Vivre au bord de la mer implique des habitudes culinaires uniques. A Alexandrie, l’odeur alléchante de la friture de poissons se dégage des immeubles des différents quartiers de Sidi Gaber, comme à Al-Montazah. Ceux qui font leurs emplettes ou se baladent à l’autre bout de la ville, à Bahari, n’hésitent pas à acheter du poisson frais au marché. Ils se dirigent vers les restaurants spécialisés en poissons, situés tout près de la Citadelle de Qaïtbay (certains acceptent les poissons achetés ailleurs), pour les faire frire ou griller et les déguster au bord de la mer. Ce mets s’impose sur la table des familles de cette ville qui conserve les secrets et le charme de ce plat. Amal, femme au foyer, ne pensait pas découvrir de nouvelles traditions culinaires, d’autant que les habitants de la ville sont de grands consommateurs de poissons. « Les poissons sont consommés à n’importe quel moment de la journée, au déjeuner comme au dîner, et même durant le Ramadan, les Alexandrins n’y renoncent pas à l’iftar. Pour eux, manger du poisson n’augmente pas la sensation de soif pendant le jeûne », affirme-t-elle. Elle confie que son mari, originaire de cette ville méditerranéenne, en commande même le soir lorsqu’il est au travail. Souvent, lorsqu’elle est à court d’idées, il lui propose des recettes de poisson pour le déjeuner ou lui demande d’en commander au restaurant plutôt que de préparer des pizzas à la maison ou d’autres commandes de type restauration rapide. Le poisson n’est pas seulement son plat marin préféré, il est sa passion. Le mari d’Amal et son gendre possèdent tous les outils nécessaires pour la pêche. Avant le crépuscule, ils prennent une barque et partent en mer à la recherche de lieux poissonneux. Parfois, ils tombent sur un banc de dorades royales et reviennent au port avec une bonne pêche. Selon lui, rien n’est mieux que ce genre de poissons frais préparé selon les recettes des Alexandrins !
Recettes alexandrines
Déguster un plat de poissons frits ou grillés accompagnés de légumes cuits au four ou préparer une soupe de poisson sont déjà des recettes connues. La créativité et le savoir-faire apparaissent avec la saison des fruits de mer et des crustacés, qui commence en septembre et se termine en avril. Kechk Al-Gambari (velouté aux crevettes) a fait son apparition à table chez les Alexandrins. « Il s’agit d’abord de préparer un bouillon à base de carapaces de crevettes. Pour cela, il faut un demi-kilo de carapaces de crevettes, une carotte, un oignon, du céleri, deux gousses de cardamome, deux gousses d’ail, ainsi que de l’eau. Faites bouillir le tout, puis filtrez le bouillon et mettez-le de côté », dévoile Noura, 75 ans, l’une des détentrices de cette recette secrète. « Dans une marmite, faites revenir dans de l’huile deux oignons coupés en dés jusqu’à ce qu’ils deviennent dorés, ajoutez le bouillon et portez à ébullition à feu vif, puis ajoutez les crevettes décortiquées. D’un autre côté, versez dans un bol quatre cuillerées à soupe de farine et ajoutez un demi-litre de lait, puis remuez bien avec un fouet manuel pour éviter les grumeaux. Ce mélange sera versé dans la soupe avec un verre de purée de tomate pour obtenir une couleur rose ou rouge clair », poursuit-elle en remuant le mélange qui s’épaissit et devient velouté. Ce plat est synonyme d’hospitalité lors d’une invitation ou d’un festin marin composé de diverses spécialités de poissons. « C’est une recette préparée par nos grands-mères, à l’époque où les crevettes étaient abondantes et peu chères », précise Noura. Elle raconte qu’avant, les crevettes n’étaient pas considérées comme une délicatesse luxueuse, et les Alexandrins n’avaient pas besoin d’attendre la fin du mois pour en manger à volonté. A l’époque, le prix d’un panier de 5 kilos de crevettes était seulement de 2 L.E. Aujourd’hui, le kilo de grosses crevettes peut atteindre 500 L.E., et les petites crevettes sont à 200 L.E. La flambée des prix a touché tous les produits marins. Cette année, les prix ont fortement augmenté et les poissons bon marché, comme le tilapia, ont atteint 160 L.E. et le mulet 200 L.E.
En effet, selon l’Organisme de la richesse piscicole, la consommation de poisson en Egypte est estimée à 21 kg par an et par personne, un chiffre proche de la moyenne mondiale. Cependant, dans les villes littorales, les gens en consomment plus que la moyenne, car il fait partie de leur régime alimentaire. La production piscicole de l’Egypte s’élève à 2,2 millions de tonnes par an, dont 80 % proviennent de l’aquaculture et 20 % de la pêche en mer.
Variétés de la mer Rouge
Les amateurs de poissons se trouvent dans les villes du pourtour méditerranéen comme Alexandrie, mais aussi dans les villes côtières de la mer Rouge et celles du Canal de Suez, comme Port-Saïd, Ismaïliya et Suez. « Les poissons de la mer Rouge et du Canal de Suez ont un goût exquis ; nous détestons les poissons d’eau douce provenant du Nil ou des lacs », déclare Bouchra Hamouda, ingénieure à Ismaïliya. Cet avis est partagé par les habitants de la région du Canal de Suez qui n’apprécient pas le tilapia du Nil. « Quand je mange un poisson d’eau douce, il n’éveille pas mes papilles gustatives. Ce n’est pas une question de fraîcheur. Le goût du poisson de mer est différent car il est nourri de matières organiques telles que les végétaux et les petits animaux marins », s’exprime Nagwa, originaire de la ville de Suez. Cette dernière continue de ramener son stock de poissons à la fin du mois en se rendant à Suez. Elle sait que la pisciculture est en plein essor, mais elle est capable de faire la distinction entre un poisson sauvage et un poisson d’élevage. Le poisson pêché en mer scintille, sa forme est plus élancée que celui provenant de l’élevage, qui est plus gras et dont les branchies ne renferment pas de sable. Selon elle, avant de préparer une recette, il faut s’assurer de la provenance du poisson acheté. Pour manger du poisson cuit au four, il faut choisir soit le mérou, la dorade provenant de la mer Rouge ou l’empereur. Les pavés de poisson au four sont assaisonnés de cumin, de sel et de poivre, auxquels on ajoute de l’oignon et de la tomate râpés, ainsi que du persil haché. « On peut aussi les faire frire, mais avant, il faut les assaisonner avec de l’ail haché, du cumin, du sel, une pincée de curry, et les enrober de farine pour en relever le goût », précise Bouchra. Ces préparations de poisson sont accompagnées de riz blanc auquel on a ajouté un bâton ou une pincée de cannelle pour en rehausser légèrement l’arôme. Des aubergines en friture assaisonnées de vinaigre et d’ail haché peuvent aussi accompagner les plats de poissons frits. Dans cette combinaison de poissons et d’aubergines, le pain remplace le riz.
Les habitants des villes côtières font la distinction entre le poisson sauvage et celui d’élevage.
Loguz, siridia, strombaa sont des termes familiers utilisés par les habitants de la ville de Suez pour désigner les coquillages de la mer Rouge tels que les bigorneaux, les murex et les coquilles Saint-Jacques. Avant, des charrettes dotées de vitrines étaient répandues dans les rues de la ville de Suez, où l’on pouvait acheter ces coquillages. Le vendeur ambulant utilisait un outil métallique pour extraire les mollusques de leurs coquilles. Les clients pouvaient les déguster crus avec du jus de citron ou de la crème de sésame, ou les manger grillés, comme les coquilles Saint-Jacques, après un assaisonnement léger avec de l’ail, de l’huile et du jus de citron. Mais ces charrettes n’existent plus aujourd’hui. Le souk d’Al-Ansari, dans le quartier d’Al-Arbéïne à Suez, expose des plats variés préparés avec des mollusques. Le strombaa séché est suspendu sur des cordes dans le souk, prêt à la consommation.
Partant de Suez, deux autres villes méditerranéennes, Port-Saïd et Damiette, attendent les mois de printemps, mars, avril et mai, pour consommer le gawabi (petit poisson rempli d’oeufs). Ce poisson tient son nom du filet de pêche gobiya (filet télescopique ou filet de pêche à la main). « Ce poisson est un amuse-gueule. Il est délicieux et une personne peut facilement manger un kilogramme de gawabi sans avoir besoin d’ajouter des plats d’accompagnement », déclare hadj Saïd, menuisier à Damiette. En se dirigeant vers le sud, les villes de Haute-Egypte sont connues pour le poisson salé appelé melouha, qui est beaucoup plus salé que le fessikh, le poisson mulet consommé durant la fête de Cham Al-Nessim. A Assouan, par exemple, les poissons fumés et salés sont exposés aux visiteurs et touristes qui souhaitent découvrir de nouvelles saveurs.
Variétés de la mer Rouge
Selon Soheir Safwat, sociologue, chaque société a sa propre culture et ses traditions culinaires qui contribuent à forger l’identité de ses habitants. En général, les habitants des villes côtières sont ouverts à d’autres cultures, comme celles des Grecs, des Turcs et d’autres nationalités, ce qui a permis de développer de nombreuses recettes pour cuisiner le poisson. « La variété de poissons que l’on trouve est due à la diversité des plans d’eau : Nil, lac, Méditerranée et mer Rouge. Cette biodiversité a permis de créer des recettes innovantes. En Egypte, il existe différentes recettes pour cuisiner le poisson que les pays arabes voisins ont également adoptées », conclut Samira Abdel-Kader, fondatrice de la page Facebook « La documentation de la nourriture égyptienne ».
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