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Quand mode rime avec militantisme

Dina Darwich , Mercredi, 24 janvier 2024

Loin des champs de bataille et des sphères politiques, de nombreux créateurs de mode s’inspirent du patrimoine palestinien pour perpétuer l’héritage de la Palestine et défendre sa cause. Une force douce où la mode devient une arme d’un autre genre. Enquête.

Quand mode rime avec militantisme
Le keffieh est devenu la pierre angulaire de beaucoup de stylistes.

La mode a toujours forgé le mythe d’un monde paral­lèle, optimiste et radieux, où fusionnent luxe et plai­sir. Mais la mode, ce n’est pas que du bling-bling, du glamour et du rêve. Ce n’est pas que de l’ostenta­toire et du superficiel. Elle peut aussi porter une cause. Et aujourd’hui, c’est celle de la Palestine.

Si ces derniers mois, quand on parle de la Palestine, une pléthore d’images nous vient à l’esprit, celles d’une terre noyée dans les souf­frances et d’un peuple qui continue d’endurer quotidiennement des conditions humanitaires épouvan­tables avec des scènes d’horreur qui laissent très peu de place à l’espoir et au rêve, il est donc plus que jamais urgent de défendre non seulement la cause de la Palestine, mais aussi son patrimoine. Une communauté créa­tive de stylistes s’y attèle. Ils puisent dans la culture palestinienne pour donner vie à leurs créations. Une tendance mode originale qui leur donne à la fois volonté et détermina­tion. Une force douce adoptée pour s’adresser à un monde sourd aux cris d’un peuple qui lutte pour affirmer son identité.

Le designer égyptien Mohamed Nour a entamé la nouvelle année avec un message fort en lançant sa collection « Hurra », qui signifie (libre), en solidarité avec la Pales­tine. Condamnant les atrocités com­mises par l’occupation israélienne, Mohamed Nour s’est servi des nou­velles technologies pour présenter sa collection, comme il l’a imaginée. Il en a même peaufiné les moindres détails, afin que le monde n’oublie jamais l’horreur israélienne. Dans les créations de Nour générées par l’Intelligence Artificielle (IA), la collection comporte différentes robes pour femmes voilées et non voilées où le symbole culturel de la résilience est introduit de manière moderne. « J’ai commencé à conce­voir la collection Hurra après le déclenchement de la guerre actuelle qui m’affecte profondément. Comme tout le monde, je voulais soutenir les Palestiniens de Gaza. Mais à ma manière, c’est le design. J’ai utilisé l’IA pour produire les images qui ont été présentées au public. Le but est non seulement de faire circuler un message d’espoir et de tracer un sourire sur les lèvres, mais aussi d’inciter celui qui ne connaît pas l’histoire de ce peuple à fouiller, afin d’apprendre davantage, et d’illumi­ner l’opinion publique, et ce, pour préserver la cause palestinienne », explique le styliste Mohamed Nour, soucieux de créer des tendances de mode ethnique dont il puise les lignes dans le patrimoine culturel des peuples. « J’ai étudié l’héritage culturel palestinien et j’ai été très impressionné par le keffieh palesti­nien ou hatta, comme l’appellent les habitants de Gaza, cette écharpe tra­ditionnelle devenue un symbole de la lutte du peuple palestinien depuis la grande Révolution palestinienne en 1936, et après la Nakba en 1948 », explique Nour. Et d’ajouter : « Le hatta palestinien porte dans son de­sign plusieurs messages. Les lignes s’entrecroisent comme les filets de pêche, les lignes droites représentent les voies commerciales desservant la région, et enfin les lignes ondu­leuses portent deux significations : les branches d’olivier, arbre propre à cette région, et les vagues de la mer. De quoi cultiver l’inspiration. Après avoir étudié cet héritage, j’ai essayé de mettre ceci en oeuvre selon les dernières lignes de mode inter­nationales, et cela apparaît dans les coupes des modèles et dans la sil­houette finale de la pièce. J’ai réalisé toute la collection en noir et blanc, d’abord pour préserver l’identité du style palestinien, et ensuite parce que le noir et le blanc sont très en vogue dans les tendances de mode de l’année 2024 ».


Une collection par Dar Noora qui défendent l’identité palestinienne.

Le keffieh, un châle, une histoire …

Loin du monde arabe, en no­vembre dernier, le designer néerlan­dais d’origine marocaine Aziz Bek­kaoui a fait bouger l’eau stagnante. Ce styliste continue de se démarquer par ses créations s’inspirant de l’his­toire et de la culture arabo-musul­manes pour présenter des collections hors du commun. Pour Aziz Bek­kaoui, cette dernière collection pré­sentée à l’occasion de l’Amsterdam Fashion Week a pour but de raconter l’histoire du militantisme et de sen­sibiliser les gens à la cause palesti­nienne. Une mission difficile dans ce pays où la présence sioniste ne passe pas inaperçue. Dans sa dernière col­lection intitulée Keffieh, Bekkaoui a créé des formes diverses et variées de châles, de sacs et d’autres mo­dèles dans lesquels l’héritage cultu­rel palestinien est présent et mis en valeur, notamment le keffieh. Ce styliste a voulu montrer le rôle de la coiffe traditionnelle dans la lutte contre l’injustice, et surtout faire

 

 découvrir l’héritage culturel pales­tinien aux Pays-Bas et au monde entier. Il a créé de nouveaux modèles très en vogue, en y ajoutant quelques détails dans plus d’une pièce, pré­sentant, par exemple, un morceau de châle s’entrecroisant dans plus d’une pièce vestimentaire.

Le keffieh est ainsi devenu la pierre angulaire de ses créations de sacs et de ses nouveaux styles vesti­mentaires. Il a aidé le créateur à di­versifier ses modèles, en combinant l’ancien et le nouveau. Comme dans une robe avec des manches conçues avec ce tissu et avec un châle à nouer autour du cou. « Pour moi, cette matière textile n’est pas seulement un morceau de tissu, mais elle doit raconter quelque chose, car il y a une histoire qui lui est attachée. Le keffieh est une pièce qui nous parle depuis des siècles. Ce tissu a un pouvoir énorme lié à la tradition et à l’artisanat. C’est un symbole bien plus fort qu’un drapeau », rapporte-t-il au site Middle East Eye.

Selon le styliste égyptien Youssef Spahi, ce n’est pas la première fois que la mode interagit avec l’actua­lité. La mode est un miroir de ce qui se passe autour de nous. Et la poli­tique s’est immiscée dans plusieurs grandes maisons de couture. « Il ne s’agit pas seulement d’un moyen d’expression, mais aussi d’un outil influent pour préserver l’identité palestinienne, l’histoire de ce pays et son patrimoine architectural et culturel que l’Etat hébreu et le monde occidental tentent d’anéan­tir », explique Spahi.

La double bataille des stylistes palestiniens

Or, si Bekkaoui et Nour n’ont pas raté l’occasion de réagir à la guerre actuelle, il existe des stylistes palestiniennes qui tentent de faire entendre la voix de ce peuple depuis bien longtemps, et ce, malgré tous les remous. Alors qu’elle vit sous l’occupation israélienne, la styliste Hind Hilal a dû mener une autre bataille pour créer sa marque. Mal­gré l’absence d’opportunités de for­mation dans le domaine de la haute couture en Palestine, le manque de ressources, la concurrence avec les marques israéliennes sur le marché du travail et le retard imposé par les checkpoints, cette architecte a pu surmonter tous les défis et créer ses premiers modèles. Sa collection re­flète à la fois force et féminité. « Etre créative tout en vivant sous l’occu­pation est un défi quotidien. Créer quelque chose d’authentique avec peu de possibilités et pour avancer plus loin est devenu ma façon de ré­sister et d’exister en tant que Pales­tinienne, et surtout comme styliste, malgré les limites », a déclaré Hilal à l’Agence Médias Palestine.

D’autres stylistes puisent dans leurs souvenirs d’enfance pour mettre en relief leurs créations avec des paysages, des sons et des expé­riences pour créer leur collection. C’est le cas de la maison de couture de renom Dar Noora, dont la créa­trice Noora Khalifeh laisse défiler les mémoires dans la vieille ville d’Al-Qods pour créer une collection palestinienne classique avec une vision moderne en faisant travailler des femmes sur place. « Ce sont des couturières qui travaillent à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem. Sans elles, mes collections de Dar Noora seraient incomplètes. Une belle op­portunité pour découvrir différents styles vestimentaires et étendre une activité de mode palestinienne unique », confie Noora, proprié­taire de cette maison de couture, contactée par l’Hebdo via What­sApp. Noora, qui se déplace entre Ramallah et Jérusalem, assure que sa maison de couture compte envi­ron 200 femmes qui effectuent leur travail dans les territoires occupés. Pour elle, c’est sa façon de résister. « Dans le passé, nos grands-mères tentaient de lancer des messages à travers leurs habits pour mon­trer leurs souffrances. Certaines portaient des robes en broderie en forme de barreaux de la prison pour montrer que leurs enfants sont détenus. D’autres portaient des bro­deries qui représentent la mosquée d’Al-Aqsa, le drapeau palestinien ou bien d’autres symboles ou élé­ments de notre terre », affirme Noo­ra. « La mode est, en fait, un langage silencieux à travers lequel de nom­breux messages peuvent être trans­mis, et c’est ce que nous faisons à Dar Noora, régénérer les éléments et les symboles de nos grands-mères qui reflètent nos souffrances et nos aspirations », avance Noora, tout en assurant que beaucoup d’artistes mettent actuellement, à côté de leur signature, le slogan Free Palestine, symbole de solidarité et moyen de préserver la cause.


Mohamed Nour s’est servi de l’IA pour présenter sa collection comme il l’a imaginée.

Un patrimoine, une identité

Selon Lina Hamawy, sociologue palestinienne, Israël tente à tout prix de falsifier l’histoire de la Pales­tine en détruisant son patrimoine et son héritage culturel. Affirmer son identité palestinienne en dévoi­lant les vérités est un moyen de s’imposer. « Les collections qui ont aujourd’hui recours aux symboles palestiniens comme le keffieh ou le tatriz (broderie) prouvent que nous existons encore. Depuis longtemps, nous luttons pour notre cause par différents moyens, utilisant soit la poésie, la littérature ou le cinéma, et donc la mode ne va pas faire excep­tion », dit-elle.

Une vague de créativité qui ne cesse de prendre de l’ampleur à tra­vers le monde. Il suffit de citer que des personnes connues ont soutenu cette tendance. La politicienne amé­ricaine Rashida Tlaib portait une robe palestinienne au moment de prêter serment au Congrès améri­cain. De son côté, la reine Rania de Jordanie, connue par son élégance et son goût raffiné, est apparue portant un caftan bleu avec broderie aux points de croix palestiniens signé par la maison de couture Dar Noora qui combine la mode contemporaine et le « tatriz » traditionnel palesti­nien. La réalisatrice Farah Nabulsi, nommée aux Oscars, et les soeurs mannequins Gigi et Bella Hadid se sont fait remarquer en portant des vêtements palestiniens ou le kef­fieh, afin de souligner leur identité culturelle et d’attirer l’attention sur la cause palestinienne.

Ce mouvement vestimentaire n’est pas simplement un phénomène de mode, mais plutôt une volonté de s’exprimer, de prendre position et de faire en sorte que cet héri­tage culturel ne soit pas emporté par le vent. Une petite victoire ? Sans doute. Chaque point de croix dans cette broderie constitue un triomphe, car cela permet d’aider les autres à suivre les traces de ce peuple et à prêter l’oreille à la ver­sion racontée par les vrais habitants de cette terre.

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