Stylo et papier à la main, Afaf Khalil, une ancienne employée de banque, fait, ou plutôt refait son budget. Face à la crise mondiale due d’abord au coronavirus, puis à la guerre en Ukraine, la tendance inflationniste mondiale touche l’Egypte. Les prix grimpent et les gens apprennent à s’adapter. Afaf, après la retraite, a placé en banque en compte bloqué la somme de 500 000 L.E., la prime de retraite après une carrière de 36 ans. « Les intérêts me permettaient de compenser la baisse de mes revenus. Je touchais un salaire de 12 000 L.E., mais la pension de retraite ne dépasse pas les 3 000 L.E. Et avec la hausse du dollar, mes économies perdent de leur valeur », déclare Afaf, veuve, qui commence à prendre de nouvelles habitudes : opter pour les transports en commun plutôt que les taxis, acheter des produits locaux, y compris les médicaments, plutôt que des produits importés.
Un exemple parmi tant d’autres au sein de la classe moyenne, épine dorsale de la société, déstabilisée par les soubresauts économiques. Avec deux dévaluations de la livre égyptienne en 6 ans, la crise du coronavirus et enfin la guerre en Ukraine, la classe moyenne doit faire face à un vrai malaise qui a un impact sur la qualité de vie.
Le budget de la famille égyptienne va sans doute être revu.
Mais de qui est aujourd’hui constituée cette classe ? Et que représente-t-elle ? Le plan de développement pour l’année 2020-2021 a identifié la classe moyenne, qui comprend la grande majorité du personnel administratif de l’Etat, les entrepreneurs, les professionnels et le travailleur qualifié. Et selon Dr Alia Al-Mahdi, doyenne de la faculté d’économie et de sciences politiques à l’Université du Caire, ces ménages ont un revenu mensuel entre 5 000 et 20 000 L.E. Un rapport de Fitch Solutions issu en 2021 concernant les attentes des caractéristiques de la famille égyptienne jusqu’en 2025, sous forme d’infographie, explique de son côté que la classe moyenne égyptienne rassemble des ménages dont les revenus annuels se situent entre 78 000 et 156 000 L.E.
Or, « cette catégorie compte sur un revenu fixe qu’il n’est pas aisé d’augmenter. Avec la baisse de son pouvoir d’achat, elle rencontrera certaines difficultés, d’autant plus qu’elle ne bénéficie pas des programmes d’aides de l’Etat consacrés aux pauvres », rapporte Dr Ahmad Omar, socio-économiste.
En effet, parallèlement à la hausse du dollar, le gouvernement a adopté un paquet de stimuli financiers, ainsi que des mesures sociales d’urgence d’un coût de 130 milliards de L.E. Selon le communiqué de presse publié par le ministre des Finances, Mohamed Maeit, tous les fonctionnaires soumis à la loi du service civil bénéficieront de leur prime annuelle dès le mois d’avril au lieu du mois de juillet. Celle-ci sera fixée à 8 % sur le salaire de base au lieu de 7 %, soit un minimum mensuel de 100 L.E. Alors que les personnes qui ne sont pas soumises à la loi bénéficieront d’une prime de 15 % fixée sur le salaire de base.
Mais les économistes s’accordent à dire que cette classe est elle-même disparate. « C’est un groupe de plusieurs segments et chaque segment a ses propres conditions et fonctions économiques et sociales », explique Amr Adli, professeur de sciences politiques à l’Université américaine du Caire (AUC).
La classe moyenne accorde une grande importance aux apparences, ce qui lui impose un lourd fardeau économique.
Apprendre à revoir ses priorités …
Au sein de cette classe disparate, chacun s’arrange donc à sa manière pour s’adapter à la hausse des prix. On refait ses plans, réajuste son budget, revoit ses priorités. C’est le cas de Hani Labib, professeur universitaire et homme d’affaires de 40 ans, qui a l’intention de changer l’école de ses enfants pour réduire de moitié les frais de scolarité. « Pour moi, investir dans l’éducation de mes enfants était le plus important. Mais, aujourd’hui, les frais sont de 120 000 L.E. par an et par enfant. Trop, beaucoup trop », raconte Hani. Idem pour Nihal, journaliste de 42 ans et mère de quatre enfants. Elle confie avoir réduit diverses activités que pratiquaient ses enfants. « Ma fille suivait des cours de dessin qui coûtaient 1 500 L.E. par mois, mes deux enfants apprenaient la musique et le solfège dans un centre à 800 L.E. par mois. Et ils pratiquaient la natation, 2 000 L.E. En 2016, j’ai annulé le dessin. Aujourd’hui, je compte arrêter les cours de musique et réserver le budget du sport, car face à l’inflation, la priorité sera sans doute pour la nourriture et les leçons particulières ».
Acheter des produits moins chers et de moins bonne qualité, scruter les soldes et les bonnes affaires, se passer du superflu ; les ménages revoient leur budget. Les loisirs prennent le premier coup. « Je sors moins avec mes amis et, souvent, on préfère aller au club pour prendre un pot. Le resto chaque week-end, c’est de l’histoire ancienne. Tout comme les voyages à chaque congé. Se payer des vacances une fois par an, en été, plutôt que de voyager deux fois par an ». « Louer un chalet à la Côte-Nord coûte désormais très cher, pas moins de 1 500 L.E. par jour. Sans compter le reste des dépenses. On se contente de quelques jours au lieu de deux semaines », explique Hossam, avocat et père de trois enfants.
Charm Al-Cheikh et Hurghada sont devenues des destinations coûteuses
Pour Dalia Mahmoud, une fonctionnaire et mère de deux enfants de 16 et de 18 ans, refaire sa garde-robe n’est plus de mise. Cela fait deux ans qu’elle ne s’achète presque plus de vêtements neufs. « Auparavant, on consacrait une somme chaque été et chaque hiver pour les habits. Aujourd’hui, on se contente du nécessaire. Pour certains articles, on ne peut pas sacrifier la qualité, par exemple pour les chaussures de sport de mon fils, qui coûtent 2 000 L.E. Donc, on privilégie la qualité plutôt que la quantité », dit Dalia qui limite aussi les dépenses superflues. « Le coiffeur, c’est une fois par mois au lieu de quatre », explique-t-elle.
Quant à Doaa, une femme de 48 ans qui cumule deux boulots et dont le mari est à la retraite, elle a limité la femme de ménage à une semaine sur deux au lieu d’une fois par semaine, et c’est désormais elle qui s’en charge le reste du temps. « C’est la femme qui assume la plus grande responsabilité en matière de diminution du budget. En plus des travaux ménagers, je cuisine plus, puisqu’on a moins recours au Home Delivery, j’essaie de préparer des cakes et des pâtisseries moi-même de temps en temps, etc. », dit-elle, déplorant ces charges supplémentaires.
Et à se débarrasser des mauvaises habitudes
Qui dit s’adapter, dit donc changer ses habitudes. Or, en matière de consommation, les habitudes sont ancrées et les Egyptiens pas près de les changer. « Les Egyptiens dépensent la part du lion de leur budget en nourriture. Le Ramadan, par exemple, ce mois saint, qui devrait être synonyme d’austérité et dont l’objectif du jeûne est de partager avec autrui, est devenu aujourd’hui le mois qui enregistre un chiffre record en ce qui concerne la consommation des denrées alimentaires », explique Dr Nadia Radwan, professeure de sociologie à la faculté des lettres à l’Université de Port-Saïd. « Lorsque j’étudiais aux Etats-Unis, je logeais chez une famille américaine. Au début, j’étais choquée quand on me demandait : combien de tranches de pain grillé veux-tu au petit-déjeuner ? J’étais habituée à nos coutumes égyptiennes, quand on pose une table garnie remplie de mets différents. De grosses quantités et une grande variété. En gérant notre table comme il le faut, on peut rationaliser une partie importante de nos dépenses », avance la sociologue.
« Il est temps qu’on se rende compte de ces petits détails, qu’on change ces modes de consommation et qu’on en finisse avec certaines coutumes. Nous nous imposons nous-mêmes des dépenses qui pèsent sur notre budget », estime Nadia Radwan, en ajoutant que le diktat des apparences est un poids de plus. « Certaines personnes, ou plutôt beaucoup de personnes de la classe moyenne, se ruinent pour acheter des lunettes de marque, un sac ou des vêtements signés. C’est ridicule. Ça devient une sorte de défilé, un moyen de se montrer, voire de prouver son appartenance à une classe qui n’est pas la nôtre. Nous tombons carrément dans l’aberration. Une femme qui porte un sac de plus de 10 000 L.E., soit plus que son salaire ! C’est dingue ! ».
En voulant monter dans l’échelle sociale, la classe moyenne finit par s’imposer elle-même son propre malheur. La hausse des prix peut être une occasion pour revoir ses modes de consommation.
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