Sur la rive qui borde une étendue d’eau, trois paysannes s’affairent autour d’un arbre pour en cueillir les fruits. Elles commencent par étendre par terre, autour de l’arbre, un grand morceau de toile de jute. Puis, l’une des trois femmes décide de grimper dans l’arbre pour secouer les branches et laisser tomber les mûres sans les toucher avec les mains. « Ces fruits sont délicats et doivent être manipulés avec précaution pour éviter de les abîmer », lance Om Ahmad. Les trois femmes font partie de la même famille et vivent dans la même maison située sur un terrain où se dressent quelques mûriers. Elles sont habituées à se lever avant l’aube pour se préparer à la récolte des mûres au petit matin. « La cueillette des mûres doit se faire avant que le soleil ne se lève, les jours sans vent pour ne pas abîmer ce fruit », décrit Om Ahmad, l’une des habitantes de Sorrad.
Sur une superficie de 3 000 feddans (1 feddan = 4 200 m²) se dressent 2 000 mûriers dispersés au village Sorrad, situé dans le gouvernorat d’Al-Gharbiya. Cette région est consacrée à la culture des mûriers. C’est le plus grand village en Egypte pour la culture des baies. Le fruit blanc de forme ovale surnommé roumi mesure 2,5 cm de long et est considéré comme une importante source de revenus pour les habitants de ce village. Il est constitué de petites drupéoles globuleuses étroitement serrées.
A Sorrad, les paysans ne cessent d’offrir des poignées de mûres pour les faire goûter aux visiteurs. Juteuse et sucrée avec des notes boisées et légèrement acidulée, la mûre emplit la bouche de ses saveurs. « L’histoire de ces arbres date du début des années 1970, lorsqu’un homme d’affaires natif d’un village voisin a ramené des jeunes plants de France. La culture des mûriers s’est répandue dans la région car les arbres ne demandent pas beaucoup de soins comme les orangers et les goyaviers, et le pesticide servant à lutter contre les moustiques blancs n’est utilisé qu’une seule fois durant la saison de l’automne », dit Bassem, cultivateur. L’arbre vit des dizaines d’années, le coût pour en prendre soin est dérisoire, soit 200 L.E. par an pour chaque arbre. Ce qui a donné la chance à sa culture à Sorrad.
Les paysans doivent compter sur des grimpeurs d’arbres expérimentés pour faire la cueillette. (Photo : Ahmad Réfaat)
Avril, mai, la haute saison
Plusieurs familles dans ce village se réveillent très tôt le matin durant le mois d’avril et les quelques premiers jours du mois de mai. De bonne humeur et en forme, les paysans s’affairent dans les terres agricoles pour faire la cueillette des mûres qui va leur apporter des bénéfices considérables, mais saisonniers. Le travail est réparti. Chacun selon ses compétences. Celui qui grimpe en haut de l’arbre doit être à la fois robuste et flexible, car si la personne n’est pas capable de monter jusqu’à 5 mètres sur un arbre qui peut atteindre entre 10 à 12 mètres de hauteur, il risque de tomber et avoir des fractures plus ou moins graves. Les consignes de sécurité n’existent pas, tout dépend de l’agilité et l’endurance du grimpeur.
« Pour réussir la mission de la cueillette, on a recours à des journaliers, spécialistes de la grimpe d’arbres. Le grimpeur touche 150 L.E. pour un travail qui ne dépasse pas les 2 heures », confie Abdel-Hamid. Verser une somme pareille pour un journalier ne pose aucun problème, vu les bénéfices que l’on peut en tirer. Le gain d’une famille qui possède au moins 3 arbres peut atteindre les 60 000 L.E. lors de la saison de la cueillette. Cette somme peut être plus ou moins élevée suivant le nombre d’arbres que chacun possède. « On attend la saison de la cueillette pour faire les achats importants, par exemple préparer le trousseau de mariage d’une fille, acheter de nouveaux vêtements, faire un stock de denrées alimentaires ou mettre de l’argent de côté pour les leçons particulières », déclare Sami, propriétaire d’un jardin.
Chaque mûrier est secoué tous les 3 jours afin de cueillir ses fruits. Dès que les fruits sont recueillis sur la toile de jute, les paysans saisissent les bords avec la paume et les bouts des doigts et commencent à la tirer délicatement tout en prenant les précautions nécessaires pour éviter de faire tomber les fruits au sol ou les toucher avec les mains, puis les versent dans des ustensiles en aluminium très larges et creux comme ceux dont se servent les femmes dans les provinces pour laver le linge.
Le marché se termine tôt au début de la journée, tandis que la cueillette se fait dans le crépuscule du matin. (Photo : Ahmad Réfaat)
De la cueillette à la vente en gros
Avant le lever du soleil, des charrettes tirées par des ânes chargent ces ustensiles remplies de mûres et se dirigent en compagnie de leurs propriétaires vers le marché. Les ânes habitués à emprunter ce chemin arrivent à destination en quelques minutes. De vieilles carrioles sont garées de manière anarchique devant l’association agricole à Sorrad. C’est là où se fait la vente aux enchères. Les liasses de billets de banque passent entre les mains des vendeurs et des commerçants. Les 2 parties marchandent pour obtenir le meilleur prix. Cependant, chaque vendeur doit faire des concessions sur le prix de vente car une fois cueillis, ces fruits délicats ont tendance à se détériorer rapidement. « Je ne bouge pas de l’association agricole avant et durant la période de la cueillette. Je reste sur place pour contacter tous les commerces de détail afin de savoir combien de kilos de mûres il faut envoyer à chacun dès que les fruits sont réceptionnés », souligne Ramadan, grossiste de fruits. Au marché, il achète environ 300 kg et les envoie directement à une quinzaine de vendeurs en détail au Caire et à Alexandrie.
Lorsque le paysan n’arrive pas à fixer le bon prix, il se fait aider par Ahmad, le commissionnaire, qui décide à sa place du prix adéquat suivant la quantité et la qualité des mûres. D’un autre côté, le commerçant de détail vend la barquette de 200 grammes à 25 L.E. Une poule aux oeufs d’or, surtout que les mûriers poussent partout et se dressent majestueusement sur les bandes de terre qui bordent les étendues d’eau et dans les terres agricoles. Mais les paysans n’aiment pas trop parler des revenus tirés pendant la saison de la cueillette pour plusieurs raisons, notamment de peur de voir les propriétaires qui leur louent les terres agricoles augmenter les loyers. La crainte de perdre des profits a donc poussé les paysans à ne plus aborder de discussions concernant ce commerce. Ils affirment même que les profits ne sont que saisonniers et que la période de la récolte est très courte.
Une joie sereine envahit l’atmosphère lors de la saison de la récolte des mûres. (Photo : Ahmad Réfaat)
Après les mûres, la soie des mûriers ?
Selon Nabil Mahrous, président de l’association Ezraa Chagara (plante un arbre), l’Egypte n’est pas classée parmi les plus importants pays producteurs des mûres au niveau du monde, et ce, malgré ses profits économiques et nutritifs. Les fruits des mûriers, des palmiers dattiers et des sycomores sont connus pour être la nourriture des pauvres. Mahrous ajoute que dernièrement, les scientifiques et les chercheurs se sont penchés sur les bienfaits des mûres et ses valeurs nutritives. C’est pour cette raison que les agriculteurs ont commencé à étendre, ces dernières années, la culture des mûriers pour vendre leurs fruits qui n’avaient pas de grande valeur économique par le passé.
Or, les habitants du village espèrent aller plus loin avec leurs mûriers, vu qu’il est possible de produire de la soie, puisque le ver à soie se nourrit des feuilles de mûriers qu’il transforme en fibre dont il se sert pour fabriquer son cocon. Cela pourrait donner lieu à un business juteux puisqu’à partir du mûrier, on peut produire une soie raffinée et de qualité constante, ainsi qu’une couleur blanche naturelle. C’est pour cela que les habitants de Sorrad aimeraient avoir une industrie liée à l’élevage des vers à soie, même s’ils n’ont aucun savoir-faire dans ce domaine. Ils veulent que l’Etat lance cette activité dans leur village, ce qui pourrait donner à des milliers de femmes soutien de famille la possibilité de travailler. « Les feuilles des mûriers à Sorrad tombent en automne, ce qui ne nous encourage pas à investir. Le ver à soie a besoin de grandes feuilles et bien épaisses pouvant contenir une centaine de vers. Alors, il faut importer de jeunes plants d’arbres omanais et indiens », explique Mahrous.
(Photo : Ahmad Réfaat)
Il précise que le projet de soie naturelle exige un système et de l’intérêt pour revoir autrement l’investissement dans ce secteur, car les mûriers ont un impact sur l’environnement, la santé humaine et l’industrie. « Nous avons besoin de mettre en place une stratégie nationale intégrale dans les provinces égyptiennes pour promouvoir le projet de l’élevage des vers à soie », estime Chaabane Salem, spécialiste en économie agricole. Et de conclure qu’il serait judicieux de faire un recensement des sources d’eau où les mûriers peuvent être plantés aux abords.
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