Lorsque vous faites un reportage sur des zones de conflit et des conflits armés, soit vous revenez avec une histoire, soit vous êtes vous-mêmes objet de l’histoire ! Telle est la leçon numéro un donnée par le Centre d’études économiques et de médias, en coopération avec la Fondation IREX, la Fondation Friedrich Ebert (FES) et l’Organisation internationale de soutien aux médias (IMS) aux journalistes qui travaillent dans les régions de conflits, afin de trouver un équilibre entre la quête continue pour réaliser un scoop, transmettre les faits, défendre une cause et garantir leur propre sécurité, et ce, dans le cadre d’une étude qui a publié un guide détaillé sur ce qu’on appelle le « journalisme sensible ».
Sur le terrain, les journalistes à Gaza sont confrontés à d’énormes défis pour rapporter les faits. « J’ai vécu quatre guerres. Habituellement, c’est moi qui couvre ce type d’événement dans l’information en direct. Mais aujourd’hui, c’est moi qui suis en train de devenir l’info ». Khawla Al-Khaldy, journaliste à la Télévision palestinienne, résume ainsi, via WhatsApp, les conditions de travail difficiles dans lesquelles travaillent actuellement les journalistes à Gaza. « Le mot sécurité ne fait plus partie de notre vocabulaire », confie cette mère de 4 enfants âgés entre 5 et 12 ans. Malgré les défis, les souffrances et le danger, Khawla et ses collègues ont une volonté de fer. « Nous n’avons pas d’autres options que de continuer à travailler et ne pas attendre la mort. J’ai perdu ma femme et mon fils, c’est une profonde blessure qui continue de me faire souffrir, mais on doit continuer notre travail à la mémoire de leurs âmes et des âmes des autres victimes qui sont tombées en martyrs et dont les familles sont aujourd’hui en deuil », explique Wael Al-Dahdouh, journaliste à la chaîne de télévision Al-Jazeera. Et d’ajouter : « Les Israéliens veulent étouffer notre voix et effacer les images rapportées par les journalistes, mais j’ai pris la décision de travailler sur terrain jusqu’au dernier souffle pour transmettre la vérité, montrer les crimes commis contre notre peuple et tous les journalistes ». Le 25 octobre, ce journaliste a appris en direct le décès de sa femme, de deux de ses enfants et de plusieurs membres de sa famille après le bombardement du camp de Nuseirat où sa famille s’était réfugiée. Il s’est effondré en direct. Peu de temps après, le public l’a retrouvé à la morgue de l’hôpital, en train de se recueillir sur les dépouilles en portant toujours son gilet pare-balles « presse » sur le dos. Il est retourné à son travail après les obsèques organisées le lendemain de la tragédie.
Une cinquantaine de journalistes tués
Aujourd’hui, cette scène est devenue courante à Gaza : le microphone et le gilet pare-balle posés sur la dépouille de la victime. Une scène identique à celle qui a eu lieu récemment lors des obsèques de Mohamed Abou-Hatab, un journaliste de la Télévision palestinienne qui a perdu la vie avec 11 membres de sa famille, selon l’Agence de presse palestinienne. Les derniers mots du défunt reflètent les conditions très difficiles dans lesquelles travaillent les journalistes à Gaza. « Je vais juste m’absenter deux heures pour aller voir ma famille. Je reprendrai l’antenne dès mon retour ». Mais il n’a pas eu de chance, car l’aviation a bombardé sa maison et il est revenu noyé dans son sang, raide mort dans une ambulance au complexe médical Nasser à Khan Younès. Un scénario dramatique qui ne cesse de se répéter. Le nombre de journalistes qui ont trouvé la mort durant cette dernière guerre a atteint les 48 (40 reporters et 8 travaillant dans les institutions médiatiques), selon Tahsin Al-Astal, chef du syndicat des Journalistes à Gaza, contacté via WhatsApp. Un chiffre qui, d’après la chaîne télévisée Al-Arabiya, dépasse le nombre de journalistes tués à travers le monde durant les trois dernières décennies. « Bien que le journaliste palestinien soit habitué à travailler sous les bombes, cette fois-ci, la situation diffère, on est directement pris pour cible. Presque tous les bureaux des institutions médiatiques palestiniennes sont actuellement hors service suite aux bombardements israéliens », indique Al-Astal, en ajoutant que 12 journalistes ont perdu des membres de leurs familles, sans compter les blessés.
Face au blocus, le système D
Les défis sécuritaires ne sont pas les seuls. Le blocus de la bande de Gaza touche aussi l’information. Les journalistes doivent parcourir des kilomètres à pied pour arriver à couvrir tous les faits tragiques avec le risque de mettre en danger leur vie, alors que chaque déplacement est devenu périlleux pour eux. Contacté par WhatsApp, Sami Samir, journaliste à l’Agence de presse palestinienne, raconte que la situation est bien plus difficile et plus terrifiante que ce que le monde voit à l’antenne. « Le manque d’essence paralyse le travail. On n’a pas cette opportunité de raconter des milliers d’histoires humaines et leurs souffrances à travers nos articles, surtout que la plupart des victimes sont des enfants. Personnellement, je me rends au travail sur une charrette tirée par un âne ou un cheval. Si, en cours de route, je trouve une voiture pour me transporter, c’est une grande chance ».
Par ailleurs, il existe des problèmes logistiques concernant la rupture continuelle du courant électrique qui rend les conditions de travail encore plus pénibles. « On a profité des expériences des guerres précédentes, surtout de ce qui s’est passé en 2021, et on a choisi quatre endroits pour que les journalistes puissent séjourner et poursuivre leur couverture : hôpital Al-Shifa, hôpital Nasser, hôpital Chohadaa Al-Aqsa et hôpital Al-Najjar où l’accès à l’électricité à travers l’énergie alternative (énergie solaire) est garanti tout en leur fournissant une connexion Internet », explique Al-Astal. Au début, avant la séparation entre le nord de la ville et le sud, les journalistes se rassemblaient à l’hôpital Al-Shifa, mais actuellement, la plupart ont été obligés à partir vers le sud pour s’installer à l’hôpital Nasser à Khan Younès et l’hôpital Chohadaa Al-Aqsa à Deir Al-Balah.
Victimes comme les autres
Les problèmes logistiques et l’évolution de la situation sur terrain allongent également les heures de travail. Certains journalistes n’ont que quelques heures de sommeil. « On doit donc travailler au minimum 12 heures par jour. La plupart des journalistes dorment dans les endroits de travail et certains n’ont pu regagner leurs domiciles depuis le déclenchement de la guerre. Les moments de répit sont rares et souvent interrompus par les bombardements, et ce, sans compter le manque de nourriture dans ce conflit unique en son genre. Tout comme la population gazaouie, on souffre du manque de nourriture et de médicaments. Les rares repas que nous recevons, nous les partageons ensemble pour pouvoir résister, rester en vie et être capables d’assurer la couverture médiatique », confie Khawla Al-Khaldy. Et d’ajouter : « Nous ne sommes pas comme les autres journalistes à travers le monde qui sont protégés par la convention internationale consacrée à la protection des journalistes, ni même par le droit international humanitaire. On peut perdre la vie à tout moment. Il n’existe pas de lignes rouges ». Une chose qui a poussé Reporters Sans Frontières (RSF) à adresser une plainte devant la Cour pénale internationale, pour « crimes de guerre commis contre des journalistes palestiniens à Gaza ». Cette ONG internationale cite notamment la mort de 8 journalistes « tués lors de bombardements dans des zones peuplées à Gaza », d’après le site de Franceinfo.
Et ce n’est pas tout. Ahed Ferwana, journaliste au site journalistique Al-Karama, signale via WhatsApp que les journalistes à Gaza manquent énormément d’équipements nécessaires pour leur sécurité professionnelle. « Les casques et les gilets pare-balles sont en nombre réduit. Et pas tous les journalistes à la bande de Gaza en possèdent, c’est pour cette raison qu’on les prête à ceux qui n’en ont pas pour se rendre sur terrain, alors qu’en portant cette tenue, on risque aussi d’être pris pour cible ». Il ajoute que les panneaux solaires qui permettent de produire de l’électricité sont devenus aussi la cible d’attaques aériennes. D’ailleurs, le réseau Internet est souvent perturbé. « Les messages mettent des heures à arriver », avance Sami.
Pression psychologique
Tout cela s’ajoute à la pression psychologique. En direct, Salman Al-Bashir, correspondant de Palestine TV, a jeté par terre son gilet pare-balles portant le mot « média », affirmant que ces tenues ne protègent personne, car « nous sommes des victimes ici », après la mort d’un de ses collègues.
Beaucoup de journalistes se sentent en outre partagés entre le devoir professionnel, le devoir patriotique et leur rôle familial. « Il est difficile en ce moment délicat de réaliser l’équilibre en tant que mère et journaliste. Mon travail passe d’abord, mais cela m’expose à une pression supplémentaire, surtout qu’on a besoin dans ces situations difficiles d’être entouré des siens », confie Khawla Al-Khaldy. Et bien que de nombreux journalistes, comme l’explique Ahed Ferwana, aient emmené leurs familles vers des régions plus sécurisées avant de se rendre sur terrain, la difficulté des moyens de télécommunications les empêche d’avoir des nouvelles de leurs proches, ce qui aggrave leurs souffrances.
Le quotidien est lui aussi pesant. « Chaque matin, avant de me rendre au travail, je dois faire le tour des points de vente pour ramener soit du pain ou de la farine et de l’eau pour le pétrir, surtout que les boulangeries dans le quartier où j’habite n’ont plus assez de pain et d’autres à proximité ont été détruites. On perd beaucoup de temps pour trouver de la nourriture », confie Sami Abou-Salem, père de 4 enfants. K. J, un autre journaliste qui a requis l’anonymat, raconte que « prendre une douche devient un luxe, mais ce qui est le plus dur pour moi, c’est d’essayer de calmer mon enfant âgé de 6 ans. Je dois me contrôler car il est très difficile de m’habituer à l’idée de le convaincre en lui disant que ce sont des feux d’artifice, ou tout simplement un jeu ».
C’est en direct que Wael Al-Dahdouh, journaliste à Al-Jazeera, a appris la mort de plusieurs membres de sa famille.
La solidarité comme seul rempart
Et, malgré l’ambiance horrible qui sévit à Gaza, l’esprit de solidarité règne. Les Gazaouis se côtoient pour affronter leur quotidien. Les journalistes eux-mêmes participent parfois dans les oeuvres de secours à la population et la répartition des repas. « Une fois sur terrain, les bombardements n’étaient pas loin de moi, je me suis précipité sans casque ni gilet pare-balles pour aider les habitants à sortir des rescapés, oubliant même de prendre des photos pour mon travail, car j’ai senti à ce moment-là que sauver la vie d’une personne est bien plus important que ma mission sacrée », lance Abou-Salem.
Mais, il ne s’agit pas seulement d’actions individuelles, les organisations tentent aussi de tendre la main pour faire face aux difficultés de travail. Les possibilités réduites n’ont pas empêché le syndicat à Gaza de jouer son rôle pour aider le clan des journalistes à surmonter les challenges du terrain. « Le syndicat tente de fournir aux journalistes des repas, des pansements et des équipements de sécurité professionnelle, et ce, en collaboration avec certains partenaires comme les syndicats des Journalistes dans certains pays, ainsi que la Fédération arabe des journalistes ».
Mohamed Abou-Hatab, Magd Arandiss, Iyad Mattar, Emad Al-Wahidym pour ne citer que ceux-là ; des noms qui vont disparaître des registres du syndicat des Journalistes palestinien, mais certainement pas des mémoires. Chacun avait une histoire, des rêves et des ambitions. Tous ont perdu la vie pour avoir voulu transmettre la vérité.
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