Au coeur d’Alexandrie, le quartier commercial d’Al-Manchiya est l’un des plus animés de la ville. Pour arriver à Souk Al-Tork, le marché de meubles, il faut d’abord passer le long des bijoutiers et des marchands de tissus, puis traverser une petite ruelle qui conduit au souk. Ce marché se situe entre deux grandes avenues, celles d’Al-Tabakhine et d’Al-Gomrok. L’appellation « tork » fait référence au mot « turc », car cette rue était connue pour la vente de tabac et de narguilés, un commerce que les Turcs monopolisaient en Egypte.
Mais dans les années 1940, un changement s’est produit et au fil des ans, l’ancienne rue s’est taillé une réputation dans le secteur de la fabrication des meubles. Le quartier était alors connu pour ses ateliers et ses menuisiers. La production répondait aux besoins de la ville d’Alexandrie et des villages se trouvant aux alentours comme Métobass, Rachid et Kafr Al-Dawar.
« J’ai commencé à travailler dès l’âge de 15 ans, même plus jeune. Nous étions tous originaires de la région, les apprentis et les maîtres, précisément du quartier de Bahari. Ce souk rassemblait une cinquantaine d’ateliers qui fabriquaient toutes sortes de meubles de maison », raconte Mohamad Kenana, 76 ans, un des plus anciens propriétaires d’un magasin de meubles classiques de style français. On y trouve du Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, mais aussi des meubles de style anglais (victorien).
(Photo : Ahmad Abdel-Karim)
Ces meubles classiques ont toujours leurs adeptes, mais pas comme dans le temps, disent les commerçants. D’un côté, quand ils sont de haute qualité, ils coûtent cher, de l’autre, ils attirent peu les jeunes, plus enclins aux meubles modernes. Raison pour laquelle les fabricants de ces pièces se font de plus en plus rares. Ce qui fait que les prix de ces pièces classiques sont élevés.
Mais la particularité de ce marché, c’est que le client de la classe moyenne peut meubler sa maison avec un budget modéré et moins cher qu’ailleurs. Le prix d’une chambre à coucher par exemple peut varier de 35 000 jusqu’à 120 000 L.E.
La nostalgie des beaux jours
C’est dans les années 1940 que Souk Al-Tork a vécu son âge d’or. Une gloire révolue aujourd’hui. Les ateliers de fabrication ont quasiment disparu et il ne reste qu’une vingtaine de magasins qui exposent du mobilier en provenance de Damiette, une ville célèbre pour son industrie du meuble. « Notre génération a vraiment aimé ce métier et a consacré toute sa vie en créant des pièces de mobilier de qualité, fabriquées avec du bois de qualité, qui durent des dizaines d’années », précise Kenana. Et d’ajouter : « La famille égyptienne avait toujours tendance à considérer les meubles comme des biens durables, c’est pour cela que la durabilité a été le mot-clé du succès et de la réputation de ce marché ». Aujourd’hui, les couples meublent leurs appartements avec des pièces modernes qui manquent, selon lui, de goût et de rigidité. Pourtant, les marchands devraient suivre la mode et exposer, outre les pièces classiques, des fauteuils, des banquettes et des consoles modernes pour pouvoir survivre et relancer ce commerce. « La surface de notre appartement ne fait que 136 m2, les pièces classiques sont trop volumineuses par rapport à l’espace. D’ailleurs, ces pièces nous donnent l’impression que nous sommes dans un musée plutôt que dans une maison supposée nous offrir le repos et le confort », dit Salma, une jeune mariée qui est venue faire un tour au marché, mais qui a fini par choisir du moderne.
Souk Al-Tork souffre du manque de clientèle. (Photo : Ahmad Abdel-Karim)
Un va-et-vient s’observe dans le souk pendant les mois d’été, la saison des mariages et de la préparation du trousseau. Les ouvriers des ateliers exhibent des armoires à glace et des commodes sur le trottoir, juste face à l’un des magasins de vente de meubles se trouvant au Souk Al-Tork. Avant d’exposer les meubles à l’extérieur, ils choisissent l’emplacement pour éviter que les camions livreurs ne les égratignent comme s’ils étaient des pièces de bijoux précieux. Abdel-Moneim, propriétaire d’un magasin au Souk Al-Tork, estime que les meubles sculptés, comme les consoles, les bahuts et les commodes, sont recherchés encore par certains amateurs de mobilier de charme. Il dit en avoir même exporté aux Etats-Unis durant une trentaine d’années. « La qualité du travail et de la marqueterie attirait la clientèle ici et ailleurs. A l’époque, cela prenait un mois pour peindre une chambre à coucher, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui », précise Abdel-Moneim.
Le chêne, le noyer, le teck ou le bouleau sont les meilleurs bois pour fabriquer des meubles de qualité qui sont très demandés par les clients. Hanane et sa fille Mariam sont venues au Souk Al-Tork pour acheter des meubles de qualité et résistants. « Mes grands-parents m’ont appris comment tester la qualité du bois. En frappant sur le bois, on entend un léger écho », décrit Mariam en observant soigneusement les gerbes de fleurs gravées sur le fauteuil de style Louis XV. Les dessins gravés sur le bois sont proéminents sur les différents types de mobilier : salon, salle à manger ou chambre à coucher. Et il y en a dans tous les styles pour satisfaire les goûts des gens de différentes classes sociales.
Ahmad, père d’une future mariée, est venu en compagnie de sa fille, sa femme et son gendre pour choisir une chambre à coucher au Souk Al-Tork. « Mon père et moi, nous avons déjà acheté des meubles ici. Cet amalgame entre beauté et durabilité concernant les meubles nous a poussés à venir ici. Et en comparant les prix avec d’autres magasins, ils sont plus abordables dans ce souk », affirme Ahmad. Hana, la future mariée, dit ouvertement que la chambre à coucher qu’elle a choisie coûte 40 000 L.E., alors que la même est vendue dans les magasins d’autres quartiers ou dans les centres commerciaux à plus que 100 000 L.E.
Cependant, ce genre de clientèle est en baisse. Certains clients achètent parfois quelques pièces de mobilier pour compléter l’essentiel du trousseau. Hussein, comptable chez un coiffeur pour hommes, est venu acheter un lit pour deux personnes et une armoire pour meubler la chambre à coucher de son nouvel appartement. Ces deux pièces lui ont coûté 8 000 L.E.
C’est par passion pour le métier que les propriétaires des magasins continuent de résister. (Photo : Ahmad Abdel-Karim)
La crise est passée par là
D’après les propriétaires, plusieurs facteurs ont joué un rôle dans la régression de ce commerce qui a vécu des moments prospères. Avant la fin des années 1980, l’Etat soutenait cette industrie. « A une certaine époque, on pouvait se procurer du bois à prix réduit à travers un organisme étatique et chaque commerçant avait un quota », raconte Kenana. Cette contribution aidait à varier la production et à offrir des meubles à prix raisonnable. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.
Depuis la crise du Covid-19, les prix des meubles ont largement augmenté. Il suffit de dire que le prix d’un mètre de chêne coûtait 6 000 L.E. avant la crise contre 20 000 L.E. aujourd’hui. Et le mètre du bois bon marché valait 60 L.E. Aujourd’hui, il atteint les 260 L.E. Un kilogramme de cuivre qui est nécessaire pour orner le bois coûtait 30 L.E. contre 380 L.E. aujourd’hui. Une autre raison qui a provoqué la flambée des prix est, d’après Mohamad Kenana, l’arrêt de la fabrication des meubles à l’intérieur de cette zone commerciale et le fait de ramener les meubles d’un autre gouvernorat comme celui de Damiette, ce qui a augmenté le prix final à cause des frais de transport. D’ailleurs, certains anciens clients ne s’observent plus dans ce marché.
Et il y a aussi la crise qui touche tout le monde. « On ne reçoit plus ces clients qui désirent renouveler leur mobilier, comme ceux qui veulent se débarrasser des pièces rustiques pour les remplacer par d’autres plus modernes. Depuis presque 5 ans, les commandes se font seulement par des couples qui s’apprêtent à se marier », précise Ibrahim Ali Ibrahim. Ce jeune homme de 38 ans a hérité ce métier de son père. Il connaît les détails de fabrication et d’entretien d’un meuble. Un coup d’oeil lui suffit pour dire si c’est une pièce de bonne qualité ou pas.
Le commerce continue pourtant d’attirer les novices. A cet endroit, dit-il, faisant référence au Souk Al-Tork, basé sur le commerce des meubles, une bibliothèque et un café ont changé d’activité pour vendre des meubles. « Les intrus dans ce métier ne possèdent ni registre de commerce ni carte fiscale, ils vendent des meubles importés bon marché en carton pressé tout en prétendant que c’est du chêne. Résultat, une perte de clientèle et une mauvaise réputation qui a sali tous les commerçants, considérés aujourd’hui comme des escrocs dans ce souk », déclare Ibrahim.
Ce dernier est cependant l’un des rares jeunes à s’intéresser encore au métier. La majorité d’entre eux cherchent leur gagne-pain ailleurs. « Les jeunes n’ont même pas envie d’apprendre les secrets du métier pour préserver cet art, transmettre ce savoir-faire à leurs enfants et garder ce marché en vie », dit Kenana avec amertume. Ce grand-père a de la peine à voir ses petits-fils si indifférents. « Ils ne voient pas cette magie, se lamente-t-il, un morceau de bois qui se transforme en chef-d’oeuvre ».
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