins et des proches, les cris des enfants et le bruit des bombardements occupent son esprit. Des témoignages que la psychiatre tente de monter comme un puzzle pour comprendre son histoire. Seule sa famille a eu le temps de se réfugier au rez-de-chaussée de l’immeuble où il habitait. Sous les bombardements, il est resté enfermé quatre mois entre quatre murs, privé d’air frais et de rayons du soleil. Son seul espoir était de rester en vie dans cet abri qui le protégeait des bombardements aériens. Il ne pouvait manger à sa faim, de peur que les provisions stockées par ses parents ne s’épuisent. Une lutte d’existence? Sûrement, puisqu’il s’en est sorti vivant, mais cette expérience a eu un impact sur son psychique. Et même s’il a fui la guerre, il en est traumatisé. Aujourd’hui, il souffre de dépression et vit replié sur lui-même. Il ne veut pas aller à l’école. Et sa seule manière d’exprimer sa colère est d’éclater en sanglots ou de lancer des cris lorsqu’il fait un cauchemar.
Sophiane fait partie de la quinzaine d’enfants de réfugiés qui fréquentent l’hôpital Al-Abbassiya et qui bénéficient d’un soutien psychique. Selon les chiffres du Haut Commissariat aux réfugiés, leur nombre est estimé à 230000, dont 140000 Syriens. Mais les ONG actives dans ce domaine assurent que les chiffres officiels sont loin de la réalité, car beaucoup d’entre eux vivent dans la clandestinité. Ils viennent de 38 pays, dont les plus importants sont la Syrie, le Soudan, la Libye, l’Iraq, la Palestine, la Somalie, l’Erythrée et l’Ethiopie. D’après l’Organisation de soutien aux réfugiés en Afrique et au Moyen-Orient, l’Egypte demeure un pays de transit pour les réfugiés et les demandeurs d’asile. Elle est classée cinquième au niveau mondial en termes de nombre. A chacun son histoire et ses souffrances. Face à l’expérience difficile qu’ils ont endurée, aux conditions socioéconomiques de l’Egypte, notamment la hausse des prix et les opportunités d’emploi très limitées, et aux préjugés envers certaines nationalités, leur besoin d’un service de soutien psychique est primordial. « Ce sont des gens qui ont frôlé la mort. Certains d’entre eux ont même subi les tortures les plus atroces. Les recherches scientifiques ont prouvé que les séquelles de la torture peuvent être atténuées grâce à des soins appropriés, mais en guérir, c’est difficile », assure Suzanne Fayad, psychiatre et fondatrice de l’unité de soutien psychique et de réhabilitation des victimes de la torture et de la violence au centre Al-Nadim. Ce centre reçoit 200 cas par mois, dont 50% sont des réfugiés. « Au début de l’inauguration du centre en 1993, 75% des bénéficiaires de nos services étaient des réfugiés, dont des Soudanais et des Palestiniens qui ont été torturés dans la bande de Gaza. Mais après l’an 2000, on a commencé à recevoir des Ethiopiens, surtout des Oromos qui luttent pour leur existence », avance Fayad, qui assure que le psychiatre qui travaille avec les réfugiés doit être au courant des évolutions politiques du pays de chaque malade pour comprendre ses souffrances. Pour cela, il doit se référer aux rapports internationaux et lire des ouvrages.
Partenaires en jeu
Si le centre Al-Nadim est la plus ancienne association qui présente ce service de soutien psychique gratuit aux réfugiés, d’autres partenaires sont entrés en jeu: l’hôpital d’Al-Abbassiya et PSTIC (association active sur le terrain depuis deux ans) collaborent avec Médecins Sans Frontières (MSF) pour s’occuper de ce dossier, surtout que le phénomène ne cesse de s’amplifier. « L’hôpital a commencé à accueillir des réfugiés après le lancement de l’initiative Wa7a (oasis), qui avait pour objectif de présenter un soutien psychique aux enfants à la suite de la dispersion du sit-in de Rabea et aux scènes de violence devenues courantes dans la rue égyptienne. Au départ, notre but était l’enfant égyptien, mais une fois sur le terrain, on a constaté que ces réfugiés avaient besoin d’une aide urgente, vu que la plupart d’entre eux ont replongé dans leurs mauvais souvenirs, ceux de la guerre », explique Dr Imane Gaber, directrice du département des enfants et des adolescents au niveau du Secrétariat général pour la santé psychique. Elle ajoute que l’hôpital d’Al-Abbassiya joue un rôle complémentaire avec les autres organismes actifs dans le domaine de l’assistance sociale. Il offre ce service aux enfants et aux mineurs jusqu’à l’âge de 18 ans, alors que le centre Al-Nadim et l’organisation PSTIC portent un soutien aux adultes. « On est souvent devant des cas où l’on doit prendre soin non seulement de l’enfant, mais aussi des parents qui sont souvent atteints de maladies psychiques. Ils ont besoin d’être soignés pour venir en aide à leur progéniture », avance Dr Fayad. Ayant une expérience de 20 ans sur terrain, la psychiatre tient à énumérer les différentes maladies dont souffrent le plus souvent les réfugiés. Celles-ci varient entre les troubles post-traumatiques en passant par l’anxiété jusqu’à la dépression. Mais tout dépend, selon la même source, du degré de violence et de la période qui s’est écoulée après le traumatisme. « Si la victime n’est pas prise en charge juste après, l’état de choc va s’aggraver et la personne risque de tomber dans la dépression totale, et c’est difficile d’en guérir. Dans ce cas, la tâche devient plus compliquée pour le psychiatre », assure Fayad.
C’est le cas de Mohamad, Somalien de 25 ans, qui ne cesse de répéter: « Tuez-moi, tuez-moi ». Enfermé dans une petite pièce durant des mois, il se parle, se donne des coups et les morts hantent son esprit. Il entretient même des conversations avec eux. Sa mère Fatma, 50 ans, résidant en Egypte depuis cinq ans, raconte : « Des milices ont bombardé notre maison. Elles ont tué son père devant ses yeux. Nous avons alors déménagé dans une autre maison, au bout du village, mais ces barbares sont venus la détruire et ont assassiné son frère qui a voulu défendre sa soeur violée par des soldats devant tout le monde », témoigne Fatma. Cette femme a fui avec ses petits-enfants. « Le cas était guérissable au début, mais le problème s’est amplifié, car le petit a été exposé tout au long de son voyage à d’autres chocs. Le voyage était à haut risque. Un réfugié risque en cours de chemin d’être tué, violé, volé, torturé, arrêté, etc. », avance Fayad. Elle raconte l’histoire d’une personne qu’elle a reçue à Al-Nadim. Cette dernière est arrivée en Egypte, deux ans après avoir quitté l’Ethiopie, car elle est tombée entre les mains d’une personne qui l’a réduite à l’esclavage.
Abdo, 8 ans, est la victime d’un abus sexuel alors que sa famille fuyait la guerre. Violée sur les frontières érythréennes, sa mère a trouvé la mort en couches. Le bébé est arrivé en Egypte en compagnie de ses grands-parents. Mais depuis quelques mois, son grand-père est mort et le petit a perdu son seul soutien. D’après la grand-mère qui fréquente actuellement l’hôpital d’Al-Abbassiya, son petit-fils a commencé à souffrir de troubles de conduite. Il est devenu violent et s’est mis à voler et à créer des problèmes à sa grand-mère qui partage le même toit avec d’autres familles du même pays. Une sorte de colère contre un monde qui attache peu d’importance à ces pauvres exilés.
Rejetés par leurs camarades
Facteur aggravant de la situation, beaucoup de ces réfugiés n’arrivent pas à s’intégrer dans le pays d’accueil. Ils vivent en ghetto. D’après Dr Yasmine Raslan, psychiatre à l’hôpital d’Al-Abbassiya, les enfants étrangers sont rejetés par leurs camarades d’école à cause de la couleur de leur peau ou de la langue qu’ils parlent. Le manque de communication accentue également cette souffrance chez l’enfant réfugié.
Les adultes souffrent aussi de discrimination, surtout quand la politique entre en jeu. Certains risquent de se retrouver dans la rue avec de véritables problèmes qui vont avoir un impact sur leur santé psychique. Le Programme de l’Afrique et du Moyen-Orient pour l’assistance des réfugiés et la Fondation égyptienne des droits des réfugiés ont enregistré 20 cas d’attaques contre les réfugiés éthiopiens en 2013, quand les médias ont annoncé que ce pays allait entamer les travaux de construction du barrage de la Renaissance au sud du Nil et priver l’Egypte de son quota d’eau.
Et ce n’est pas tout. D’après Dr Fayad, beaucoup de réfugiés sont issus de sociétés où la famille, les traditions et la culture sont bien ancrées. Quand ils arrivent, ils doivent changer de mode de vie. C’est extrêmement difficile pour certains d’entre eux. « Pour eux, c’est un déracinement, et ils en souffrent terriblement », analyse Dr Fayad.
Mais si les réfugiés trouvent aujourd’hui une assistance morale pour parler de leurs souffrances, ce n’est pas toujours facile pour les praticiens sur le terrain qui trouvent des difficultés à remplir leur mission. « Les réfugiés sont refermés sur eux-mêmes. Ils ont peur et n’ont confiance en personne à cause de leur expérience difficile », explique Dr Walaa Hosni, directrice de la clinique des enfants à l’hôpital d’Al-Abbassiya.
Elle raconte l’histoire du petit Mohannad, âgé de 6 ans, témoin de l’assassinat de son oncle, commerçant. Il s’est caché dans un coin du magasin et a assisté à cette scène sanglante. « On a déployé de grands efforts avec lui ainsi que sa famille pour l’inciter à parler. Ce qui n’a pas été facile, car les réfugiés syriens sont méfiants à l’égard de tout le monde, et la crainte des services secrets et leur capacité à les poursuivre les obsèdent. Certains d’entre eux ne poursuivent pas leur traitement parce qu’ils ont peur », confie la psychiatre.
Pour d’autres, il s’agit d’une question d’argent. D’après Dr Yasmine Raslan, ce service de soutien est offert à titre gratuit. Malheureusement, certains cessent de venir aux séances car ils n’ont pas les moyens de se payer le transport. Selon le Haut Commissariat aux réfugiés, environ 20 % des réfugiés inscrits ont du mal à joindre les deux bouts.
Reste à dire que la langue demeure une autre barrière psychologique. « On reçoit souvent des Ethiopiens et des Erythréens accompagnés de traducteurs. Le problème est que le traitement est plus efficace quand la personne s’exprime directement. Il s’agit d’une analyse de faits, mais aussi d’émotions et d’idées que seule la personne concernée est apte à exprimer par ses propres termes qui auront sans doute plus de signification », assure Dr Walaa Hosni.
Cela nécessite une formation spéciale pour ces praticiens. « Il est temps de former un personnel d’assistance psychique et sociale, surtout que nous avons des cadres spécialisés dans le domaine. Les réfugiés sont plus aptes à comprendre les soucis de l’exil qu’autrui », conclut Simon Peter, président des expatriés soudanais en Egypte.
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