« J’ai été à la mosquée où Morsi faisait ses prières, à Al-Tagammoe Al-Khamès vers la fin du mois d’août, avec 5 de mes camarades qui ont des masters et des doctorats et qui sont toujours sans travail. Nous voulions rencontrer le plus haut responsable de ce pays dans l’espoir qu’il nous aide à mettre fin à notre vie de voyous », explique Ahmad Awad, 43 ans, sans travail depuis une dizaine d’années et qui a obtenu son doctorat en droit commercial de l’Université de Zagaziq.
Ces diplômés ont bravé tous les risques pour se faire entendre, scandant haut et fort devant la mosquée qu’ils ne peuvent pas se nourrir alors qu’ils ont fait de hautes études. « Vivre sans aucun objectif dans la vie est plus cruel que de recevoir une balle dans le coeur », dit Awad. « Durant l’élection présidentielle, nous nous sommes présentés au bureau du Parti Liberté et justice à Lazoghly et nous avons soutenu le candidat Morsi parce qu’il nous avait promis de résoudre tous nos problèmes une fois élu », répète Awad, qui veut devenir le porte-parole de ces citoyens qui ont passé le plus clair de leur existence à faire des études pour obtenir des diplômes de haut niveau, et qui se retrouvent en fin de compte au chômage.
Il est 11h, mercredi 10 octobre. Massés devant le portail principal du Conseil des ministres sur la rue Qasr Al-Aïni: des tenants de masters et de doctorats de toutes spécialités. Leur point commun: ils sont chômeurs et sur-diplômés. La plupart tiennent leurs mémoires de fin d’études ou leurs diplômes à la main. Ces hommes et ces femmes, qui devraient occuper des postes stratégiques dans nos entreprises et nos institutions, en particulier au moment où le pays a absolument besoin de toutes les compétences et intelligences dont il dispose, sont ignorés, laissés sur le carreau.
La corruption est à la racine de ce chômage
Les chiffres officiels donnent un total d’environ 7000 chômeurs parmi les hauts diplômés et leur nombre ne cesse de croître d’année en année : les nouveaux diplômés, dont le nombre croît aussi, venant presque immédiatement grossir leurs rangs.
Ayman Salem, natif d’Alexandrie qui a un master en droit, affirme s’être présenté à plusieurs concours de l’Organisation générale pour l’investissement, qui dépend du ministère de la Justice ainsi que dans d’autres institutions gouvernementales, mais sans résultat. « La chance sourit toujours à ceux qui ont des pistons. Rien n’a changé depuis la révolution », regrette Salem qui ne se fait plus d’illusion.
L’ancien premier ministre, Essam Charaf, avait promulgué en 2011 un décret ordonnant de recruter en priorité les candidats les plus diplômés des promotions les plus anciennes, en particulier ceux détenant des masters et des doctorats des années 2003 à 2010. Une décision saluée à l’époque par l’ensemble des diplômés.
Mais sa démission anticipée a jeté ce décret dans l’oubli. « Le système éducatif en Egypte est touché par la corruption comme tous les autres domaines. Pots-de-vin et pistons sont monnaie courante, et les plus méritants sont quasi systématiquement évincés », analyse Ammar Ali Hassan, directeur du département des recherches pour la MENA (agence nationale de presse).
Les chercheurs dénoncent le manque de considération à leur égard.
Mohamad Al-Fiqi, porte-parole du comité économique et financier au Conseil consultatif, est aussi d’avis que sacrifier ces talents est un problème lié à la corruption qui, ajoute-t-il, coûte à l’Egypte 40% de ses revenus nationaux.
Prenons l’exemple de Mohamad Al-Dihi. A 37 ans, il paraît plus que son âge. Ce natif de Kafr Al-Cheikh a un doctorat en agriculture. Son sujet : les maladies des plantes, l’une des spécialités les plus demandées dans le monde et qui a une importance cruciale pour l’Egypte. Il se dit prêt « à balayer les rues pour subvenir aux besoins de (ses) 3 enfants ». Il est d’autant plus révolté que ce phénomène fait perdre des milliards de L.E. par an à l’Egypte parce que, dit-il, « personne ne veut profiter de l’expérience des chercheurs pour développer notre agriculture qui est un trésor national ».
Il ajoute avec amertume que les Israéliens saisiraient sûrement l’opportunité de l’embaucher s’ils connaissaient ses recherches. Al-Dihi est l’un de ces protestataires à qui différentes institutions ont fait des promesses d’embauche sans jamais les tenir. Il tente comme tant d’autres de faire pression encore et encore.
La tristesse et le désespoir marquent les visages. Dans un haut-parleur, les manifestants crient leur demande d’audience avec le président. Ils répètent aux passants que ce n’est pas la peine d’envoyer leurs enfants à l’école car, comme le confirme Youssef, détenteur d’une thèse en microbiologie, « le piston est la clé du marché du travail. Quiconque a les moyens de verser 17000 L.E. peut être embauché dans n’importe quelle administration gouvernementale. J’ai les noms de footballeurs qui ont falsifié leurs diplômes universitaires, afin de travailler dans des sociétés pétrolières ».
Plusieurs mouvements issus de la révolution, comme Al-Midane, ont dernièrement décidé de rallier leur cause et de revendiquer à leurs côtés leur droit au travail. Mais les choses vont très lentement, et la promesse que leur dossier sera présenté au Conseil des ministres pour discussion est la seule « avancée » qu’ils ont pu obtenir jusqu’à présent.
L’indifférence officielle
Une pause avant de manifester à nouveau.
«
Oh! Dr Morsi, je vais vous révéler un grand secret, il y a un pauvre à chaque coin de rue ! », «
Salut, éminent personnage, je veux travailler ! », «
On va mourir sans obtenir notre droit au travail ! ». Sous un soleil ardent, dans la rue Qasr Al-Aïni tonitruante, étranglée par la circulation, les jeunes scandent sans relâche, puis décident de faire un sit-in. «
Si vous voulez que les choses bougent, il faut résister et il faut rester là où on peut vous entendre pour défendre vos droits. Nous appelons tous nos collègues à nous rejoindre », disent les plus déterminés qui font ce qu’il faut pour motiver le plus possible d’entre eux à ne pas quitter les lieux avant d’avoir obtenu gain de cause.
La plupart de ces personnes ayant obtenu des masters et des doctorats, et qui se sont donné rendez-vous devant le siège du Conseil des ministres, sont issues de la classe modeste. Ils ont consacré tous leurs efforts et tout leur argent pour étudier et réussir, en pensant que ces hautes études seraient leur passeport pour une vie meilleure. Ces diplômés fondaient leur espoir sur l’importance que le président semblait donner à la science, qui figurait comme l’une des priorités de son programme électoral.
Mais ils ne peuvent que constater que le nouveau gouvernement cherche encore une fois des solutions à l’extérieur. « J’ai un doctorat en géophysique. Mes études m’ont permis d’apprendre toutes les techniques pour découvrir les eaux souterraines », explique Ahmad, natif de Louqsor, qui trouve désolant que les autorités recourent encore une fois à des spécialistes occidentaux quel que soit le projet envisagé.
Il n’aura, comme tant d’autres, pas de place dans ce nouveau plan gouvernemental. Il est en outre scandalisé par le fait que l’emploi de ces étrangers mobilise des moyens financiers exorbitants qui pourraient être dépensés ou investis de manière à bénéficier aux diplômés égyptiens, à l’ensemble de la communauté scientifique égyptienne et, enfin, au développement durable du tissu industriel et commercial égyptien dans son ensemble.
Par ailleurs, l’intérêt que les autorités affichent pour la recherche scientifique ne semble être que de pure façade. « Prenons l’exemple du ministère de l’Education qui concerne tous les citoyens. Ce secteur ne profite pas de recherches accomplies par les spécialistes que nous sommes et qui peuvent permettre de réformer l’ensemble du processus de l’enseignement en Egypte », souligne Mossaad Eweiss, sociologue et présent au sit-in. Il insiste sur la nécessité de créer un observatoire national pour la recherche scientifique dont l’objectif doit être, selon lui, de coordonner les recherches scientifiques et de faire coïncider le contenu de l’enseignement avec les besoins du marché du travail égyptien.
Nadia Moustapha, qui a fait une thèse de doctorat en éducation traitant du développement des compétences chez les étudiants du cycle secondaire, nous explique que « cette période détermine l’avenir de l’étudiant alors que les responsables n’y accordent aucun intérêt ». Cette jeune femme qui a fait ses études à Suez et y a obtenu sa thèse, nous révèle ainsi que sa faculté recrute ses professeurs à l’extérieur. Elle est déterminée à continuer à manifester devant le siège du Conseil des ministres car, ajoute-t-elle, elle a « refusé de nombreux contrats de travail dans les pays du Golfe parce que je veux que ma valeur et mes compétences servent à mon pays, même s’il semble que personne ne veut de moi ».
Une question de moyens, mais avant tout de volonté politique
L’accès à des postes qui exigent des compétences avancées n’est qu’une question de moyens ou de pot-de-vin. Une thèse de doctorat ou un master ne sont pas gratuits. C’est un investissement en argent en plus d’un investissement en temps et en effort. C’est un ensemble d’efforts dont le but n’est pas seulement l’obtention d’un titre, mais une réelle acquisition de connaissances et de compétences: la possibilité réelle d’un développement.
Un master fait en Egypte revient à 15000 L.E. Certains de ces étudiants ont été obligés de vendre le lopin de terre agricole familial pour financer leurs études supérieures, ou de travailler au bas de l’échelle sociale à l’étranger, comme maçons ou boulangers, avant de pouvoir poursuivre leurs hautes études en sciences ou en sociologie.
« Mon père m’a toujours poussé à préparer ma thèse de doctorat car il est professeur à l’Université d’Al-Azhar. Il m’a mis en tête que la science est un facteur principal dans le développement des pays et que le fait de devenir un savant ou un grand chercheur a son prestige social », témoigne Mohamad Chokri, 31 ans, qui a obtenu un master en droit pénal pour découvrir finalement que les gens comme lui ne sont reconnus ni par la société dans laquelle ils vivent, ni par ses institutions.
« Les responsables dans notre pays ne savent profiter ni de nos recherches, ni de nos compétences scientifiques. Il semble même qu’ils ne souhaitent pas en profiter et encore moins en faire profiter notre pays dans son ensemble », ajoute-t-il. Citons juste par exemple le marché des cellulaires. C’est l’un des marchés les plus fructueux en Egypte et au Moyen-Orient. Il pourrait bénéficier des recherches faites au niveau national ainsi que des compétences locales, ce qui à son tour bénéficierait au tissu industriel et commercial égyptien.
Certaines mesures ont, certes, déjà été prises par le gouvernement dans notre pays qui affiche un taux officiel de chômage global de 13%, soit environ 12 millions d’individus. Si l’on en croit l’Organisation internationale du travail, le marché devrait créer 750000 offres d’emploi par an pour pouvoir absorber tous les sans-emploi. L’embauche de 800000 diplômés des instituts techniques— soit une compétence moindre que des tenants de masters ou de doctorats— dans des administrations qui dépendent du ministère de l’Education est une mesure qui a choqué par son incohérence. Mohamad Al-Khatib, docteur en littérature arabe, ne peut comprendre que, par ailleurs, aucun plan de recrutement n’ait été offert aux doctorants.
Tous, Al-Khatib, Chokri et Moustapha, pourraient contribuer au développement de ce pays et élaborer des solutions à ses problèmes chroniques, si moyens leur étaient donnés de le faire, ce qui exige une volonté politique ferme et déterminée .
13 % de chômage en 2012
Selon les chiffres officiels, le taux de chômage en Egypte a avoisiné les 13% durant l’année 2012. Il été de 12,6% au cours de l’année fiscale 2011-2012 et de 11,8% l’année précédente.
Chez les jeunes, les données parlent d’un taux de 30%, les femmes sont créditées de 25%, alors que les demandeurs d’emplois hommes souffrent d’un taux de 9%, selon le ministre de la Planification et de la Coopération internationale, Achraf Al-Arabi. Le nombre de chômeurs a atteint 3,4 millions contre 3,1 millions en 2011.
Achraf Al-Arabi a indiqué, à l’issue du Conseil des ministres tenu le jeudi 27 septembre 2012, que son gouvernement visera à travers ses programmes de création d’emplois à faire baisser le chômage à 9,5% en 2017 et à 6% en 2022. Un objectif bien loin de la réalité, selon les spécialistes.
Le grand challenge du gouvernement Qandil prévoit de créer 700000 emplois, notamment dans le secteur du textile, d’ici fin de l’année.
Le chômage des jeunes a progressé d’un tiers en 12 mois. Le taux de pauvreté reste très élevé dans les zones rurales. La Haute-Egypte abrite, par exemple, plus de 51% de bas salaires, dont 44% sont des jeunes entre 18 et 29 ans.
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