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Les réfugiés de l’école publique

Dina Bakr, Lundi, 26 novembre 2012

A Mortet Echlima à Béheira, les parents des élèves cherchent à faire pression sur le ministère de l’Education en envoyant leurs enfants dans une école de tentes. Ils attendent la construction d’un bâtiment en dur dans leur village.

Protestation

Des tentes rectangulaires sont dressées depuis plus d’un mois dans le village de Mortet Echlima à Béheira, l’un des gouvernorats du Delta. Ce n’est pas un marché où l’on vend des produits artisanaux, mais une école. Des bénévoles ont pour mission de sécuriser l’espace qui sert de cour de récréation, et les tentes font fonction de salles de classe. D’autres bénévoles jouent le rôle de professeurs et ordonnent aux enfants de se mettre en rangs pour le salut du drapeau.

Des pancartes sont accrochées sur chaque tente signalant le nom de la classe et le cycle scolaire. A l’intérieur, le sol est recouvert d’un tapis de paille sur lequel les élèves s’installent. « S’asseoir par terre n’est pas un problème, l’important c’est que nous n’avons plus à emprunter ces sentiers risqués pour nous rendre à l’école du village d’Echlima », dit Chourouq, élève en première préparatoire.
L’idée de la création de cette « école provisoire » remonte à quelques mois. Un groupe de bénévoles et de parents a eu l’idée d’installer des tentes à proximité des maisons des élèves du village. La seule école publique dont dépend ce village est à trois heures à pied. « Avoir une école proche du lieu de résidence des élèves est un droit, tout comme il est important d’avoir une mosquée tout près de la maison », confie Zeinab Mansour, professeur bénévole du cycle primaire.
Ici, les tentes ne sont qu’à 10 minutes à pied de la plupart des maisons. Filles et garçons portent leurs uniformes comme s’ils se rendaient à leur école habituelle. « Nous arrivons souvent en retard dans l’autre école et alors nous sommes punis. Le genre de châtiment dépend de l’humeur du professeur, il nous frappe, parfois à l’aide d’un bâton. Imaginez qu’après un trajet de trois heures, il arrive même que le directeur nous renvoie chez nous à cause de notre retard », se plaint Aya, en deuxième préparatoire.
Avoir une école en plein air, sans murs ni autorisation du ministère de l’Education constitue pour eux une sorte de rébellion. 13 jeunes enseignants, membres de l’association des jeunes de Mortet Echlima pour le développement, cherchent ainsi à faire passer un message aux responsables.
Hani, 37 ans, professeur de sport, est le premier à avoir eu cette idée pour faire pression sur le ministère. « Nous voulons les obliger à nous construire une vraie école publique au sein de notre village. Ces élèves ont droit à une école suffisamment proche de leur lieu d’habitation pour qu’ils puissent apprendre dans de bonnes conditions et devenir des citoyens dignes de ce nom », annonce-t-il.
Hani joue provisoirement le rôle de directeur. Il profite du fait que les élèves le respectent pour établir une discipline, ce qui n’est pas toujours le cas dans l’autre établissement public. « J’ai voulu m’imposer dans ce projet financé par les parents », explique Hani, ajoutant que près de 50 familles, qui ont suffisamment de moyens, ont contribué à l’installation de cette nouvelle école.
Des parents d’élèves ont dû vendre une part de leur stock annuel de blé et de maïs, pour contribuer à l’achat du terrain qui a coûté 80 000 L.E. Ils espèrent ainsi faciliter les procédures de construction d’une école. « Malheureusement, le ministère de l’Agriculture n’a pas voulu nous délivrer de permis de construction sous prétexte que le terrain est situé en zone agricole. Ce qui n’est pas vrai puisque ce terrain est entouré de maisons », se plaint un père.
« J’ai été obligée de m’enfuir »
L’éloignement de l’école n’est pas la seule raison de cette initiative. Les parents craignent aussi pour la sécurité de leurs enfants. « L’an dernier, un élève de quatrième primaire a perdu la vie sur la route de l’école. Cet accident mortel a créé des remous. La crainte de perdre l’un de nos enfants était devenue insupportable », explique Ismaïl Al-Chafeï, fonctionnaire et père de deux enfants.
Le récent accident d’Assiout entre un train et un car transportant des élèves provoquant la mort d’une cinquantaine d’enfants a semé la panique chez certains parents. Dans cette région, toutes les routes ne sont pas asphaltées et la plupart sont bordées de cours d’eau. « Les enfants doivent emprunter des chemins dangereux », s’insurge Samir Gomaa, chauffeur de camion.
Le tok-tok est le seul moyen de transport permettant de rejoindre l’école en une demi-heure. Mais personne ne l’utilise. « Les parents craignent de laisser leurs enfants tout seuls avec un chauffeur inconnu, surtout s’il s’agit de filles », souligne Hani. Et il faut débourser 5 L.E. à l’aller comme au retour. Ce qui n’est pas dans les moyens de la plupart des familles rurales dont les revenus sont maigres et qui, en moyenne, ont cinq enfants.
Faire le chemin à pied est la seule solution. « On a été obligés de nous réveiller à 5h30 du matin. Pour se
protestations . A Mortet Echlima à Béheira, les parents des élèves cherchent à faire pression sur le ministère de l’Education en envoyant leurs enfants dans une école de tentes. Ils attendent la construction d’un bâtiment en dur dans leur village.
Les réfugiés de l’école publique
rendre à l’école des tentes, on se lève à 7h. On a le temps de prendre un petit-déjeuner et de faire le chemin de l’école sans avoir peur d’arriver en retard ou de rater le premier cours », se réjouit Chourouq. Les parents de cette jeune fille l’avaient retirée de l’école pour éviter les tracas et surtout la protéger de toute agression.
Chourouq confie avoir été suivie, plus d’une fois, par des garçons. « J’ai été obligée de courir en laissant mon cartable et en leur jetant mon argent de poche pour qu’ils ne me suivent plus », témoigne-t-elle. Sa mère considère que la présence d’une école proche de leur lieu de résidence est une priorité pour toutes les filles du village.
Aucune fille des zones rurales ne peut sortir seule pendant la saison de la récolte du maïs. Les viols sont fréquents et « tant pis pour l’enseignement, si ma fille doit risquer sa vie », renchérit la mère de Chourouq.
Il est 11h30 du matin, les professeurs ont terminé la première période de cours de la journée et ont annoncé la récréation. Ils vont profiter de ce moment de pause dans une autre tente qui leur sert de salle de professeurs. Ceux qui veulent aller aux toilettes doivent se rendre à la mosquée mitoyenne. Dans la cour, les enfants tiennent des pancartes sur lesquelles on peut lire « Ayez pitié de nous, nous ne voulons plus emprunter ce long chemin », un cri de détresse adressé au ministère de l’Education, « Nous vivons ce calvaire depuis trop longtemps ».
Ici, la journée scolaire se termine à 14h et les élèves rentrent chez eux encore pleins d’énergie, tout en ayant suffisamment de temps pour faire leurs devoirs et apprendre leurs leçons. 151 élèves du cycle primaire et 86 du cycle préparatoire sont concernés.
Un ministère réticent
Autre scène, autre décor. Dans l’école éloignée qui dépend du ministère de l’Education, la scène ressemble à celle de toutes les écoles gouvernementales. « Ici, l’école dispose de bancs, de cartes pour mieux comprendre la géographie et de salles avec des ordinateurs pour initier les enfants à l’informatique : des outils qui ne se trouvent pas dans l’école de tentes », précise Sara, enseignante en cycle préparatoire et qui refuse catégoriquement l’idée de cette école de tentes.
Selon elle, donner des cours dans une tente n’est pas adapté du tout. Les voix se recouvrent et les élèves ont des difficultés à se concentrer. Cette enseignante n’est pas la seule à rejeter l’idée. Certains parents demeurent réticents vis-à-vis de cette école provisoire, comme les propriétaires des fermes, Goweili, Samak, Al-Arab et Arafat aux alentours du village.
Ils affirment qu’au cas où les responsables des ministères de l’Education et de l’Agriculture se mettraient d’accord sur cette école de tentes, alors seulement ils y enverront leurs enfants. Leur inquiétude porte sur la compétence des enseignants. « Les professeurs de l’école publique sont plus académiques et comprennent les difficultés dans chaque matière du programme. Les enseignants bénévoles n’ont pas assez d’expérience. La plupart d’entre eux étaient au chômage et attendent que le ministère de l’Education construise une nouvelle école dans le village pour y postuler », confie l’un des parents.
Aujourd’hui, la balle est dans le camp du ministère de l’Education qui a longtemps fait la sourde oreille face aux pétitions qui lui ont été adressées par les familles, pour la construction d’une école en béton. Mais depuis que les parents ont dressé les tentes, et que l’affaire défraie la chronique, le ministère change graduellement d’attitude.
Les responsables ont, par exemple, promis que le premier projet qui serait lancé dans ce village de Béheira serait cette école. En attendant, les parents n’ont d’autre alternative que d’envoyer leurs enfants dans cette école de tentes. Il reste en outre un grave problème : celui de l’obtention des certificats en fin d’année scolaire, que seule l’école publique certifiée par le ministère est en droit de décerner. « Nous envoyons nos enfants dans cette école pour qu’ils révisent leurs leçons et fassent leurs devoirs, mais nous ne pouvons pas prendre le risque de couper le lien avec l’école publique », explique un père. Pour contourner le problème, les bénévoles interrompent leurs cours durant les périodes des examens pour permettre aux élèves de se rendre dans leur établissement scolaire initial.
Le rôle de cette école de tentes est, en définitive, de faire pression sur les autorités. « Nous ferons tout pour défendre les droits de nos enfants à l’éducation. Ces tentes ne sont qu’un début et nous poursuivrons notre lutte jusqu’au jour où le ministère acceptera de construire une école publique au sein de notre village », assure Somaya, l’une des bénévoles. Elle ajoute fièrement : « Nous, les habitants des zones rurales, n’accepterons plus d’être marginalisés » .
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