L'eau jaillit, c'est la grande joie.
(Photos: Nader Ossama)
Au milieu d’une mer de sable, impossible pour le visiteur de réaliser qu’il y aura sur ces lieux un port et des navires. Des drapeaux rouges sont plantés en ligne pour délimiter l’endroit du creusement du canal qui devra s’étendre sur 73km. Des points de contrôle et des patrouilles de sécurisation surveillent le chantier. « Les forces armées garantissent la sécurité des lieux. Personne ne peut se trouver sur le chantier sans notre autorisation », confirme le général Kamel El Wazir, président du projet, qui suit en personne les travaux. Il précise que presque un million de mètres cubes de sable sont déplacés par jour.
De loin, une centaine de tentes frappent à l’oeil. Ce sont les tentes destinées à héberger les ouvriers originaires de Haute-Egypte ou du Delta et qui se sont installés ici dès le commencement des travaux.
Les ouvriers sont répartis en groupes. Certains travaillent pendant la journée, d’autres la nuit, de sorte que le travail ne cesse pas un seul instant.
Sur son bulldozer, Mohamad, 23 ans, semble jouer à un jeu vidéo. « J’espère finir le travail sur le chantier avant la date prévue. Je veux que l’Egypte lève haut la tête et occupe enfin la place qu’elle mérite », dit-il plein d’espoir et de patriotisme.
Hélayel est l’un des ouvriers récemment engagés. Ce chauffeur de pelleteuse âgé de 39 ans fait partie des 14000 ouvriers travaillant sur le chantier. Dès le lancement du projet, des milliers d’ouvriers comme lui se sont présentés sur le site, espérant décrocher un contrat permanent dans l’Organisme du Canal de Suez.
« L’essentiel est que j’ai finalement trouvé du travail. Pendant les 3 années qui ont suivi la révolution, il n’y avait de travail, ni dans le domaine de construction ni dans celui des routes. Travailler dans un grand projet signifie avoir un revenu permanent », se réjouit ce chauffeur, originaire du Sinaï.
Et il n’est pas le seul à penser ainsi. Mahmoud, chauffeur de bulldozer et originaire de Ménoufiya, fait partie de l’équipe qui a découvert de l’eau souterraine sur le chantier. « Nous espérons avoir un statut de fonctionnaire fixe auprès de l’Organisme du Canal. Etre fonctionnaire auprès du Canal du Suez est encore mieux que de travailler dans un pays du Golfe », dit-il.
Fathi, son collègue, a ramené avec lui une liste de demandeurs d’emploi: sa femme, sa soeur et sa nièce. « Même les femmes ne supportent pas le chômage. Elles veulent travailler. Avoir plusieurs sources de revenus n’est plus un luxe », souligne-t-il.
Au centre de l’attention
Des citoyens venus avec le drapeau égyptien pour encourager les ouvriers sur le site.
(Photos : Nader Ossama)
A 120 km du Caire, de petites pancartes annoncent que nous sommes sur le site du nouveau Canal du Suez. Pour rejoindre le chantier du creusement, il faut prendre la route Le Caire-Ismaïliya, un trajet qui dure à peu près une heure et demie. Tout le long du chemin, il faut passer par des points de contrôle, le but étant de vérifier l’identité des visiteurs du site et de fouiller les véhicules. Des mesures de sécurité assez strictes car, d’après les responsables de l’exécution du projet, les frontières qui entourent la zone du creusement sont ouvertes de part et d’autre.
Le projet du nouveau canal est sous les feux des projecteurs. Certains le qualifient comme le projet du siècle, d’autres y voient une issue à la crise économique, ces derniers n’y voyant qu’un projet parmi d’autres avant tout destiné à absorber une main-d’oeuvre importante. Les chiffres avancés annoncent que le nou
veau canal pourrait créer un million d’emplois. Mais personne ne sait ce qu’il en sera exactement. Les lignes du projet restent floues lorsqu’on cherche à entrer dans les détails.
Le projet vise officiellement à réduire la période d’attente des navires, afin de multiplier le nombre des passages et d’augmenter le revenu annuel du Canal de 5 à 12 milliards de dollars. Il s’agit de creuser un canal parallèle au canal actuel à partir de l’île d’Al-Ballah, jusqu’au Déversoir, puis d’élargir et d’approfondir les canaux secondaires. C’est ainsi que seront également créés des bassins de pisciculture.
La phase actuelle est celle du creusement à sec. Ce qui explique pourquoi la plupart des ouvriers qui ont déjà commencé à travailler dans le chantier sont des conducteurs de bulldozers et de poids lourds.
Doutes
(Photos : Nader Ossama)
« Est-il vrai que le canal va fournir un million d’offres d’emploi? Est-il vrai que ceux qui ont travaillé au projet du creusement du canal auront la priorité pour obtenir un emploi permanent ? Si nous tombons malades, existe-t-il une couverture médicale ? », s’interroge un ouvrier.
Pour le moment, les conditions pour obtenir une offre d’emploi sur le chantier sont simples. Il faut avoir une carte d’identité et remplir un formulaire. Des milliers de personnes viennent tous les jours sur les lieux espérant trouver un emploi.
Lors du creusement du premier canal, les autorités allaient chercher les citoyens dans le Delta ou en Haute-Egypte pour les contraindre à venir travailler sur le canal. « Les ouvriers étaient obligés de traverser le désert séparant Charqiya d’Ismaïliya à pied en quatre jours », raconte Abdel-Aziz Al-Chennawi, historien.
Seules les personnes robustes étaient choisies. Des cordes enchaînaient les ouvriers et les reliaient par leurs mains gauches. Chacun portait un sac de pain sec et un peu d’eau dans une cruche. C’était un travail forcé et non payé. Aucun équipement mécanique n’était utilisé. Les ouvriers n’avaient pour seuls outils qu’une pelle et un panier en paille.
Pendant les 10 années du creusement du Canal de 1859 au 1869, 120000 Egyptiens ont trouvé la mort à cause de l’épuisement, de la famine ou des maladies. « Les livres d’histoire racontent que la cérémonie d’inauguration du Canal sous le khédive Ismaïl a coûté 4 millions de livres en or, alors qu’aucun hommage n’a été rendu aux familles des ouvriers décédés dans les travaux du creusement », précise Al-Chennawi.
Conditions pénibles
Les ouvriers se reposent dans de petites tentes.
(Photos : Nader Ossama)
Si les conditions de travail ont changé, elles restent difficiles. Des tentes étroites de 8 personnes sont réservées au sommeil. Des matelas recouverts de couvertures sont collés les uns aux autres. Des valises sont entassées dans un coin de la tente. Les ouvriers ont apporté une petite bonbonne de gaz sur laquelle ils ont déposé une théière. Aucun espace n’est prévu pour le repos des ouvriers. Seuls des réservoirs d’eau sont placés à proximité des tentes. « Impossible de boire de ce réservoir, l’eau est poussiéreuse. On achète de l’eau potable avec notre propre argent de poche. Mais c’est excessivement cher car la bouteille coûte 3 L.E. », se plaint Yassine, chauffeur de pelleteuse, originaire d’Alexandrie.
La chaleur oblige les ouvriers à acheter au moins 3 grandes bouteilles d’eau par jour. L’infrastructure est quasiment absente du site. Il faut aller au village d’Al-Taqadom, à 4 km du chantier, pour trouver de l’eau, afin de se laver ou aller aux toilettes de la mosquée.
« Nous accumulons les vêtements sales pour les laver à la maison pendant les congés. Nous n’avons pas le choix », poursuit Yassine.
Pourtant, la seule chose qui puisse ralentir le rythme de travail est une machine qui tombe en panne. Les entrepreneurs sont en effet souvent obligés d’aller jusqu’à Ismaïliya ou au Caire pour les réparer. « On doit parfois attendre près d’une heure et demie pour prendre le ferry », explique Ibrahim Abou-Sabhane, un entrepreneur qui insiste sur l’importance d’installer un atelier de réparation proche du chantier.
Les ouvriers sont embauchés par l’intermédiaire d’entrepreneurs. Chacun de ces entrepreneurs établit son système à sa guise. Les uns assurent la nourriture à leurs ouvriers et leur fournissent le salaire en fin de mois, alors que d’autres leur versent une paie quotidienne mais aucun avantage en nature.
« J’espérais travailler directement avec le gouvernement et non pas par l’intermédiaire d’entrepreneurs, car on a moins de droits », explique Hendawi, chauffeur de camion originaire de Béni-Soueif. Il craint de toucher moins que la somme convenue de 4000 L.E. par mois. « Cette somme que nous jugeons moyenne est compensée par le fait que nous avons un emploi fixe après ces longues périodes de chômage », pondère-t-il.
Ahmad, 16 ans, est le plus jeune ouvrier de l’équipe. C’est sa première expérience dans la vie active. Il est là pour aider son père, chauffeur de bulldozer. « Je touche 1300 L.E. par mois. Une somme qui va me permettre de couvrir les frais de mes leçons particulières durant l’année scolaire ». Mais pour la grande majorité des ouvriers, travailler sur ce chantier est avant tout une question de survie.
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