« Je suis perdue ! Hier soir, une quinzaine de policiers ont fait irruption chez moi, nous ont attaché les mains, mes deux enfants et moi, et ont embarqué mon mari avec eux. J’ai téléphoné à plusieurs amis, mais personne ne m’a répondu. Je ne sais pas quoi faire », dit la jeune femme en sanglotant. Mariée à un musicien, au chômage depuis trois ans, elle tient à rester anonyme. Depuis le début de la révolution du 25 janvier 2011, son mari a tout fait pour monter un projet de restaurant, mais en vain. Une autre tentative pour ouvrir une crèche n’a pas abouti non plus.
Alors il a signé plusieurs reconnaissances de dettes et des chèques sans provision. Cet homme, la cinquantaine, vient donc d’être arrêté. Pour nourrir sa femme et ses deux enfants, il a dû s’endetter ces trois dernières années. Une dette qui s’élève à 182 000 L.E., et qu’il a promis de rembourser avant la fin 2013. Mais les voisins qui lui ont prêté cet argent ont porté plainte contre lui pour non-remboursement. « Il se trouve en ce moment dans la prison d’Al-Bassatine. Et si on ne verse pas 15 000 L.E., il pourra être condamné à cinq ans de prison. Le pire est que mon père est cardiaque. Il a subi une opération à coeur ouvert, il subit mal les émotions », dit avec inquiétude Alaa, son fils aîné. Ce jeune garçon de 14 ans, ainsi que son frère âgé de 11 ans ne vont plus à l’école, faute de ressources. « Personne ne cherche à savoir ce que l’on ressent, comment on vit cette incarcération. Cela fait deux semaines qu’il est absent, deux semaines qu’on n’a pas de nouvelles de lui. Tant de choses me préoccupent. Comment nourrir mes enfants, comment résister ? », dit la jeune épouse au foyer désespérée.
La situation des musiciens a commencé à se détériorer depuis le début des années 2000.
Ce musicien, touché par le chômage, a plongé dans les ennuis comme beaucoup de musiciens qui vivent des moments difficiles. 90 % des musiciens (environ 6 000 personnes inscrites au syndicat des Musiciens) souffrent de manque de travail. En effet, la situation politique qui sévit dans le pays a eu des répercussions sur le tourisme, et les artistes en paient le prix. Ces musiciens et chanteurs, classiques, modernes ou arabes, avaient l’habitude de jouer dans les grands restaurants et hôtels cinq étoiles. Leurs cachets varient entre 500 et 800 L.E. par soirée et parfois plus. Une somme suffisante pour s’enrichir en quelques années.
Depuis la chute de Moubarak, le nombre de touristes, qui atteignait les 14 millions en 2010, a chuté. L’arrivée au pouvoir de Mohamad Morsi n’a fait qu’empirer les choses. « Un pouvoir islamiste fait toujours peur aux touristes qui ne veulent pas être soumis à des restrictions vestimentaires et autres », relate Fadel Courdi, musicien.
En plus, le vaste soulèvement populaire anti-Morsi du 30 juin 2013 a eu l’effet d’une bombe : Des milliers de touristes ont quitté précipitamment le pays. Sans travail, l’argent économisé est vite dépensé. « Je suis au chômage depuis trois ans. Je reste à la maison à ne rien faire. C’est vrai que ce métier est d’habitude instable mais j’ai toujours travaillé 7 jours sur 7 pendant 20 ans sans arrêt. Le premier salaire que j’ai gagné en 1974 était de 134 piastres par jour, c’est-à-dire 40 L.E. par mois. J’ai réussi à gagner un peu plus avec le temps », exprime Fadel Courdi, âgé de 60 ans, 35 ans de métier. Courdi est surnommé le maestro. Il joue du piano et parfois de l’orgue et chante en cinq langues: arabe, anglais, français, italien et espagnol. C’est ce qui lui a permis d’être embauché à chaque fois. Il n’a pas cessé d’exercer son métier même lors des moments les plus difficiles : L’attentat de Louqsor en Egypte, qui a fait 56 morts en novembre 1997 par exemple. Le 25 février 1986, plusieurs hôtels ont aussi été incendiés. « Je m’en souviens très bien. A cette époque, je travaillais dans un hôtel 5 étoiles. Ce jour-là, j’ai perdu mes instruments dans l’incendie. Je n’avais plus d’argent pour m’en payer d’autres. J’ai vécu des moments insupportables dans ma vie, des moments de détresse psychologique grave. Malgré ça, je m’en suis sorti. A présent, peu importe ce qui m’arrive, je sais que je peux m’en sortir. Puisque j’ai deux mains, dix doigts et tant que je suis en vie, je suis capable de recommencer », poursuit Fadel Courdi avec détermination.
Séquenceur musical
C’est en réalité depuis le début des années 2000 que la situation des musiciens a commencé à se détériorer. Ceux qui jouent de la flûte et du saxophone par exemple veulent travailler en solo. Ils utilisent le séquenceur musical, équipement permettant de faire jouer automatiquement un instrument de musique électronique. Il est parfois doté de disques durs et de ports de connexion pour cartes mémoires destinées à sauvegarder durablement les séquences mémorisées. C’était à la mode à cette époque. « Cet instrument me permettait de travailler tout seul, sans être accompagné ni d’une troupe musicale, ni d’une chanteuse, ni même d’un autre musicien », confie Mahmoud, diplômé du Conservatoire, un soliste qui joue de la flûte et du saxophone, accompagné de son ordinateur portable. Sans doute, le fait d’enregistrer les chansons sur un disque dur contraint certains musiciens, chanteurs et chanteuses à rester au chômage car l’instrument remplace le musicien.
Mais travailler seul est, pour Mahmoud, moins contraignant. « Les raisons sont nombreuses. Il arrive que les membres d’un même groupe musical se disputent, que la chanteuse ne soit pas d’accord avec les heures de travail, et donc elle arrivera souvent en retard … Du coup, nous sommes mal vus par la direction et l’administration », note Mahmoud, chargé d’une trentaine d’années d’expérience. Il poursuit : « Je me souviens du jour où j’ai décidé de devenir musicien professionnel, j’avais à peine 14 ans … Tout le monde a hurlé à la maison et mes parents m’ont claqué la porte au nez. Pourtant, à cet âge, et quelques mois plus tard, la musique m’a permis de mener un style de vie dont la plupart des adolescents rêvaient. Plus besoin d’argent de poche de mes parents, quand on a un salaire qui tombe à intervalles réguliers et en travaillant seulement quelques heures par semaine », se souvient Mahmoud qui est au chômage depuis trois ans.
En vérité, la carrière d’un musicien est volatile et éphémère : elle monte et soudain disparaît. Avant 2011, Mahmoud jouait avec succès dans un restaurant italien de grande renommée, situé à Héliopolis. Mais il a dû le quitter malgré lui. La direction a décidé de restreindre les heures de divertissement et le nombre d’employés, à cause de la mauvaise situation économique.
Deux métiers
Le talentueux Hassan Al-Wakil est le seul musicien au monde à avoir inventé le 1/4 de ton oriental sur son instrument.
Pour joindre les deux bouts, Mohamad Fathi, diplômé du Conservatoire, est obligé d’exercer deux métiers. Il est violoncelliste à l’Opéra. Il y perçoit un salaire fixe de 2 750 L.E., mais cela ne suffit pas pour subvenir aux besoins de sa famille composée de quatre membres dont deux jeunes filles. Ainsi, Mohamad Fathi a monté un projet, il y a quatre ans : un petit magasin sur la rue Ramsès, au centre-ville. Chaque jour, il se rend de bonne heure à l’Opéra pour les répétitions. Il termine à 13h et rejoint son magasin à 14h. Sa journée s’achève à 19h. « J’y suis obligé pour arrondir les fins de mois et éduquer mes deux filles. Leurs frais de scolarité s’élèvent à 20 000 L.E. par an », confie Mohamad Fathi qui travaille comme musicien à l’Opéra depuis 17 ans déjà. Quand Fathi participe à un concert ou un festival, il est payé pour les heures supplémentaires. Mais les musiciens qui ne travaillent pas à plein temps à l’Opéra n’y ont pas droit. Mohamad Zakariya est de ceux-là. Même s’il joue du violon lors de concerts spéciaux, il ne perçoit rien de plus. C’est pourquoi Zakariya se rend à Charm Al-Cheikh ou à Hurghada pour animer des spectacles dans les hôtels 5 étoiles.
Quant à Hassan Al-Wakil, diplômé de la faculté des beaux-arts dans les années 1970, il a décidé de quitter Le Caire. Il vit aujourd’hui à Hurghada avec sa femme et ses deux enfants. Un changement de vie, pour ne plus se sentir humilié. Il a depuis rencontré le succès. Il joue du vibraphone (instrument de percussion de la famille des claviers) et c’est le seul musicien au monde à avoir inventé le 1/4 de ton oriental sur son instrument d’origine occidentale.
Le musicien craint toujours l’avenir, de manquer d’argent, surtout à la vieillesse. Les hôtels préfèrent embaucher les jeunes, car moins rémunérés et plus en mesure d’attirer les clients, surtout si un groupe compte une chanteuse mignonne et sensuelle. Ibrahim, musicien et chanteur égyptien, est en duo avec sa femme Olga, de nationalité russe. Il ne manque pas de travail. Aujourd’hui, il anime une fête à l’hôtel Sheraton, demain au Hilton, la semaine d’après dans un restaurant italien réputé. Il joue du piano et sa femme chante en sept langues, accompagnée d’un séquenceur musical. En pleine soirée, Olga se faufile en minijupe entre les tables. Les spectateurs leur demandent souvent de chanter des chansons à leur goût. Il joue, chante, puis le duo commence. Ensemble, ils reprennent « C’est la vie », de l’Algérien Khaled, et plusieurs autres airs très connus comme le tube coréen planétaire « Gangan Style ». C’est le prix pour survivre.
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