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Juifs égyptiens : Une communauté en voie d’extinction

Dina Darwich, Lundi, 29 septembre 2014

L’Egypte comptait 60 000 juifs avant le déclenchement du conflit arabo-israélien. Aujourd’hui, il n’en reste plus que 9. Malgré les pressions qui pèsent sur eux, ils ont choisi de rester en Egypte. Leur périple est jalonné de souffrances et de défis.

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La communauté juive possède 12 synagogues en Egypte (Photo : Bassam Al-Zoghby)

« C’est peut-être à moi d’écrire la fin de l’histoire de la communauté juive d’Egypte. C’est triste. C’est un destin auquel je dois faire face. Depuis ma jeunesse, je n’arrête pas d’assister au départ de mes parents, mes proches et mes amis vers l’étranger. J’étais alors incapable de justifier cet état de fait », commente Magda Haroun, 62 ans, doyenne de la communauté juive en Egypte. Cette dernière s’apprête à préparer les linceuls de certaines juives égyptiennes, qui veulent mourir dans leur patrie, conformément à leur dernier souhait.

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A première vue, Magda Haroun est une femme forte qui a décidé de survivre malgré les déboires. Avec son sourire mélancolique, son regard alerte et sa voix pleine d’assurance, elle semble réconciliée avec elle-même. Benjamine d’une vieille communauté dont les membres sont tous octogénaires, elle s’est donné pour mission de prendre soin d’eux. Tous les jours, elle contacte les femmes de sa communauté pour s’assurer qu’elles n’ont besoin de rien. A la fin du mois, elle retient son souffle craignant que les 9000 L.E. rapportées par les propriétés ne suffisent pas pour joindre les deux bouts. Autrefois, la communauté juive était l’une des plus prospères du Moyen-Orient. « Notre communauté possède 12 synagogues avec chacune deux employés qui reçoivent un salaire à la fin du mois. On les aide à payer les frais de leurs médicaments, surtout que les 200 L.E. que leur versait le ministère de la Solidarité sociale ont été suspendues depuis plus d’une année », avance Magda.

En effet, Magda fait partie des 9 juifs égyptiens encore en vie. Cette communauté a vécu son âge d’or au début du XXe siècle. Selon le recensement effectué en 1947— une année avant le déclenchement du conflit arabo-israélien— il y avait 64165 juifs en Egypte. Cette communauté a contribué au développement de l’Egypte moderne. C’est grâce aux grandes familles juives comme Mosseiri, Quatawi, Rolo et Sawarès que les premières banques égyptiennes (Banque immobilière égyptienne, Banque nationale égyptienne, Banque commerciale égyptienne) ont vu le jour. Cette communauté a laissé des empreintes non négligeables dans des domaines comme la mode, la décoration, etc. Il ne faut pas oublier que les juifs ont été un pilier fondamental de l’industrie du cinéma et qu’ils ont contribué à la prospérité de la vie culturelle en Egypte au début du XXe siècle. Cependant, entre 1949 et 1951, près de 15000 à 20000 juifs ont quitté l’Egypte, selon une étude intitulée « Les Juifs en Egypte moderne 1914-1951) », effectuée par Gordon Kraemer, chercheur en sciences politiques à l’Université de Berlin, qui mentionne que l’animosité à l’égard des juifs n’était pas une tendance générale. Preuve en est que la presse égyptienne a essayé dans les années 1940 de faire la distinction entre les juifs et les sionistes et de ne pas tomber dans le piège qui consiste à considérer tous les juifs comme des sionistes.

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Amir Ramsès, réalisateur du film Les Juifs d’Egypte, a voulu présenter le modèle de cohabitation qui existait en Egypte vers la fin du XIXe siècle jusqu’à la moitié du XXe siècle. Ce metteur en scène confie que les histoires humaines qui ont inspiré son oeuvre l’ont vraiment ému. « Ces gens ont vraiment lutté pour pouvoir rester dans leur pays natal », avance Ramsès, qui a subi lors de la présentation de son film, des pressions sécuritaires qui ont failli interdire sa diffusion. « Magda, la fille de l’avocat et activiste de gauche Chéhata Haroun, a été atteinte de leucémie, et les médecins lui ont conseillé de partir en France pour les soins. Or, les autorités égyptiennes lui ont annoncé que s’il voulait sauver la vie de sa fille par un départ à l’étranger, ce serait sans retour et avec le risque d’être déchu de sa nationalité égyptienne. Tous les juifs qui ont quitté l’Egypte après l’agression tripartite de 1956 ont été déchus de leur nationalité égyptienne. Et quelle que soit la raison de leur départ, ils n’avaient plus le droit de regagner l’Egypte. Chéhata Haroun a donc refusé de partir et sa fille est morte à cause de sa maladie », avance Amir, qui a été aussi très touché par le cas de Gérard de Botton qui a quitté l’Egypte, alors qu’il avait 10 ans et a vécu toute sa vie rêvant de retourner dans son pays. Lorsqu’il s’est rendu à Alexandrie pour la première fois en 2006, il a reconnu la ville à travers son odeur, mais tout avait changé dans cette ville. « L’ancienne ville est restée gravée dans sa mémoire. Il a quitté cette Egypte qu’il a tant aimée et portée dans son coeur », explique Ramsès. Un avis que partage Albert Arie, 85 ans, qui a rencontré de gros problèmes pour partir à l’étranger. « Je me suis converti à l’islam après ma sortie de prison et je me suis marié avec une musulmane. Pourtant, les autorités égyptiennes ont promulgué une loi stipulant que tout citoyen de confession juive avant le 15 mai 1947 devait garder sa religion. Une chose qui est contre la loi et la religion. On utilisait alors cette carte pour m’agacer et m’empêcher de partir à l’étranger pour rendre visite au reste de ma famille. C’était un casse-tête, car je devais à chaque fois demander une autorisation de sortie, de plus, j’ai attendu longtemps pour obtenir un passeport », avance Arie, homme d’affaires dont la famille qui vit à l’étranger est composée de personnes de différentes confessions.

Intolérance envers les juifs

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La famille Arie qui vivait en Egypte dans les années 1930.

Dans une société qui bouillonne, la marge de tolérance n’a cessé de se rétrécir, et le discours médiatique a mélangé politique et religion. Etre juif n’était pas une chose facile. « Chéhata Haroun et Youssef Darwich » ont été les premiers en Egypte à fonder des associations anti-sionistes en 1947. Certains n’osaient même pas parler de leur confession pour pouvoir vivre en paix. « On a été privé d’apprendre notre religion dans les écoles. Tout ce que je sais de ma confession, ce sont des histoires et des propos que j’ai recueillis de ma mère et de ma grand-mère », ajoute Magda Haroun. Et ce n’est pas tout. La communauté juive a été privée également de célébrer ses fêtes, d’animer les cérémonies juives, craignant que quelqu’un ne vienne les agresser. « Cette année, le jour de l’an hébreu coïncide avec le 25 septembre. La synagogue de Adli va ouvrir ses portes alors que personne ne va s’y rendre pour faire la prière », dit Magda, en se souvenant des funérailles de son grand-père qui est sorti de cet endroit et dont le cercueil a traversé tout le centre -ville.

Ester, une autre juive, assure que même les plats kocher ou halal ou ceux de la fête ne sont plus accessibles. « Autrefois, il y avait des fours qui offraient aux juifs du pain azim, un pain sans levure, que l’on mange le jour de la pâque. La dernière boulangerie qui préparait ce pain, à Mit Ghamr dans le gouvernorat de Daqahliya, a fermé ses portes à cause du nombre réduit de juifs », avance Ester, en ajoutant que la dernière communion à laquelle elle a assisté date de 60 ans, c’est la bar-mitsva, une communion pour les enfants qui ont atteint l’âge de la puberté.

D’autres juifs ont été victimes de véritables abus. C’est le cas de L., 90 ans, issue d’une grande et riche famille juive (elle ne veut pas dire son nom complet). Elle habitait une villa dans un quartier huppé. Le portier et ses fils qui gardaient sa maison l’ont obligée à retirer une belle somme d’argent pour leur acheter un appartement au Caire et un chalet pour les vacances. La vieille a dû se soumettre, car elle ne connaît personne d’autres en Egypte à part eux. « Malgré les menaces que j’ai reçues de la part de cette bande de vermines, j’ai insisté pour qu’elle ne retourne plus vivre avec eux. Elle habite aujourd’hui dans un endroit paisible », confie Magda Haroun.

Même les convertis ne sont pas épargnés

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Magda Haroun pourrait être le dernier chef de la communauté juive d'Egypte. (Photo : Adel Anis)

Et ce n’est pas tout. Même les juifs qui ont essayé de former une famille et se sont convertis à l’islam ou au christianisme pour survivre ont été parfois les victimes de leurs origines juives. La star Basma, dont le grand-père a été l’activiste de gauche Youssef Darwich, a été attaquée par une journaliste. « Celle-ci n’a pas hésité à l’humilier à cause de ses origines lui disant que quand on a un grand-père juif, on doit se cacher. Le passé prestigieux de mon père et sa lutte pour les droits des ouvriers égyptiens n’ont pas changé les choses », lance Nawla Darwich, la mère de Basma et célèbre féministe, qui garde des liens très étroits avec son frère juif qui vit en Suisse et ses cousins de même confession qui vivent aux Etats-Unis.

Albert Arie partage cette opinion. « En 1968, un collègue de travail a intenté un procès contre ma femme, car elle avait des problèmes avec lui. Il a exploité le fait qu’elle est mariée à un juif pour faire pression sur elle. Heureusement, ma femme a eu gain de cause », relate Arie.

Une Egypte plurielle

Mais pour l’intérêt de qui l’Egypte doit être teintée d’une seule couleur, d’une seule tendance? s’interroge Ishak Ibrahim, chercheur et responsable du dossier de la religion et de la liberté des croyances à l’Initiative égyptienne des droits privés. « Dans nos sociétés orientales, les peuples et l’Etat considèrent que c’est de leur responsabilité de protéger l’identité religieuse des citoyens, ignorant que cette relation entre l’individu et Dieu est privée et ne concerne que la personne elle-même. Ceci explique pourquoi la société s’embrouille lorsque d’autres idées religieuses surgissent. On n’arrive pas à assimiler que l’autre, qui ne partage pas la même confession, a les mêmes droits. Ainsi, on lui interdit de faire ses rituels, fonder ses institutions religieuses, exprimer ses opinions à travers des chaînes, etc. La question est plus grave pour les juifs, puisque la politique entre en jeu », poursuit Ibrahim.

Cependant, certains estiment que les juifs ne doivent pas blâmer l’Egypte, puisque à l’époque, c’était une question de sécurité nationale. « Nasser a pris certaines mesures sévères contre eux, mais les conditions politiques l’imposaient. Il ne faut pas oublier que certains juifs qui vivaient en Egypte étaient des espions. Bien que la Révolution de 1952 ait montré au début de bonnes intentions à l’égard des juifs, Mohamad Naguib a rendu visite au rabbin de la communauté. De jeunes juifs égyptiens ont fait exploser les bureaux médiatiques américains pour semer la zizanie entre l’Egypte et les pays occidentaux. Ce fut le célèbre procès de Lavon », explique le politologue Ahmad Yéhia, professeur de sociologie politique à l’Université de Suez. Il poursuit que même les décisions de nationalisation étaient justifiées, surtout que les juifs avaient une grande influence sur l’économie égyptienne. « C’est une chose qui a lieu partout dans le monde. Lors de la Deuxième Guerre mondiale, les Etats-Unis ont jeté en prison les Américains d’origine japonaise ».

Mais ce qui importe, c’est la vie des gens. C’est pour cela que les juifs d’Egypte ont gardé le silence et pour longtemps. Aujourd’hui, il s’agit de la fin d’une longue histoire. Magda Haroun tente de la rendre plus gaie. Elle tente d’effacer l’image satanique du juif dans la rue égyptienne en essayant de s’intégrer davantage dans la société. « Le mois du Ramadan dernier, on a préparé un festin à la synagogue de la rue Adli pour partager l’iftar avec les minorités d’Egypte : les bédouins, les amazighs, les coptes, etc. », raconte Magda Haroun, qui est soumise à de fortes pressions de l’étranger pour remettre les registres des familles juives ou tous les documents relatifs au patrimoine des juifs d’Egypte. Et ce, en échange d’une aide financière dont bénéficierait la communauté. « Mais je refuse de le faire, car ces registres et ces écritures font partie du patrimoine égyptien. Je les déposerai à la Bibliothèque d’Alexandrie en guise de témoignage. Ce sera la preuve que des juifs ont vécu sur cette terre », conclut Haroun.

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