Chaque vendredi depuis des années, Fatma suit les mêmes rituels. De confession musulmane, elle quitte précipitamment son domicile dans le quartier de Hélmiyet Al-Zaïtoune, pour se rendre à Masr Al-Qadima et se recueillir à l’église de Mar Guirguis. L’odeur de l’encens qui se dégage des vieilles boutiques embaume les lieux. Le silence qui règne dans la rue lui procure un sentiment de sérénité. Des vendeurs de bougies monopolisent l’endroit. Sur les vieilles murailles qui cernent le lieu figurent des crucifix, des versets du Coran et l’étoile de David.
Fatma dévale le vieil escalier, tape à la porte de l’ancienne église, dépose un petit écriteau en porcelaine sur lequel on peut lire « Merci Mar Guirguis », puis se dirige vers l’église de la Vierge située à quelques mètres plus loin, pour y déposer une offrande (des denrées alimentaires) et allumer une cierge. « Il y a quelques années, j’ai été atteinte d’une maladie grave que les médecins n’ont pu diagnostiquer. Mon état s’était aggravé à tel point que je ne parvenais plus à marcher. Une voisine chrétienne m’a conseillé d’aller voir le père Farag, réputé pour sa capacité à chasser les mauvais esprits. Je suis donc venue ici et j’ai promis de rendre visite à Mar Guirguis et de lui faire des offrandes si je marchais à nouveau. Le miracle s’est produit et j’ai guéri après de longues souffrances », confie Fatma, qui ne voit cependant aucune contradiction entre sa confession musulmane et sa dévotion pour ce saint orthodoxe.
Depuis sa guérison, elle réunit des informations et des histoires sur les miracles de ce saint. « Il s’agit d’un héros qui a trouvé la mort à l’époque des martyrs, c’est-à-dire avant l’apparition de l’islam. Ce saint a sans doute une place privilégiée chez le bon Dieu, puisqu’il est mort alors qu’il défendait ses principes et sa religion. En islam, il existe ce que l’on appelle la magie noire. Les djinns, qui sont les acteurs de cette histoire, ont aussi leurs confessions comme nous. Il se pourrait que j’aie été habitée par un djinn chrétien, ce qui explique pourquoi les hommes de religion de cette confession sont parvenus à me soigner », se justifie Fatma, ajoutant que ce saint est très connu pour sa capacité à faire des miracles.
C’est pourquoi cette église est devenue une destination pour beaucoup de provinciaux des deux confessions.
Autre scène. Autre Image. Au village d’Abou-Ghérir au gouvernorat de Minya en Haute-Egypte, une voûte de couleur verte se dresse au-dessus de la tombe de saint Abou-Ghérir. Là, presque le tiers des habitants du village (environ 8 200 personnes) sont des coptes. Malgré la tension qui règne dans ce village et dans ceux des alentours, le mausolée de saint Abou-Ghérir demeure une destination pour tous. Ses histoires sont transmises de bouche à oreille, surtout le miracle de son retour à la vie après sa mort et à laquelle croient chrétiens et musulmans. Devant le mausolée, Elissabat, de confession copte, colle son visage sur une vitre, puis fait 7 fois le tour du mausolée avant de plonger son corps dans l’eau du lac sacré. « La vie des habitants de ce village tourne autour des institutions religieuses, ce qui entrave parfois nos projets de développement. Ici, tout le monde croit fermement à ce wali (saint). Malgré les divergences, le saint du village rassemble tout le monde lors du mouled annuel. Il s’agit donc d’un carnaval populaire indépendamment des croyances », explique Siham Mohamad, responsable de l’ONG Nabawiya Moussa qui oeuvre à Minya.
L'amour des saints et la visite de leurs tombes restent un trait d'union entre chrétiens et musulmans, qui a pu traverser les frontières de toute divergence politique.
(Photos : Moustapha Emera)
Selon une étude effectuée par le chercheur Mohamad Abdel-Azim, du Centre national des recherches sociales et criminelles, plus de 100 000 musulmans et coptes fréquentent ces mausolées et croient à leurs miracles. Ils dépensent, selon cette même étude, environ 10 milliards de L.E. par an pour ces pratiques. La question ne se limite pas aux cheikhs d’après cette thèse, dans les quartiers populaires et les bourgades lointaines, les prêtres des églises coptes sont également concernés. Nombreuses sont les familles égyptiennes qui voient que ces saints peuvent régler leurs problèmes comme le mariage, la grossesse tardive ou la stérilité.
« Si la différence de confession peut provoquer des divergences chez les Egyptiens et que la politique a provoqué une scission entre eux, la culture religieuse a réussi à les unir. Leur quotidien et leur mode de vie sont les mêmes. Ceci est dû à la nature de l’Egyptien qui est singulière. De par sa façon de vivre et sa confession, l’Egyptien a même marqué les pays qui ont colonisé l’Egypte. Quand le christianisme est entré en Egypte, l’identité égyptienne a intégré la nouvelle religion sans effacer sa propre culture. C’est en Egypte que l’une des plus importantes églises orthodoxes a vu le jour. Idem pour l’islam qui en Egypte a un aspect particulier. C’est un islam à l’égyptienne », analyse Ali Al-Rawi, sociologue. Et d’affirmer que ces facteurs communs figurent dans l’étude du célèbre professeur de sociologie, Dr Sayed Eweiss. Ce dernier a analysé dans son étude le contenu des lettres envoyées à l’imam Al-Chafei et Mar Guirguis et dont les résultats ont démontré qu’elles transmettaient presque le même message.
Dans son ouvrage intitulé La Religion des harafichs en Egypte al-mahroussa, le sociologue Ali Fahmi explique que cette culture commune semble avoir créé un calendrier et un quotidien communs aux coptes et aux musulmans. Mahmoud Saïd, paysan, partage cet avis. « Nous labourons nos terres selon le calendrier copte. C’est-à-dire on est habitué à cultiver les aubergines à bermehat ou baouna, on cultive les vignes, les pommes et les figues en amchir, etc. Nombreux sont les proverbes qui décrivent le climat de ces mois. Comme Touba yékhalli al-chaba karkouba, c’est-à-dire que le mois de touba rend la jeune fille plus vieille à cause de son froid glacial. Dans ces villages, quand on veut se donner un rendez-vous, l’horaire est fixée selon les heures de prière musulmane. C’est-à-dire après al-zohr ou bien avant al-asr », dit Mohamad.
Il ne faut pas non plus oublier que les fêtes coptes semblent guider les saisons de pêche. L’inondation de la fête de l’Aïd Al-Ghitas (épiphanie) interdit aux pêcheurs d’aller en pleine mer.
Or, les intérêts économiques semblent aussi créer des facteurs communs. Au quartier de la Citadelle, le centre de beauté de Mona, coiffeuse de confession copte, attire une grande clientèle musulmane. Les nouvelles mariées, même les plus conservatrices, s’y précipitent pour se rendre plus belles le jour de leur mariage. Soad, jeune mariée, s’apprête à faire une séance d’épilation. Avant de commencer, elle reçoit les conseils de sa belle-mère portant le niqab qui lui dit à voix basse de ne pas montrer ses rondeurs devant une femme de confession différente de la sienne, par crainte que cette dernière ne les dévoile à un homme.
Soad lui répond qu’une femme de sa confession pourrait aussi faire la même chose. Les youyous fusent quand la jeune mariée toute belle sort du salon. En effet, Mona a réussi à tisser de bonnes relations avec les habitants du quartier grâce à ses prix modérés. Elle n’hésite pas à faire goûter ses plats à ses clientes. « Je leur offre de la taamiya (falafel) et des fèves germées que l’on prépare le jour du grand vendredi qui précède la fête. C’est le plat préféré de tous, car il ne renferme pas de viande que beaucoup de musulmans hésitent à manger par crainte que ce ne soit du porc. J’offre parfois à mes amies intimes du pain de l’église, et ce, malgré les avertissements de certaines clientes coptes de ne pas en offrir aux musulmanes », commente Mona, qui a l’habitude de se rendre chaque année au mouled de Sayéda Zeinab et d’accompagner Aïcha, son amie intime, au mouled copte d’Al-Eriane dans le quartier de Maassara.
Devant l’église Mar Guirguis, les intérêts économiques rassemblent coptes et musulmans. Ahmad Sayed, vendeur, a choisi d’installer son commerce il y a 40 ans devant cette église alors qu’il habite le quartier des Pyramides. Il a réussi, en l’espace de quelques années, à attirer une large clientèle et à tisser de bonnes relations avec les habitants. « Ici, je me sens très à l’aise. J’ai été éduqué par un juif de la région pour qui j’éprouve une profonde admiration. Au fil des ans, les gens simples qui vivent dans ces quartiers ont acquis cette capacité à cohabiter. Une cohabitation qui a permis à ces gens authentiques de surmonter tous les obstacles », dit Ahmad, qui vend une variété de chapelets pour coptes et musulmans, des croix, des versets du Coran et aussi des kippas pour les juifs. Au moment des prières, Sayed n’hésite pas à se rendre à Mar Guirguis pour faire ses ablutions avant la prière.
Am Ahmad vend des pendentifs en forme de croix, des versets coraniques et des étoiles de David depuis 40 ans à Mar Guirguis.
(Photos : Moustapha Emera)
Au rythme des tambourins, la troupe musicale Atiaf Molawiya anime une soirée. Il s’agit d’un cocktail d’inchad soufis, de chorales chrétiennes et de chants du livre des morts des pharaons. « J’adore ce genre de musique car il reflète la nature authentique, riche et tolérante de l’Egyptien », explique Hani, médecin copte. Et de confier qu’il aime entendre psalmodier le Coran par la voix du cheikh Abdel-Basset Abdel-Samad. « Dans le livre du Dr Neamat Ahmad Fouad intitulé L’Identité de l’Egypte, on apprend que les différentes manières de psalmodier le Coran sont inspirées de celles des coptes en Haute-Egypte », explique-t-il. Cela explique pourquoi les chrétiens dans les gouvernorats de Haute-Egypte apprécient les soirées de l’inchad du célèbre monchid cheikh Yassine. « Ces mélodies parviennent à faire fondre les montagnes de glace qui se sont accumulées au fil des ans. Mon père parvenait parfois par ces soirées d’inchad à mettre fin à quelques conflits religieux », lance Ahmad, fils du cheikh Yassine.
Ces points communs entre coptes et musulmans n’empêchent pas les frictions. Et on sait qu’une histoire d’amour entre un musulman et une chrétienne peut dégénérer en conflit. « La société est de moins au moins tolérante face à de pareils cas », confie Fatma, qui habite la rue Mar Guirguis. Une rue où l’on rencontre 3 familles coptes sur une dizaine de confession musulmane. « On enseigne à nos enfants comment avoir de bonnes relations avec nos voisins coptes, ils partagent avec eux les mêmes bancs d’école, sortent ensemble, mais on leur apprend également qu’il y a des limites. Les histoires d’amour qui risquent de se terminer par un mariage entre coptes et musulmans sont tabou. Chacun doit se marier avec quelqu’un de sa confession et ce, pour éviter que la rue ne se transforme en champ de bataille », conclut Fatma.
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