Saïd pince les lèvres et baisse les yeux quand on lui demande à quoi pourrait ressembler la table du Ramadan. « Je n’en ai aucune idée, mais ma femme et moi, nous allons essayer de faire en sorte que le mois passe normalement sans privation, mais dans les limites du possible », répond ce professeur d’anglais. Car le Ramadan en Egypte, ce n’est pas rien, avec toutes les coutumes qui tournent autour du mois sacré et qu’on n’est pas près d’abandonner. On en parle, on l’attend et on s’y prépare bien à l’avance.
Sauf que ce Ramadan, rien ne se fait automatiquement comme chaque année. Il faut faire bien des calculs pour trouver les alternatives, et surtout limiter les dépenses. La conjoncture économique actuelle que traversent le monde et l’Egypte n’arrange pas les choses, d’autant plus que le Ramadan est un pic de consommation et affecte sérieusement le portefeuille des ménages.
Tradition oblige, la table des Egyptiens doit être bien garnie tout au long du mois. Aux dépenses alimentaires habituelles s’ajoutent des produits propres au mois sacré : fruits secs, jus (tamarin, hibiscus, etc.), pâtisserie orientale … Sans compter les repas en famille et les invitations, ainsi que la participation aux tables de charité et les dépenses liées à la philanthropie, le Ramadan étant synonyme de bienfaisance.
« Le mois du Ramadan a toujours occupé une place unique dans la conscience et la mémoire des Egyptiens à travers les âges. Ils l’ont imprégné d’apparences et de significations, le rendant différent par rapport aux autres pays de l’Orient, de sorte qu’ils y organisent des soirées festives qui procurent plaisir, divertissement, relaxation, détente en plus de leur désir de se rapprocher de Dieu ». Cette image décrite par les Orientalistes qui ont visité l’Egypte depuis le Moyen Age, en observant le mode de vie des Egyptiens durant ce mois sacré, n’a pas changé.
D’après les sociologues, en voulant préserver les traditions à tout prix, les Egyptiens tiennent aussi à protéger leur équilibre psychique.
Pic de consommation
Selon les données sur les revenus et les dépenses de l’Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques (CAPMAS), 85 % des ménages égyptiens changent leurs habitudes alimentaires et même de consommation durant le Ramadan. Les viandes, blanches et rouges, les fruits secs, les boissons et autres mets garnissent les plats des Egyptiens et en grande quantité durant cette période. Ce qui reflète un changement dans le modèle de consommation des Egyptiens, en particulier durant la première moitié de ce mois sacré. La deuxième moitié, elle, est consacrée à l’achat de vêtements et la préparation des biscuits et des gâteaux de la fête.
De même, ajoute la CAPMAS, les dépenses du Ramadan équivalent à celles de 3 mois. Et la branche des produits alimentaires auprès des Chambres de commerce précise que la consommation des produits alimentaires était en 2022 de 40 % plus grande pendant le Ramadan par rapport aux autres mois de l’année. Par exemple, la consommation de sucre par mois en Egypte est en moyenne de 230 000 tonnes, alors que pendant le Ramadan, elle passe à 250 000 en moyenne. Et c’est le yaourt, utilisé en salade et conseillé pour le souhour, qui connaît un vrai boom avec une hausse de 300 %.
Selon la CAPMAS, 85 % des ménages égyptiens changent leurs habitudes alimentaires et leur mode de consommation durant le Ramadan.
Déjà, d’ordinaire, la nourriture engloutit la majeure partie du budget des Egyptiens, comme l’explique Hamdy Arafa, expert en administration locale. Les Egyptiens dépensent 250 milliards de L.E. par an en nourriture, ce qui représente 45 % du total de leurs dépenses. Et plus de 35 % de ces dépenses se font durant le Ramadan.
Système D et recherche d’alternatives
Comme chaque année, les marchandises sont exposées en abondance dans les supermarchés, les publicités pour des promotions et des offres se multiplient. Mais comment, en ces temps de crise, garder les mêmes habitudes sans se ruiner ? En faisant un tour au Caire, quelques jours avant le Ramadan, nous pouvons constater que chacun utilise les moyens du bord. Certains se rendent dans les points de vente à prix réduits ou dans les marchés de gros. « Je viens ici car la vente se fait en gros, cependant, je ne compte pas entièrement sur cet endroit, car même si les prix sont plus bas qu’ailleurs, il existe des marchés populaires où les produits de base, tels que la volaille et les légumes, sont moins chers et je m’y rends en compagnie de mon mari », dit Samia Abdel-Moatei, femme au foyer. Elle ajoute que malgré tout, elle insiste sur le fait d’offrir les sacs de charité, qu’elle compose chaque année avec ses collègues, amis et familles, aux gens démunis. D’après elle, plus la crise s’amplifie, il faut continuer malgré tout à faire de la charité aux plus pauvres.
Loin des hypermarchés, les gens se dirigent vers les centres de vente installés par le gouvernement dans divers endroits pour écouler des produits alimentaires aux citoyens à des prix moins chers que dans les autres magasins. « Avant, je ne venais jamais dans ce genre de magasin, je me disais que ces produits étaient destinés aux gens de condition modeste et qu’il fallait leur laisser la place. Actuellement, je ne trouve aucun problème à faire mes courses ici, et c’est surtout la viande que j’y achète, parce que le prix du kilo est inférieur de 100 L.E. par rapport aux bouchers », dit Ramy Negm, comptable.
Partout, les décorations du Ramadan sont déjà installées. Les rues sont bondées et les gens font la queue devant les points de vente, mais à quelques différences près. Ni les quantités ni les types des produits achetés ne sont les mêmes. Chacun prend tout son temps pour réfléchir et il est devenu normal d’avoir avec soi un papier et un stylo ou une calculatrice entre les mains pour éviter les grosses dépenses ou même de demander conseil à quelqu’un par téléphone pour savoir si le prix convient, et ce, avant de se précipiter pour en acheter et dépenser de l’argent. « Ce n’est plus comme avant, je n’achète rien avant de voir si le prix me convient et de faire des comparaisons avec d’autres magasins pour enfin choisir le moins cher », dit Nahla Seoudi, employée dans une banque. Cette dernière, comme beaucoup d’autres femmes de la classe moyenne, cherche comment garder le même style de vie du Ramadan mais dans les limites du possible.
« Il faut se débrouiller », c’est sous ce slogan qu’affluent conseils et astuces sur les réseaux sociaux.
« Il faut se débrouiller ». Telle est la devise d’aujourd’hui. Sur les réseaux sociaux, les conseils et les astuces ne manquent pas. Utiliser la viande hachée à la place de la viande en morceaux et savoir comment augmenter la quantité en ajoutant des légumes, du pain mouillé ou du riz. Couper un poulet entier en morceaux pour en préparer plusieurs plats en ajoutant d’autres ingrédients. Les recettes « faites-le à la maison » atteignent des records de « partager » sur les réseaux sociaux. Et les astuces pour préparer soi-même les plats incontournables pendant le Ramadan se multiplient, tout comme celles de les faire en dépensant moins : comment par exemple faire des fèves, un plat indispensable, aussi bonnes que celles qu’on achète, comment préparer certaines pâtisseries en remplaçant les amandes, les noix et les noisettes par des raisins secs, de la cannelle ou des cacahouètes, moins chers. On peut même apprendre comment faire la pâte de « sambousak » et les farcir avec des mélanges économiques.
Quant aux invitations familiales, il est recommandé d’inviter plusieurs personnes à la fois au lieu d’une seule pour partager des mets savoureux ensemble. « Cette idée n’était pas du tout admise, car ma mère considérait cela comme un manque de respect. Mais pour moi, c’est la bonne solution, car c’est l’occasion de les voir tout en conservant l’un des beaux rituels du carême », dit Salma Hassan, ingénieure et maman d’un enfant. Et même pour les décorations, des centaines de vidéos nous apprennent comment les confectionner ou bien où les acheter à des prix raisonnables.
Autant d’astuces auxquelles les Egyptiens ont recours pour préserver le charme du Ramadan. D’après le sociologue Taha Abou-Hussein, en gardant les traditions par tous les moyens, les Egyptiens tiennent aussi à protéger leur équilibre psychique. « J’appelle ce qui se passe un choc positif pour pallier la crise. Le fait que les gens cherchent des astuces pour réduire leurs dépenses est un grand progrès », souligne-t-il.
Mais le sociologue rappelle que le Ramadan est aussi synonyme de gaspillage, et que cela n’a rien à voir avec les traditions. Et c’est par là qu’il faut commencer. « Préserver les coutumes c’est bien, mais il fallait tout de même changer les mauvaises habitudes et apprendre à s’acclimater. Merci à la crise financière qui nous a obligés à changer notre comportement à l’approche de ce mois ! C’est un pas en avant », conclut-il.
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