Lorsque les gens vont faire du shopping, ils pensent principalement aux prix : combien coûte cette chemise ? Quelle réduction vont-ils obtenir ? Combien d’articles doivent-ils acheter pour obtenir une offre ? Mais au-delà des prix affichés sur les étiquettes, nos vêtements ont un coût. Autrement dit, il y a des chiffres qui ne sont pas si faciles à gérer, mais très importants à comprendre. L’un d’eux est la quantité de litres d’eau nécessaires pour produire un t-shirt, qui est d’environ 2 700, soit la quantité d’eau qu’une personne boit en moyenne pendant 900 jours. Plus gourmand en eau, un jean pourrait nécessiter jusqu’à 10 000 litres, soit l’équivalent de 285 douches ! Ces chiffres ne cessent de trotter dans la tête de Hadeer Shalaby, PDG et cofondatrice de Green Fashion. « L’industrie de la mode contribue de manière significative à l’augmentation des émissions de carbone et à l’épuisement des ressources. Ceci intervient à toutes les étapes de l’industrie, à commencer par la fabrication, l’emballage, l’expédition et la distribution », lance-t-elle.
Tout a commencé en 2018, lorsque Hadeer, diplômée en ingénierie, a décidé de créer Green Fashion, une marque de mode et une entreprise sociale promouvant un mode de vie durable et respectueux de l’environnement. Selon elle, la stabilité sur le long terme du secteur textile dépend de l’abandon total du modèle économique de la « fast-fashion ». Apparue dans les années 1990, l’expression « fast-fashion » désigne les pratiques des grandes marques du textile, qui proposent de nouvelles collections de façon toujours plus récurrente. Le but des marques, en renouvelant frénétiquement leur offre, est de tenir en haleine les consommateurs, qui se retrouvent piégés dans la spirale infernale de l’achat à outrance. Le problème, c’est que cette surconsommation n’est pas sans conséquence. Epuisement des ressources, surconsommation d’eau, déforestation. La mode est la deuxième industrie la plus polluante et la plus grande consommatrice d’eau de la planète. Elle contribue au réchauffement planétaire en produisant 10 % des émissions de gaz à effet de serre de la planète. D’après un rapport du Global Fashion Agenda, les émissions de CO2 de l’industrie de la mode devraient atteindre environ 2,7 milliards de tonnes d’ici 2030.
Mais que peut-on faire face à cette situation ? « L’up-cycling, ou recycler par le haut, est une option qui consiste à réutiliser de vieux vêtements et à les transformer en de nouveaux produits. Alors que recycler le textile signifie récupérer la fibre, le fil ou le tissu et réutiliser la matière textile en produits utiles. Nous avons donc besoin d’industries circulaires qui transforment le vieux en neuf », explique Shalaby, tout en ajoutant que l’industrie de la mode a besoin d’une révolution pour réduire son impact environnemental et s’aligner sur une trajectoire plus durable à long terme. « Aujourd’hui, les marques de la mode express qui produisent des vêtements très vite, très souvent, et pas cher ne cessent d’envahir les réseaux ces dernières années. C’est le cas du chinois Shein dont les tarifs sont si attractifs et les offres promotionnelles si alléchantes de sorte que ce site est devenu le plus visité au monde », souligne-t-elle, tout en assurant que les vêtements de ce type de mode sont souvent fabriqués à partir de matériaux de mauvaise qualité et de tissus synthétiques bon marché qui s’effritent après quelques lavages seulement.
Une culture de durabilité
Les textiles représentent 1,4 million de tonnes de déchets municipaux en Egypte chaque année, selon la Banque mondiale.
Selon l’Onu, plus de 80 milliards de vêtements sont produits dans le monde, dont 75 % finissent en décharge ou incinérés. Un rapport de la Banque mondiale en 2016 affirme que les textiles représentent environ 1,4 million de tonnes de déchets municipaux en Egypte chaque année. Pour contrer cette tendance au gaspillage, Amal Chabib, directrice du design Green Fashion, concentre sa créativité sur la fabrication de vêtements, de sacs et d’accessoires élégants à partir d’un patchwork de matériaux de rebut, ainsi que de teintes et de fibres biodégradables. Ciblant de la sorte les clients qui s’intéressent à la mode unique, surtout à la protection de l’environnement. « L’entreprise recrute des travailleuses issues de milieux défavorisés et leur donne une formation artisanale et environnementale, afin de gagner leur vie grâce à la durabilité », souligne Chabib, ajoutant que Green Fashion fait partie aujourd’hui de l’une des 4 start-up circulaires sélectionnées en Egypte par Stand Up (projet financé par l’Union européenne dans le cadre du programme de l’Instrument Européen de Voisinage (IEV) et la Coopération transfrontalière (CTF), destiné à promouvoir des projets d’entreprises éco-innovantes dans les secteurs du textile, de l’habillement et de la mode, en soutenant les jeunes entrepreneurs basés dans les 5 pays méditerranéens participant au projet, qui sont l’Espagne, l’Italie, l’Egypte, le Liban et la Tunisie).
Idem pour Somaya Abou El-Ezz, diplômée des beaux-arts, formatrice d’une ligne de mode qui porte son nom. Sa première collection a été lancée en 2019 à partir de vêtements recyclés et de textiles naturels tissés à la main sur un métier à tisser. « Nous essayons de réduire la pollution résultant de l’industrie de la mode en produisant des vêtements respectueux de l’environnement, basés sur l’artisanat et le recyclage », affirme Abou El-Ezz, qui a eu recours aux productions plus responsables : matières premières à faible impact environnemental et tissus vivants biodégradables au lieu de tissus traditionnels pour réduire les émissions de carbone. Aujourd’hui, elle se prépare à produire une nouvelle ligne de mode en bambou, qui est un tissu écologique et antibactérien. « Nous ne pouvons pas tout faire, mais nous pouvons tous faire quelque chose ! Faire un petit changement individuel fera collectivement une énorme différence pour nos communautés », assure-t-elle.
Le recyclage, la réparation ou la réutilisation sont de nouveaux usages, de nouvelles normes, à intégrer dans les modes d’opération des entreprises.
Nouvelle saison, nouveaux styles, acheter plus pour moins d’argent, changer de vêtements, jeter les anciens : la pollution, les déchets et les émissions associées à la mode éphémère alimentent la triple crise planétaire. Cependant, ces dernières années, de nombreuses initiatives ont vu le jour à travers le monde pour produire une mode verte, respectueuse de l’environnement, et l’Egypte a commencé à faire partie de la tendance. Autrement dit, plusieurs Egyptiens se sentent aujourd’hui concernés par le développement durable, mais beaucoup aussi ne savent pas comment s’y prendre.
Une prise de conscience
La sociologue Siham Abdallah estime que le succès de la fast-fashion, flexible et bon marché, a bouleversé nos manières de consommer ces 30 dernières années. « Aujourd’hui, les achats impulsifs sont inéluctables. Ce modèle économique linéaire qui consiste à extraire, fabriquer et jeter n’est pas durable. Les multiples tentations incitent les consommateurs à acheter plus de vêtements, alors qu’ils n’en ont pas besoin. En outre, ils les portent moins souvent et s’en débarrassent plus rapidement », explique-t-elle. D’après la Banque mondiale, la production de textiles a plus que doublé entre 1975 et 2018, passant de 6 kg à 13 kg par an et par personne dans le monde. Abdallah n’hésite pas à faire souligner les pratiques durables qui ont été autrefois utilisées dans notre vie quotidienne, à savoir la fameuse boîte du chocolat Quality Street que nos grands-mères transformaient en kit de couture, les sacs en plastique rangés pour être réutiliser plus tard, les pots de sauce tomate en verre recyclés dans l’armoire de cuisine, afin de les utiliser plus tard en pots de confiture, les vieux vêtements réutilisés, etc. Tout cela est le fruit de la volonté des mères égyptiennes d’être plus économes. « Il est temps de faire évoluer les mentalités et de créer une culture de la durabilité dans la mode, afin d’informer les consommateurs de l’impact environnemental et social de leurs choix », préconise Abdallah. Selon elle, lorsque les gens sont conscients du coût réel de la fast-fashion, ils peuvent prendre des décisions plus éclairées concernant ce qu’ils achètent et la façon dont ils se débarrassent de leurs vieux vêtements. Une autre façon de promouvoir la durabilité dans la mode est d’encourager les marques éco-responsables.
La fabrication d’un jean pourrait consommer jusqu’à 10 000 litres d’eau, soit l’équivalent de 285 douches.
D’ailleurs, on ne parle plus de mode durable sans évoquer le marché de l’occasion. Les friperies et plateformes de revente ont le vent en poupe. Tel est le cas de Jasmine Yasser, qui a créé une application appelée « Vatrina » (vitrine), ayant pour objectif d’encourager les gens, via Internet, à réduire les déchets liés à l’industrie de la mode rapide pour en faire une autre durable. Et ce, en proposant trois options durables : la refonte des vêtements des clients, la vente de vêtements d’occasion et les dons. « Environ 90 % des Egyptiens donneraient ou jetteraient leurs vieux vêtements, mais ne sont pas au courant des options durables pour revendre leurs vêtements ou les repenser pour un style de vie plus long. Une vraie modification des habitudes de consommation est donc nécessaire », souligne Jasmine Yasser, qui estime que les mentalités n’évoluent pas toutes seules. En plus de la publicité qui conditionne le consommateur à la disponibilité permanente de vêtements bon marché, le rôle des influenceurs pourrait bien changer la donne. « Même si la nouvelle génération commence à être consciente des enjeux environnementaux, elle continue d’acheter de la fast-fashion, car elle voit les influenceurs changer de look en permanence », conclut-elle.
Lien court: