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Tellement de voies pour une seule voix

Manar Attiya, Lundi, 13 janvier 2014

A Istabl Antar, bidonville situé dans le Vieux-Caire, un centre de formation musical élaboré par l’association Tawassol pour le développement assure la découverte de jeunes talents. Les enfants de ce quartier défavorisé le considèrent comme une échappatoire.

Tawassol

Nesrine, voilée, chante la célèbre chan­son de Ammar Al-Cheréï ; Amira, avec son joli sourire, reprend celle de Haïfa Wahbi ; Intissar interprète à l’orgue l’une des plus belles chansons d’Om Kalsoum ; Nagla, heureuse, pousse des cris de joie. D’autres enfants de son âge applaudissent très fort. Cette scène se passe dans une grande salle réservée à l’en­seignement de la musique et du chant.

Ces jeunes enfants de 7 à 12 ans, issus de milieux défavorisés, semblent doués pour la chanson et la musique. Des talents qui ne demandent qu’à éclore au coeur d’Istabl Antar, situé au sud du Caire, l’un des bidonvilles les plus peuplés et les plus grands (environ 12 km2 abritant quelque 650 000 habitants, selon les chiffres de l'ONG Tawassol. A Estable Antar (écurie de Antar), la musique s’est transfor­mée en cache-misère et apporte les notes d’un espoir oublié.

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L’idée d’initier les enfants de ce bidonville à la musique et au chant vient de Naël Afifi. Professeur de musique dans une école internationale, diplômé de la faculté des arts en 2002, ce jeune homme aspire à changer la dure réalité de ces enfants. Il s’évertue à donner espoir aux enfants qui vivent dans les bidonvilles. « Développer et faire évoluer la société à travers l’art et la musique est mon plus grand souhait », déclare-t-il. Et d’ajouter : « Mon but n’est pas seulement d’apprendre aux enfants à chanter, mais aussi de découvrir de belles voix, et surtout de leur enseigner l’art de vivre ».

Ce projet est destiné aux enfants issus de milieux défavorisés et pauvres et qui n’ont pas de loisirs. Un projet-pilote qui applique la pédagogie Montessori (méthode d’éducation élaborée par la pédagogue italienne Maria Montessori, qui repose sur des bases scientifiques, philosophiques et éducatives considé­rées comme une « aide à la vie »).

Aujourd’hui, « mes enfants », comme les appelle Naël Afifi, sont toute « ma vie ». L’attachement qu’il porte à ces artistes en herbe est indescriptible. Il en parle comme s’il s’agissait de ses propres enfants.

Armé d’une patience sans limites, Naël peut pas­ser quotidiennement de 3 à 4 heures d’affilée à répéter des refrains avec les enfants. « Allez ! tous ensemble, à haute voix. On recommence ... Je veux une voix plus aiguë qui fasse trembler tout le quar­tier », dit Naël Afifi en bougeant ses mains comme un chef d’orchestre. Et les enfants commencent à chanter des chansons de vedettes telles que Chérine Abdel-Wahab, Amal Maher, Angham et d’autres.

Ces répétitions se déroulent au siège de l’associa­tion Tawassol pour le développement, qui est deve­nue le refuge des jeunes de ce bidonville.

Etrange contraste dans ce bidonville situé sur un plateau rocailleux dans la partie sud du Caire. L’endroit est privé d’infrastructures et de services adéquats, tels que les réseaux d’assainissement, le ramassage des ordures, outre des dispensaires et des écoles dépourvus du minimum.

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La chorale, formée en 2008, présente aujoud'hui des spectacles dans les écoles et les centres culturels.

Par conséquent, ce quartier fortement peuplé est considéré comme un terrain propice à la délinquance et à la violence.

En 2008, ce professeur de musique a formé un groupe qui présente aujourd’hui des spectacles à Saqiet Al-Sawi, au Collège de la Sainte-Famille (Jésuites), au centre de jeunesse de Guézira, voire dans plusieurs écoles internationales. Dans ces locaux, les enfants s’entraînent jour et nuit. Aujourd’hui, ils se préparent à un récital qui aura lieu la semaine prochaine au centre culturel Saqiet Al-Sawi, situé à Zamalek.

Amira, jeune fille en 3e préparatoire, se prépare pour chanter l’une des plus belles chansons de la diva Om Kalsoum « Amal Hayati » (l’espoir de ma vie). « Ah, il faut voir Amira chanter devant un public ! Elle est devenue une chanteuse profession­nelle … », rapporte Fékriya Badr, directrice de l’as­sociation Tawassol pour le développement. Lorsqu’elle est montée sur scène pour la première fois en 2010, Amira tremblait de peur. « La 2e fois, le public fut conquis par sa voix, sa simplicité et son sourire timide », se souvient Naël Afifi. Il ajoute qu’une partie des spectateurs l’attendait impatiem­ment alors que d’autres étaient venus pour découvrir cette voix dont on avait beaucoup parlé. Lentement, les mots ont empli la salle de l’école internationale située à Maadi. L’ovation a été unanime après plus d’une heure de concert. Le public a été fasciné par sa voix. « Amira fait partie de ces artistes qui méritent de se faire connaître. Son comportement a changé depuis ces cours de musique. Amira était très timide. Elle éprouvait même un sentiment d’infériorité, car elle croyait subir le même sort des autres enfants de ce bidonville, celui de mendier pour subsister. A pré­sent, elle sent qu’elle joue un rôle positif, parce qu’elle est devenue une personne productive dans la société », explique Fékriya Badr. Amira a beaucoup changé malgré les conditions précaires dans les­quelles elle vit. Enfant, elle a perdu son père, et l’homme avec lequel sa mère s’est remariée la mal­traite et la chasse souvent de la maison. Elle était perdue. Aujourd’hui, elle se sent plus forte, capable de relever tous les défis grâce à sa persévérance et sa détermination. « Mon souhait est de devenir une grande chanteuse », confie Amira.

Des enfants sûrs d’eux-mêmes

Ce projet veut aider les enfants à découvrir de nou­veaux univers, mais aussi pouvoir surmonter les bar­rières sociales de ce bidonville et leurs problèmes familiaux.

« Quand je suis arrivé là, la plupart des enfants étaient repliés sur eux-mêmes à cause de leurs pro­blèmes. Leur progression est impressionnante, tant à l’école que sur le plan émotif. Ils avaient tous des problèmes psychiques. Maintenant, ils ont repris confiance en eux-mêmes », raconte Naël.

Aujourd’hui, ces enfants issus de milieux défavori­sés se trouvent pour la première fois sous les feux des projecteurs. La troupe, composée de 20 filles et 2 garçons seulement, est souvent invitée dans des festi­vals de musique folklorique : La majorité sont des filles, car les familles préfèrent que les garçons exer­cent des métiers de menuiserie, de confection, de mécanique et autres. Pour faire partie de la chorale, Naël choisit les filles qui ont plus de talents et une belle voix. Il leur fait passer des tests. D’un jour à l’autre, la chorale évolue, les voix s’améliorent et les liens se tissent entre Naël et « ses enfants ». Et petit à petit, il est devenu leur confident. Mais pour les sujets les plus délicats, les filles préfèrent en parler avec une femme qui pourrait jouer le rôle de maman. C’est le cas de Abir. Très jeune, elle a perdu sa mère, et son beau-père qui l’a élevée n’a pas hésité à la violer plusieurs fois par jour et durant 5 ans. Elle a dû quitter la maison. Elle vit aujourd’hui dans cette ONG en compagnie de plusieurs autres filles. « Malgré ce traumatisme, la jeune fille continue sa formation et ne rate aucun cours de musique », précise Hanane Morqos, psychiatre, qui a pris en charge les enfants de l’association.

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La chorale, formée en 2008, présente aujoud'hui des spectacles dans les écoles et les centres culturels.

« Au début, j’étais très timide, j’avais peur et je n’avais aucune confiance en moi-même », dit Abir. Aujourd’hui, la jeune fille de 16 ans, surnommée « la talentueuse », a trouvé sa voie dans le chant. Dès la première ovation du public, la chanteuse en herbe s’est découvert des talents dont elle ignorait l’exis­tence.

En fait, les filles ont réalisé un grand succès à tel point qu’elles-mêmes ne cessent de répéter ce que leur professeur dit souvent : « Autant de voies pour une seule voix ! Mais ne devient pas chanteur qui veut : les passionnés devront fournir beaucoup d’efforts et s’entraîner sans relâche pour gagner les faveurs du public ».

La musique forge la personnalité

En fait, la musique en tant que telle aide à dévelop­per l’intelligence des enfants et leurs sensations. Elle les aide également à forger leur personnalité. « La musique, comme la lumière du soleil, a une puissante influence sur la sécrétion de la sérotonine (hormone du bonheur), un neurotransmetteur qui est respon­sable des comportements humains : un surplus sti­mule l’agressivité, un manque entraîne la dépres­sion », précise Hanane Morqos.

Chaque après-midi après la fin des cours à l’école, les enfants se dirigent vers le centre pour suivre cette formation chère à leur coeur. Ils se rendent chaque jour à l’association pour s’amuser, danser et faire de la musique au lieu de traîner dans les rues.

Depuis quelques années, on a commencé à élaborer un projet qui pourrait permettre à des dizaines d’en­fants d’échapper à leur quotidien par le biais de la musique.

« J’ai décidé d’enseigner le chant et la musique, un moyen pour moi de protéger les filles pour qu’elles ne tombent pas dans la violence, la criminalité ou le trafic de drogue », confie Naël Afifi.

En général, la musique a de réels pouvoirs. Elle permet aux enfants autistes, comme Nasma, de sortir de leur isolement et de découvrir des dimensions ludiques en nouant des relations avec les autres. « Pour cette jeune fille angoissée, déprimée, souvent agressée par le bruit, la musique est apaisante et sécurisante », analyse Hanane Morqos.

Naël Afifi considère la musique comme un facteur d’intégration dans la société. Il représente pour ces enfants l’ange tombé du ciel, qui n’a pas fait d’études scientifiques sur le développement humain, mais déploie des efforts pour les faire intégrer dans la société. Raison pour laquelle il leur apprend des chansons patriotiques : « Béladi ... Béladi ... (ma patrie ... ma patrie) ... » … « Khodo balko di Masr al-mahroussa ... (faites attention c’est l’Egypte bénie) … ». C’est à travers l’art et la musique que les responsables de ce projet transmettent le savoir-vivre aux enfants : se laver les mains avant de manger, respecter son professeur, faire ses devoirs pour réussir dans sa vie, faire la prière avec amour, jeûner pendant le mois du Ramadan …

« On peut transmettre beaucoup de valeurs à tra­vers une chanson. Pour nous, c’est un support idéal pour faire passer un message », explique Fékriya Badr, directrice de l’association.

Aujourd’hui, les responsables du projet aspirent à créer d’autres ateliers de musique dans d’autres quartiers défavorisés. « Appliquer ce système dans les différents bidonvilles dont le nombre s’élève à 1 221 (dont 76 au Caire), occupés par quelque 20 millions d’Egyptiens, est notre rêve. A travers la musique, ces enfants peuvent rêver de devenir de vrais artistes », conclut Fékriya Badr.

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