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Ces médecins boucs émissaires

Dina Darwich, Lundi, 14 avril 2014

De plus en plus demandés, les médecins des urgences travaillent dans des conditions difficiles. Mal rémunérés, on leur fait porter la responsabilité des décès des patients.

Ces médecins boucs émissaires

A la directioncentrale des urgences, le téléphone ne cesse de sonner. Dans ce bâtiment dépendant du ministère de la Santé situé à quelques mètres de l’hôpital Qasr Al-Aïni, c’est l’état d’alerte en permanence. Des écrans énormes diffusent les nouvelles de la récente explosion à l’Université du Caire.

Dans les couloirs du bâtiment, le personnel médical s’affaire et le téléphone ne cesse de sonner pour transmettre les instructions du ministère de la Santé ou les rapports des ambulances transportant les blessés. Avant de regagner son bureau, Dr Ibrahim Hassan, 45 ans, dirige les opérations. Muni de son talkie-walkie, il parle avec un chauffeur d’ambulance pour lui indiquer vers quel hôpital il doit diriger les blessés. Puis, il décroche son téléphone portable et contacte l’une après l’autre les 32 équipes médicales sur le terrain pour s’assurer qu’elles sont prêtes pour les opérations de secours. Il doit également s’assurer que le stock de médicaments est suffisant et que les équipements de soins intensifs, d’anesthésie et le défibrillateur fonctionnent bien. Puis sans perdre de temps, ce médecin appelle l’équipe la plus proche du lieu de l’attentat pour lui demander de se diriger vers les hôpitaux publics situés aux alentours. « Dès qu’on apprend qu’une catastrophe a eu lieu, on commence par imaginer les scénarios suivant le cas : explosion, accident routier, malades ou blessés graves. Les procédures sont différentes pour chaque cas. Une explosion, cela signifie au minimum 200 victimes, une situation qui pourrait dépasser les moyens d’un service d’urgence dans les hôpitaux des alentours. Ce qui va nécessiter une organisation de notre part », explique Hassan.

Ces médecins boucs émissaires

Depuis la révolution de 2011 et face aux événements tragiques qui ont lieu en Egypte, le rôle des médecins urgentistes est devenu primordial. Raison pour laquelle le ministère de la Santé a commencé à présenter un nouveau service. Aujourd’hui, 32 équipes médicales de soins intensifs sont déployées. Elles comptent 300 médecins et 500 infirmiers bien formés. La stratégie du ministère consiste à rendre service aux hôpitaux en transformant les centres médicaux publics installés sur les routes en hôpitaux de terrain, et ce, en leur fournissant des médecins urgentistes. « Une expérience qui a débuté lors de la dispersion du sit-in de Rabea. On a reçu environ 86 cas à l’hôpital des maladies pulmonaires de Abbassiya. Ce centre hospitalier s’est transformé en un immense service d’urgence », explique Hassan non sans fierté.

Cette expérience s’est avérée prometteuse. Pourtant, malgré les efforts déployés, les services d’urgence ne parviennent pas à faire face à cette situation. En effet, le périple du médecin urgentiste est encore parsemé d’embûches. Seules trois universités en Egypte (de Tanta, d’Alexandrie et du Canal de Suez) délivrent le diplôme de médecin urgentiste. Le ministère de la Santé délivre, lui, un diplôme d’Egyptian Fellowship for Emergency Medecine. Ce sont les seuls endroits où l’on peut suivre une telle formation et c’est pourquoi le nombre de médecins dans ce service est limité. Selon les chiffres du ministère de la Santé, au cours des quatre dernières années et sur les 150 médecins urgentistes qui ont obtenu un diplôme dans ce domaine, il n’en reste que 15 en Egypte. En effet, la plupart d’entre eux ont choisi d’aller travailler dans les pays du Golfe où cette spécialité est très demandée. « Le salaire d’un médecin des urgences dans les pays du Golfe atteint les 30 000 L.E., soit le triple de celui d’un chirurgien », confie le Dr Ibrahim Hassan

Dr Mohamed Al-Imam, 29 ans, médecin spécialisé dans le domaine des urgences à l’hôpital de Banha, partage cet avis. Il travaille 12 heures par jour, est de garde deux à trois fois par semaine et ne touche que 1 060 L.E. par mois. Or, la situation diffère d’un hôpital à l’autre. Dans le privé, le prix d’une permanence varie entre 600 et 1 200 L.E. selon l’expérience du médecin.

Ils subissent

l’ire des parents des blessés

Et ce n’est pas tout. Les médecins du département des urgences ser­vent souvent de boucs émissaires. D’après Dr Ola Sami, 33 ans, urgen­tiste à l’hôpital Manchiyet Nasser, la plupart des médecins seniors lais­sent le travail aux plus jeunes. C’est souvent le médecin le plus jeune qui est mis en avant. Par ailleurs, le système médical défaillant ne per­met pas au médecin urgentiste de faire son travail correctement, et très souvent, il est seul à accomplir son travail sans l’aide du personnel paramédical. « Dans ces conditions difficiles, il risque de subir l’ire des parents d’un blessé ou d’un malade qui n’hésitent pas parfois à faire irruption dans la salle de soins ou d’opération pour le bombarder d’injures. La situation est plus cri­tique lorsqu’il s’agit d’une femme médecin, car les gens ne font pas de distinction entre les sexes », s’in­digne Dr Ola.

Ces médecins boucs émissaires

Mohamed Imam, médecin, raconte que la semaine dernière, à Banha, une bagarre a eu lieu devant l’hôpital où il travaille. La mère d’un blessé a voulu à tout prix entrer à l’hôpital en dehors des heures de visite. L’agent de sécurité l’en a empêchée, et elle n’a pas hésité à ramener des renforts, des voisins et des proches, pour entrer de force. « J’ai dû faire face à toutes ces personnes en colère dans mon service. Est-ce mon rôle ? J’ai accepté de faire des tâches pénibles, mais dans de telles conditions, je suis incapable de me concentrer sur mon travail, celui de sauver des vies », explique Imam estimant que même le syndicat qui doit offrir un minimum de protection au médecin se contente d’organiser des manifes­tations ou des grèves sans jamais fournir la sécurité aux médecins au sein des hôpitaux. Le médecin est, selon lui, le premier à payer le prix lorsqu’il n’y a pas de sécurité.

Un problème de plus : le médecin urgentiste est le premier à recevoir les malades et les blessés graves. Il lui arrive parfois de faire des efforts pour convaincre un blessé qu’il doit être soigné, ce qui lui fait perdre du temps alors qu’une seconde de per­due peut coûter une vie.

Dr Ibrahim Hassan raconte que le jour de l’évacuation du sit-in de Rabea, il était de permanence à l’hô­pital de Abbassiya. Ce jour-là, plu­sieurs blessés avaient refusé d’être soignés par des médecins sous pré­texte qu’ils travaillent dans des hôpi­taux publics, sujets de suspicions. « Un blessé n’a cessé de nous insul­ter, il nous a même balancé des coups de pied en disant que nous sommes les représentants de l’Etat. Il nous regardait avec méfiance, croyant que nous allions le tuer. Il ne s’est calmé que lorsqu’il a vu que d’autres blessés de Rabea avaient reçu les soins nécessaires par l’équipe médicale sur place », confie Dr Ola.

Sur le terrain, les défis qu’affron­tent les médecins urgentistes sont multiples. Ils doivent parfois se déplacer en ambulance. Dr Khaled Al-Khatib, 45 ans, président de la direction centrale des soins inten­sifs, se tient sur l’autoroute Le Caire-Suez où un accident vient de se produire. Il porte un gilet fluores­cent. Il tient dans une main sa mal­lette et dans l’autre main son talkie-walkie. En dépit de l’horreur de l’accident, il parvient à se maîtriser et commence à évacuer les blessés vers les services d’urgence des dif­férents hôpitaux de la région. Il s’agit d’une nouvelle mission que le médecin doit accomplir, celle d’en­voyer les blessés à la bonne destina­tion et de suivre leur cas. « On essaie de s’organiser avec les ambulances pour que chaque ser­vice ne soit pas débordé. Mais il arrive souvent que la famille d’un blessé insiste pour qu’il soit emme­né dans un autre hôpital alors que son état ne le nécessite pas. Il prend donc la place d’un autre qui pour­rait être dans un état plus grave. Et quand on tente d’expliquer tout cela, on perd du temps. Une chose qui exige que l’Etat sensibilise le citoyen quant à la mission délicate du médecin urgentiste », dit-il. Plus grave encore, les citoyens considè­rent un accident de la route ou autre catastrophe tragique comme un spectacle. Ils bloquent parfois la route devant les secouristes. « Nous avons besoin d’une législation qui protège les médecins et les secou­ristes en sanctionnant les personnes qui retardent les opérations de secours. Dans les pays du Golfe, une amende de 1 000 dirhams est imposée à toute personne qui entrave le passage d’une ambu­lance et 200 dirhams pour d’autres infractions moins graves », assure Dr Al-Khatib.

Ces médecins boucs émissaires
Outre le diplôme de médecine urgentiste octroyé par le ministère de la Santé, seules 3 universités en Egypte donnent cette formation.

L’intervention des gens bloque le travail des médecins. « Les piétons veulent parfois se rendre utiles en donnant un coup de main. Ils peuvent transporter un blessé alors qu’il ne faut pas le bouger qu’en présence d’un médecin et qu'il faut le transpor­ter sur une civière surtout en cas de facture de la colonne vertébrale. Cela veut dire que la personne risque d’être paralysée toute sa vie. En fait, si ces citoyens donnaient la chance aux secouristes et aux médecins d’ur­gence de faire leur travail, ceci évi­tera beaucoup de problèmes et sau­vera la vie à beaucoup de gens », avance Dr Al-Khatib. Et d’ajouter qu’il arrive parfois que les familles d’un blessé accusent les médecins de fautes qu’ils n’ont pas commises. « Le médecin des urgences paye par­fois le prix d’erreurs qu’il n’a pas commises à cause de l’ignorance des gens », ajoute Dr Khaled Al-Khatib, qui à chaque instant court le risque de contracter une maladie grave à travers le sang contaminé d’un malade ou en faisant du bouche-à-bouche pour secourir une personne qui peut être atteinte d’une grave maladie .

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