« Le tatouage a été une belle expérience. Cela a changé mon apparence et m’a rendue plus belle, voire plus sexy. Je ne regrette pas cette expérience. Mais notre société perçoit une femme tatouée ou avec un piercing au nez ou au sourcil comme quelqu’un qui se rebelle contre les traditions », lance Faten, une étudiante d’une vingtaine d’années, portant sur son épaule un tatouage en forme de paillon. Une mode élégante et moderne, dit-elle. « Notre génération pense différemment et refuse d’être contrôlée. On veut être libre, et le tatouage, c’est une manière de prouver qu’on peut l’être, qu’on peut faire ce que l’on veut », ajoute-t-elle. Idem pour Nadine, 27 ans. Pour elle, c’est une envie de se différencier et de s’affirmer en prenant possession de son corps. Plusieurs de ses tatouages sont très visibles, même si affronter le regard des autres n’est pas toujours facile. « Je savais que certains de mes proches et ma famille n’allaient pas apprécier, mais je l’ai fait pour moi-même », assure-t-elle.

Quant à Adel, un jeune homme de 26 ans, il s’est pris de passion pour les tatouages. Il en compte près d’une dizaine sur les jambes, les bras et le torse. Chaque tatouage raconte une expérience de sa vie, joyeuse ou douloureuse. Pour lui, chacun d’entre eux a une signification personnelle. « Ils représentent un instant marquant de ma vie, une passion, un symbole, un trait de mon caractère », confirme-t-il tout en exhibant fièrement un scorpion joliment dessiné sur son biceps droit. Une manière de mettre en avant sa virilité.
Un art, une vieille tradition
Selon Adel, ce « body art » n’est pas un effet de mode, les tatouages existent depuis des siècles. « Trop de gens ne voient pas le côté artistique et rejettent le concept même. D’autres encore pensent que ce sont des personnes louches qui portent des tatouages et que c’est proscrit par les préceptes de l’islam. Or, cela relève de la liberté personnelle et ne nuit ni à l’individu, ni à la société. Pourquoi donc mêler la religion à chaque détail de nos vies ? », s’interroge-t-il.

Le wachm était courant chez les femmes rurales et bédouines, non seulement comme ornement esthétique, mais aussi comme talisman contre la sorcellerie et le mauvais oeil.
Il est vrai qu’il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, vu qu’il remonte à des milliers d’années. Des corps tatoués ont été retrouvés en Autriche datant de plus de 5 000 ans, en Egypte Antique d’il y a 4 000 ans, ainsi qu’en Chine et au Japon. Chez les Romains, les tatouages servaient à marquer leurs esclaves ou leurs animaux. Les motifs tatoués variaient selon les rituels de vie ou de mort, les mariages, les talismans magiques ou les coutumes tribales.

Les jeunes adoptent des motifs et des symboles qu’ils estiment refléter leur personnalité.
Mais si tout le monde connaît l’art du tatouage, chacun en a une vision bien différente. Notamment la nouvelle génération influencée par les réseaux sociaux. On observe ces dernières années un effet de mode autour du tatouage chez les jeunes, parfois même les mineurs. Il suffit de surfer sur Internet, aller sur Facebook ou Instagram, où les tatoueurs postent des photos de leur travail, et regarder les commentaires, les « like », ou le nombre de « followers ». Cet effet de mode est particulièrement alimenté par le réseau social TikTok. Les formes d’animaux, comme le serpent ou le papillon, ou des phrases avec une calligraphie très fine font actuellement partie des tatouages minimalistes les plus demandés. Mais pourquoi cette pratique revient-elle aujourd’hui en force et connaît un regain de popularité, notamment auprès des jeunes des deux sexes ?
Une quête d’identité
La sociologue Nadia Radwane estime que le tatouage ne se limite plus à l’aspect esthétique, mais est devenu une forme de défi et de rébellion sociale. Beaucoup de jeunes sont arrivés à la conviction que leurs corps leur appartiennent et qu’ils ont le droit d’en faire ce qu’ils veulent, en dehors des traditions, des objections familiales ou des considérations religieuses islamiques qui interdisent le tatouage. Les motivations varient : pour la beauté, pour affirmer sa personnalité, par imitation des célébrités ou pour véhiculer des idées religieuses ou politiques spécifiques. « Avec un besoin croissant de s’affirmer et de se distinguer, le tatouage est devenu une manière d’exprimer sa personnalité et ses convictions. Certains y voient un simple changement de style, tandis que d’autres le considèrent comme une amulette protectrice contre les malheurs, la jalousie ou même les maladies. Les tatouages peuvent aussi symboliser la vie sentimentale : par exemple, une personne peut se faire tatouer le portrait de son ou sa partenaire, comme dans un célèbre film avec l’acteur égyptien Rochdi Abaza », souligne-t-elle. Par exemple, dit-elle, malgré les décennies passées depuis l’assassinat du révolutionnaire Che Guevara, son visage est encore tatoué par ceux qui veulent incarner un esprit rebelle et révolutionnaire.
Dr Mohamed Yasser, psychiatre à l’Université du Caire, pense lui aussi que la popularité du tatouage parmi les jeunes ne se limite pas à des considérations esthétiques ou à la beauté des motifs. Il s’agit surtout d’une façon de s’exprimer permettant aux jeunes de transmettre des idées ou des opinions qu’ils ne parviennent pas à exprimer verbalement. Le corps devient ainsi une plateforme d’expression de soi. Ils utilisent des dessins pour exprimer leur personnalité ou transmettre un message : un scorpion ou un dragon peut représenter la force, une rose pour le romantisme, des motifs pharaoniques pour glorifier le passé, etc.
Mais nombreux sont ceux qui pensent, comme le dit Dr Yasser, que « c’est une forme de dégradation de certaines valeurs morales, une imitation aveugle de la culture occidentale, un sentiment de vide et d’angoisse face à l’avenir ».
Pourtant, cette pratique s’inscrit dans des traditions sociales ancestrales quoique de manière différente. Nadia Radwane rappelle que dans les régions rurales ou bédouines, beaucoup de femmes avaient l’habitude de tatouer leur corps avec des motifs variés. On appelait ça Daq Al-Wachm. Ces tatouages verts se faisaient sur le front, entre les yeux ou sur le menton. Ils étaient considérés comme étant une forme primitive de maquillage, à une époque où les salons de beauté n’existaient pas encore. Autrement dit, un symbole de beauté, une marque distinctive pour certaines tribus ou encore une protection contre le mauvais oeil ou la sorcellerie. Aujourd’hui, cette pratique porte le nom de « tattoo », emprunté à l’anglais, et désigne la création de motifs, de mots ou de dessins sur le corps, réalisés par des professionnels.
Oum Ali, âgée de 70 ans, se souvient : « Autrefois, nous décorions nos corps en utilisant la suie présente sur les bords des casseroles. Nous utilisions des aiguilles et de la cendre mélangée à l’eau. Après avoir piqué la zone souhaitée à l’aide de l’aiguille, nous appliquions la cendre, qui finissait par prendre une teinte verte avec le temps. Ma mère, qui était spécialiste en tatouages, tatouait les femmes du quartier, et je l’aidais dans cette tâche ».
Un nouveau métier sans réglementation
Toutefois, chez les jeunes, c’est autre chose. Ossama, 35 ans, est tatoueur depuis sept ans. Ses clients optent souvent pour des symboles de force comme des serpents ou des crânes, raconte-t-il ; ses clientes, quant à elles, préfèrent des papillons, des initiales ou des noms sur des parties visibles comme l’épaule. Quant aux coûts, des tatouages varient en fonction des couleurs utilisées, du nombre de séances nécessaires et surtout l’expertise du tatoueur.
Son salon de coiffure, c’est sa couverture, « le seul moyen d’obtenir une licence ». Aucune inscription ne figure à l’entrée, l’adresse ne se communique que lors de la prise de rendez-vous. « On ne se cache pas, mais disons qu’on ne s’affiche pas non plus », explique-t-il, tout en assurant qu’en Egypte, si le tatouage n’est pas illégal, il n’est pas pour autant autorisé. Pour contourner ce vide juridique, les tatoueurs s’installent dans des boutiques « prétextes » ou des appartements privés.
Or, cette absence de réglementation ouvre la porte aux pires démesures. Selon lui, beaucoup de particuliers s’essayent à l’art du tatouage. Mais ils n’ont jamais reçu la moindre formation. Ces artistes en herbe laissent parfois un souvenir amer à leurs clients.
Ossama explique pourtant que le processus nécessite une grande précision et prend généralement une à deux heures, selon l’habileté du tatoueur. « Autrefois, les tatouages étaient gravés dans la peau avec des aiguilles spécifiques qui perçaient la couche intermédiaire de l’épiderme, appelée derme, avant d’y introduire les pigments. Cette méthode était douloureuse et laborieuse. Aujourd’hui, des outils électriques et le laser rendent le processus plus rapide et moins pénible. Cependant, cette pratique peut être risquée si elle n’est pas effectuée avec un équipement stérilisé », dit-il.
C’est pour cela que les spécialistes alertent sur les dangers sanitaires liés au tatouage et au piercing, comme le souligne le dermatologue et spécialiste du traitement au laser Dr Mohamed Salah : « Le tatouage consiste à injecter des pigments dans les couches profondes de la peau. Mais l’absence de contrôle sur les matériaux utilisés lors des séances de tatouage a favorisé la propagation de maladies comme le sida, le cancer, ou encore des infections cutanées comme l’eczéma allergique, des croûtes, des cicatrices ou des changements de pigmentation de la peau, pouvant défigurer le corps ». Côté religieux, le Centre mondial de fatwa électronique d’Al-Azhar a affirmé que le tatouage est interdit en islam sauf s’il est utilisé comme traitement médical pour certaines maladies ou s’il est fait avec du henné. Bref, bien des tabous entourent encore les tatouages en Egypte, même si le phénomène de mode est très prisé par les jeunes.
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