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Intégrer les enfants handicapés  : une équation difficile

Chahinaz Gheith, Lundi, 16 juin 2014

Les parents des enfants handicapés vivent un véritable parcours du combattant pour pouvoir inscrire leurs enfants dans une école ordinaire. Le droit à l’inclusion, reconnu par l’Etat, n’est que pure illusion.

Enfants handicapés
Les enfants handicapés souffrent de marginalisation et de stigmatisation dans une société qui leur tourne le dos. (Photo : Salah Ibrahim)

A cette période de l’année, tous les parents s’apprêtent à préparer les dossiers pour l’inscription à la prochaine rentrée scolaire. Un véritable calvaire puisqu’il s’agit de parcourir des dizaines d’écoles, faire des comparaisons et prendre une décision. Si c’est le cas pour les parents d’enfants « ordinaires », il est encore plus difficile pour ceux qui ont un enfant aux besoins spécifiques.

Troubles Envahissants du Développement (TED), symptôme autistique, stéréotypes et hyperactivité, cela fait quatre ans que les parents de Nadine ont compris que leur fille ne serait pas une enfant « ordinaire », mais ils étaient loin de s’imaginer que sa scolarisation s’apparenterait à un véritable parcours de combattant. Et malgré son handicap, ils étaient convaincus que Nadine aurait ce droit de fréquenter une école comme n’importe quel enfant. En juin 2013, les parents vont faire le tour de 16 établissements scolaires avant que l’un d’eux n’accepte enfin d’accueillir leur fille. Bien qu’ils aient déployé tout un trésor d’arguments et de garanties, ils se sont heurtés à des refus catégoriques de la part de plusieurs directions d’écoles. Chose normale, puisque Nadine, comme tous les autres handicapés, est souvent perçue comme un fardeau, voire une persona non grata dans les établissements scolaires. Son état d’invalidité oblige, Nadine réclame une attention particulière et une approche pédagogique adaptée. De plus, l’angoisse qu’elle perturbe le cours ou gêne ses camarades de classe est omniprésente. « Votre fille autiste ne peut pas réussir à l’école. Elle sera mieux en milieu spécialisé », leur a lancé le directeur d’une école. « Notre établissement n’est pas équipé pour des enfants comme la vôtre », leur a lancé un autre. D’un manque évident de motivation à une absence de moyens, de matériels spécialisés ou d’une auxiliaire d’intégration, en passant par une peur du handicap, les raisons qui ont poussé les directeurs d’écoles à ne pas inscrire Nadine sont révélatrices d’une situation préoccupante. « Pour accepter la scolarisation de ma fille, il a fallu d’abord remplir une fiche d’inscription à 400 L.E., verser 4 000 L.E. à l’école, pour passer les tests de QI (quotient intellectuel), présenter tous les rapports médicaux et analyses, signer une décharge disant que notre fille n’est ni agressive, ni dangereuse, et payer 40000 L.E. de frais de scolarité », énumère Samia, la mère. Une fois sa fille acceptée, cette maman pensait que c’était la fin de son calvaire, hélas.

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L'intégration scolaire est souvent perçue comme un acte de charité et non pas comme un droit.

Alors que la directrice de l’école avait promis d’offrir à sa fille une « prise en charge » scolaire, éducative et thérapeutique adaptée, Samia a été choquée de la voir casée dans une simple crèche. Pire encore, Nadine a développé un fort sentiment d’exclusion. Elle a d’ailleurs quitté l’école après seulement deux mois d’inscription. Sans alternative et sans la possibilité de scolariser l’enfant à domicile, difficile pour les parents de se retrouver au point de départ. Mais ils ne sont pas prêts à baisser les bras. Ils ont essayé de sceller cette mauvaise expérience, en sacrifiant l’année écoulée et l’argent des frais scolaires. Et ils ont fini par inscrire leur fille dans un centre spécialisé à Maadi, où ils doivent payer 5000 L.E. par mois. Cette année encore, ils sont à la recherche d’une nouvelle école maternelle.

« Ces enfants sont-ils voués à l’exclusion ? », s’indigne Samia, qui ne sait plus si elle doit pleurer de désespoir ou crier à l’injustice. « Pas de places pour nos enfants dits différents, ces enfants qui présentent certains handicaps, comme ceux résultant d’autisme, d’un handicap mental ou moteur, de polyhandicap ou de troubles DYS (dyslexie, dyspraxie, dysphasie), ne sont pas admis dans les établissements scolaires », rétorque le père de Bilal, un enfant trisomique. Cela fait deux ans que ce papa court vainement pour inscrire, dans une école, son fils âgé de 7 ans. Le personnel enseignant lui ayant bien fait comprendre qu’une scolarisation en milieu ordinaire n’est plus envisageable. Pourquoi? Parce que pour l’intégrer en classe, il doit se comporter comme un enfant ordinaire, ce qui n’est pas le cas de Bilal.

Les exemples foisonnent et les parents de Nadine et Bilal ne sont pas les seuls à souffrir. Nombreux sont ceux qui évoquent un chemin semé d’embûches pour scolariser leurs enfants. Autrement dit, chaque année, des milliers d’enfants handicapés en âge de scolarisation se heurtent à la difficulté de décrocher le ticket d’entrée à l’école. Cette situation perdure. Elle accentue l’écart entre les enfants et confisque le droit de cette catégorie d’enfants handicapés à prétendre aux meilleures chances de réussite possibles. Ces enfants à besoins spécifiques, qui devraient normalement bénéficier d’une attention et d’une vigilance particulières, n’ont pas leur place dans une classe avec des élèves ordinaires.

Pourtant, la loi est claire. Elle stipule que le droit à l’éducation est garanti à tous les enfants, afin de leur permettre de développer leur personnalité, de s’insérer dans la vie sociale et d’exercer leur citoyenneté.

Selon les chiffres de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le nombre d’enfants handicapés en Egypte atteint les 8 millions de personnes, dont 2 millions d’enfants. S’il y a une catégorie sociale qui enregistre le taux le plus élevé d’analphabétisme, c’est bien celle des personnes handicapées. Les statistiques de l’Organisme central de mobilisation témoignent de cette réalité. 98% des enfants à besoins spécifiques ne savent ni lire ni écrire. Et selon une étude faite en 2011 par le gouvernement égyptien en partenariat avec l’ONG Save the Children, 1,8 % seulement des enfants handicapés bénéficient d’une scolarité. On sait qu’un nombre important d’enfants handicapés restent cloîtrés chez eux, par manque d’établissements spécialisés et de moyens, et face aux frais exorbitants imposés par les écoles privées qui appliquent l’intégration. C’est même devenu un business florissant.

La force de se battre

Une intégration qui concerne seulement les cas de handicaps légers. « Nous ne pouvons parler de droits de l’homme si une catégorie de la population reste écartée de l’école. C’est pourquoi le ministère de l’Education tente de redoubler d’efforts pour scolariser tous les enfants qui souffrent d’un handicap avec des méthodes d’éducation inclusives à tous les niveaux des systèmes scolaires. Par ailleurs, le ministère a encouragé la présence par exemple d’orthophonistes dans les écoles », explique Dr Abdel-Samie Hamza, ancien sous-secrétaire au ministère de l’Education et qui a travaillé sur le projet d’insertion des enfants handicapés.

D’après lui, il existe des critères précis pour accepter un enfant handicapé dans une école ordinaire. « Nous acceptons seulement les cas de handicap léger, à savoir les enfants qui ont une baisse de l’ouïe ou qui ont des difficultés d’assimilation. Nous demandons à chaque école de faire un test de QI, de connaissance des capacités de mémorisation et d’assimilation ainsi que des aptitudes mentales », ajoute-t-il.

Dr Abdel-Samie nous fait rappeler que l’Egypte a lancé en 2009 un vaste et ambitieux programme d’inclusion scolaire, qui devait aboutir à l’insertion de tous les enfants ayant un handicap en milieu scolaire ordinaire d’ici 2015.

D’après le ministère, pour chaque zone, il existe des établissements scolaires qui accueillent des enfants handicapés. 887 écoles au niveau de l’Egypte portant le nom d’Al-Tarbiya al-fékriya sont réservées aux handicapés sévères. Dans les écoles élémentaires, certaines classes permettent l’inclusion scolaire (CLIS) pour les cas d’enfants qui ont un handicap léger.

Chaque établissement applique l’inclusion à sa manière et selon sa capacité d’accueil et les compétences de son corps enseignant. Outre la disponibilité de matériel adapté aux différents types de handicap. Dans certaines écoles, les enfants handicapés suivent des cours adaptés, mais partagent certaines activités avec les autres élèves.

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1,8 % seulement des enfants handicapés sont scolarisés.

« Il convient, quand on explique le cours à un sourd-muet, de mettre l’accent sur les images visuelles. Pour le cas d’un élève malvoyant, on privilégie les supports audio et on limite au maximum la production écrite. Et pour rendre le cours intelligible à un handicapé mental, il faut simplifier l’information autant que possible », souligne Dr Hamza.

Pourtant, Dr Naglaa Moustapha, psychologue, pense qu’un enfant handicapé doit vivre avec les autres, non comme les autres. Il ne s’agit pas de nier son handicap, mais de le laisser évoluer parmi les autres. Ainsi, il vit mieux sa vie d’enfant et il est davantage socialisé. Or, l’intégration nécessite des conditions particulières d’accueil et de soutien, parfois également des retours en milieux spécialisés. « Un enfant trisomique placé constamment en établissement spécialisé pour handicapés mentaux ne sera stimulé qu’en milieu ordinaire. Le milieu normal le tire vers le haut », affirme Dr Naglaa Moustapha.

Et ce n’est pas tout, selon cette psychologue, les enfants qui ont un handicap font face à un problème social. Si on tente de les intégrer dans des écoles ordinaires, la société, elle, n’a pas encore réussi à les intégrer. On les surnomme les mongoliens, les autistes et les sourds comme s’il s’agissait d’ethnies particulières.

Ce comportement se voit chez le personnel enseignant. « Certains préfèrent se défaire de cette responsabilité et disent qu’ils ne sont pas suffisamment qualifiés pour s’occuper de ces enfants », poursuit Dr Naglaa Moustapha. C’est ainsi qu’une directrice d’école maternelle, ayant pourtant accueilli un enfant handicapé, peut en toute légitimité expliquer : « J’ai refusé de prendre un enfant trisomique. Cela demande du temps, du travail et un suivi ».

En effet, le principe est établi et il est sans appel: les enfants handicapés, tout comme les autres, ont droit à l’éducation. Sauf qu’entre la théorie et les faits, il y a un grand hiatus.

Souad, comptable, se souvient de l’année où elle a inscrit son fils à l’école maternelle, située tout près de chez elle. Il avait un retard psychomoteur. « La directrice était d’accord. Mais une semaine avant la rentrée, j’ai reçu une lettre m’expliquant que l’instituteur ne souhaitait pas accueillir mon fils », relate-t-elle. Plus tard, la directrice lui a confié qu’elle craignait avoir des problèmes, ne pas savoir comment réagir si l’enfant tombait, se blessait ou se montrait agressif. Dans une autre école classique, la sous-directrice a osé dire à Souad: « On accueille déjà les petits souffrant de légers troubles, on ne va pas en plus accueillir d’autres avec des handicaps plus graves ». Et comme le souligne Souad, dont le fils est aujourd’hui scolarisé en 3e primaire avec un auxiliaire d’intégration scolaire, « si je n’avais pas su tirer les ficelles, en portant plainte auprès du ministère de l’Education contre la directrice de l’école, mon enfant n’aurait pas été scolarisé ».

Rejet de la société

Quant aux parents des enfants « ordinaires », beaucoup refusent leur présence dans les classes parmi leurs enfants. « Notre école a renvoyé mon fils inscrit en deuxième année primaire, ainsi qu’une dizaine d’autres handicapés. Car le nouvel associé dans cette école privée ne voulait pas d’eux. Une décision prise suite aux pressions exercées par les parents », affirme un père.

Il suffit de faire une petite tournée dans les différentes écoles, accompagné d’un enfant handicapé, pour constater le calvaire. Certains établissements scolaires considèrent que le fait d’intégrer des enfants handicapés au sein d’eux est un acte de charité et non pas un droit. « Ils nous font comprendre que l’on doit être reconnaissants, comme si les sommes exorbitantes que nous avions versées étaient un don », ajoute le père, qui explique que les frais scolaires pour un enfant ordinaire sont de 15000 L.E., alors que pour un enfant handicapé, la somme atteint les 40 000.

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1,8 % seulement des enfants handicapés sont scolarisés.

Après tant de déboires, Oum Ragab, mère d’un garçon handicapé, a réussi à scolariser son fils dans une école publique comprenant une classe pour handicapés. « A 7 ans, mon fils a été déjà viré de trois écoles. La maîtresse l’enfermait dans la classe pendant les récréations. Elle lui reprochait d’être lent et lui demandait de finir ses devoirs pendant que les autres jouaient dans la cour. Ali est aujourd’hui en première année primaire, et les injustices continuent », dit Oum Ragab, tout en réclamant au ministère de l’Education de tenir à ses promesses. « Je ne demande pas grand-chose. Je veux que mon fils puisse poursuivre ses études dans une école pour tous, et que ses professeurs le traitent avec respect ».

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