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Les derniers sabotiers du Vieux Caire

Chahinaz Gheith , Mercredi, 08 juin 2022

Ils ne sont plus qu’une poignée à fabriquer le sabot traditionnel, et malgré cela, ils poursuivent leur activité avec passion. Focus sur ces derniers artisans qui tentent de perpétuer la tradition et défendre leur savoir-faire.

Hadj Sobhy Younès, l’un des derniers sabotiers qui tente de défendre son art.
Hadj Sobhy Younès, l’un des derniers sabotiers qui tente de défendre son art. (Photo : Ahmed Agamy)

Pousser la porte de l’atelier de hadj Abdel-Azim, c’est faire un saut dans le passé. Son petit atelier, situé dans le quartier historique de Khiyamiya au Caire, est bien connu. Et la clientèle vient de loin pour lui acheter ses fameux sabots. Artisan depuis près de 40 ans, il est l’un des derniers à maîtriser ce savoir-faire si particulier, car le pays ne compte plus aujourd’hui qu’environ quatre ou cinq artisans du genre.

Le qobqab est utilisé aujourd’hui dans les mosquées par les fidèles durant les ablutions. (Photo : Ahmed Agamy)

Il s’installe avec, comme outils, un marteau, une pince et un tranchet, ainsi qu’une collection d’anciens moules en bois. «  Je suis toujours là, et toujours sans dépendre de personne. Mon produit, même s’il n’a pas évolué, raconte une histoire », dit-il en souriant. « Connu sous le nom de qobqab, le sabot est considéré comme faisant partie de l’héritage de l’ancien Caire fatimide. Nous, les habitants du gouvernorat de Charqiya, au Delta, sommes habitués à cela, pas de tongs, juste le qobqab qui était porté par tout le monde. Des riches aux pauvres en passant par les millionnaires, tout le monde portait le qobqab. Je parie que personne depuis les années 1950 jusqu’à présent n’a manqué de porter le qobqab », explique Abdel-Azim Mohamed, tout en ajoutant qu’il a même fait l’objet d’une chanson de la célèbre chanteuse Chadia.

Dès sa plus tendre enfance, il a vécu parmi le bois, les copeaux, la sciure, et cette odeur si particulière. Son père appartenait à une vieille famille de sabotiers installée au quartier d’Al-Darb Al-Ahmar. Le métier s’est perpétué donc de père en fils. « La saboterie n’était pas inconnue pour moi. Et puis cela m’a permis de succéder à mon père. Surtout que le fait de choisir un autre métier, c’était se lancer dans l’inconnu », confie-t-il.


Le nombre de sabotiers a diminué et les artisans, qui travaillent encore dans le commerce, ont du mal à le garder en vie. (Photo : Ahmed Agamy)

Par ailleurs, pour travailler ce bois, il faut un savoir-faire particulier qui doit être transmis pour ne pas disparaître. On dirait que le sabot est un art que ce septuagénaire maîtrise à la perfection. Hadj Abdel-Azim livre les secrets de fabrication. Selon lui, le bois le plus prisé est le camphrier et le saule. Une fois le bois choisi, il commence à dégrossir la pièce et à ébaucher la forme générale du sabot. C’est avec la scie qu’il prépare la semelle, avant d’assurer les finitions. Il faut ensuite creuser le sabot, là où le pied doit trouver sa place. Il pratique la taille sur un petit billot de bois bien calé entre ses jambes. Il esquisse le trou avec une vrille, une tarière ou bien encore un outil qu’on appelle l’amorçoir. Puis il adoucit le bois à l’intérieur du sabot pour qu’il ne reste plus ni bosses ni rugosités pouvant blesser le pied. Ensuite, il utilise un boutoir, c’est-à-dire une lame effilée en demi-cercle, emmanchée au bout d’une barre qu’il fait tourner pour bien râper et lisser la forme intérieure. Pour l’extérieur, il assure la forme définitive avec un paroir, longue lame souvent fixée à l’établi. Il ne reste plus que les finitions : la fixation d’une bride en cuir et la pose de clous.

Moins d’artisans, moins de clients

Cependant, Abdel-Azim craint pour l’avenir du métier de sabotier, qui n’a pas encore de relève. « Aujourd’hui, je vends mes sabots aux mosquées. A l’époque, j’avais une grande clientèle et j’écoulais une cinquantaine de paires par jour. C’était le bon vieux temps ! », raconte-t-il, expliquant que la fabrication d’une paire de sabots demande deux heures de travail. Le vieil artisan est intarissable. « C’est une tradition familiale que je perpétue avec passion. J’aime montrer mon savoir-faire, mon made in chez moi », affirme-t-il, non sans fierté. Et d’ajouter: « C’est toute ma vie. Regardez comment je vis. Des sabots, il y en a partout ». Il fulmine en évoquant le peu de perspectives économiques de son métier. Il ne se fait pas trop d’illusion.

En fait, la vente des sabots n’est active que pendant trois mois de l’année, à savoir Rajab, Chaabane, et se termine au mois du Ramadan, car les gens tiennent à acheter des sabots pour les donner comme charité dans les mosquées. Mais avec l’arrivée du Covid-19, la vente a été brutalement réduite. La fermeture des mosquées a été un coup dur. Durant ces deux dernières années, l’atelier de Abdel-Azim a dû se contenter d’écouler les stocks.

« Qobqab » est un mot d’origine turque, désignant une paire de socques en bois. Le terme rappelle le bruit persistant et récurrent de cliquetis que faisaient ces chaussures sur les dalles du bain-maure, traduisant ainsi la gracieuse présence de leurs propriétaires féminines. Aujourd’hui, il est conservé dans de nombreuses mosquées à l’usage des fidèles pour les ablutions. Importé du Maghreb durant la période ottomane, le qobqab est une paire de chaussures plus fonctionnelle qu’esthétique, permettant aux jolis pieds des dames de ne pas prendre l’eau lorsqu’elles traversaient les pièces humides du hammam ou de s’abîmer les pieds sur les sols chauffants. Les sabots en bois et en cuir sont généralement portés comme des pantoufles. Les racines de la chaussure remontent à plusieurs siècles et les sabots étaient couramment utilisés bien avant le XXe siècle. Ils étaient largement utilisés dans les maisons ou les bains publics de la région. Il est à noter que le mot « qabaqib » est associé à l’époque des Mamelouks et de la reine Chajar Al-Durr (esclave de harem puis épouse du sultan Aybak), assassinée en 1257, battue à mort de socques portés par les esclaves de l’ancienne épouse répudiée, et mère du nouveau sultan qui a lui-même succédé à son père. De l’Egypte à la Cisjordanie et en Syrie, le nombre de sabotiers a diminué et les artisans qui travaillent encore dans le commerce ont du mal à garder en vie leur activité. Aujourd’hui, la paire de socques en bois est remplacée par des sandales en plastique.

Le même « qobqab » depuis des siècles

Dans le quartier d’Al-Darb Al-Ahmar, plus précisément à la rue Taht Al-Rabea, située aux alentours du quartier de Bab Al-Khalq, l’atelier de Sobhi Younès sent bon la sciure qui recouvre le sol. Les copeaux volent et les scies dansent sous les yeux ébahis des visiteurs de la saboterie qui admirent de près la dextérité de l’artisan. Hadj Younès maîtrise les gestes sûrs pour fabriquer un sabot. Il scie, taille, ponce et met en forme ses sabots de bois fournis à presque toutes les mosquées. « Depuis des siècles, c’est la même recette: un morceau de bois, une pièce de cuir découpée et des pointes enfoncées », dit-il. Et depuis des siècles, le même plaisir aussi pour ceux qui les ont aux pieds. « C’est pratique. On est bien dedans et son prix ne dépasse pas les 20 L.E. », témoigne un client.

Le savoir-faire est un héritage de sa famille qui pratique le métier depuis au moins trois générations. « J’ai commencé mon apprentissage auprès de mon père et mon grand-père. Dans la famille, nous sommes sabotiers depuis 1893. Ils ont su se spécialiser et répondre précisément à leur clientèle. Ces qualifications étaient le gage d’un travail de grande qualité, qui les démarquait des autres », se souvient-il, tout en ajoutant qu’il tente de préserver cet artisanat car, pour lui, le qobqab est un élément essentiel de l’identité familiale.

Cependant, la demande de sabots au cours des dernières décennies n’est plus ce qu’elle était lorsque les tongs et les mules en plastique ont inondé le marché. Cela a affecté le nombre d’artisans spécialisés dans la fabrication de sabots, et qui luttent aujourd’hui pour survivre. Autrement dit, depuis 20 ans, le sabot traditionnel a plus ou moins laissé la place au sabot fantaisie, au sabot couvert et à la fabrication de semelles.

Se réinventer

S’il y a une réflexion qui a le don d’agacer hadj Younès, ce sont les personnes qui critiquent, en disant que « le sabot, ça fait mal aux pieds ! » « Non, le qobqab est un chaussant naturel qui ne fait pas mal aux pieds! Ou alors, c’est qu’il a été mal fait, ou qu’il n’est pas adapté au pied qui le porte », leur répond-il. Ce dernier ne tarit pas d’éloges en assurant que ce sabot traditionnel a plus d’atouts qu’il n’y paraît! « Le qobqab est la chaussure la plus saine qui existe au monde. C’est une très vieille chaussure qui existait avant les chaussettes. Le bois, contrairement au plastique, sèche rapidement de l’eau et ne laisse pas d’odeur désagréable à la suite de son utilisation. De plus, le qobqab est durable, solide, ne glisse pas. Et les ouvriers le portaient autrefois pour la protection qu’il offrait contre les accidents du travail, étant donné qu’il est isolant et que le pied respire. Sans oublier que le vol est peu probable dans les mosquées, contrairement aux pantoufles ordinaires », énumère-t-il.

Cependant, ces jours-ci, le sabot a moins la cote et le travail se raréfie à l’atelier. Comment, alors, se réinventer, entre folklore, dans lequel le sabot de bois ne tarde pas à sombrer, et décennie hippie ? Hadj Younès, ou plutôt ce dernier sabotier, qui a longtemps oeuvré avant que l’emploi de matières comme le plastique ou le textile ne laisse tomber son beau métier en désuétude, pense que le qobqab fait un come-back remarqué et que son style a été revisité. « Ce qui reste du sabot d’antan c’est la semelle en bois, mais le dessus est garni de cuir pour un look plus moderne. Je rêve de moderniser mon atelier. Une manière pour moi de perpétuer ma passion. Sinon, je risque de cesser mon activité et de mettre fin à plus d’un siècle de savoir-faire et d’amour du travail bien fait », conclut-il .

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