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Receveur, mais mal reçu !

Abir Taleb et Dina Darwich, Lundi, 25 octobre 2021

La tournée quotidienne du receveur, ce fonctionnaire chargé de collecter les factures d’électricité, ne se déroule pas sans encombre. Mais pas non plus sans humour. Focus

La facture d’électricité, la grande trouille des ménages égyptiens.
La facture d’électricité, la grande trouille des ménages égyptiens.

« On me considère comme un bourreau. Dès que j’arrive, les sourires disparaissent. Comme si j’étais un ange de la mort venu prendre une vie. Mon crime? Je suis celui qui vient collecter les factures d’électricité ». C’est ainsi qu’Ahmad, un receveur, raconte les malheurs de son boulot. Sa tournée quotidienne dans les rues du Caire est un vrai parcours du combattant. Et pourtant, ses journées ne manquent pas d’humour. « Encore vous ! ». « Et vous osez venir alors que le courant est coupé ! ». « On en a marre de voir ta gueule ! ».

« C’est quoi ces factures, chaque fois plus salées ?! ». Des commentaires du genre, Ahmad, comme tous ses camarades, les subissent à longueur de journée. « Certains refusent de payer, d’autres me ferment la porte au nez, d’autres râlent ou gueulent. Il y en a même qui passent carrément aux mains et veulent porter sur moi le coup qu’ils veulent porter sur la facture », raconte le jeune homme. Le receveur se voit ainsi obligé d’acquérir d’autres compétences : savoir se contrôler et ménager les citoyens. Voire intervenir pour éviter les disputes conjugales.

Mohamad Adel, un receveur, se souvient d’un père de famille qui, fou furieux après avoir reçu une facture de 3000 L.E., a roué sa femme de coups et a insulté ses enfants, les traitant de tous les noms parce qu’ils mettent la clim tout le temps. « Je ne savais plus où me mettre, j’ai failli pouffer de rire, fallait-il intervenir? Faire la sourde oreille? Prendre ses pattes à son cou et filer en toute vitesse? Je ne savais vraiment pas quoi faire ! », raconte Mohamad.

Le receveur doit souvent faire preuve de subtilité et de patience pour faire face à la colère des co
Le receveur doit souvent faire preuve de subtilité et de patience pour faire face à la colère des consommateurs.

Il faut donc faire preuve de beaucoup de subtilité! « Je deviens presque un psy! Si je dois garder mon sang-froid, je dois aussi savoir calmer les gens, les écouter, m’approcher d’eux, lier des relations presque amicales », confie un receveur, non sans sarcasme. « Tout ça pour ne pas passer pour un Azraël ! ». « Et si j’arrive alors qu’il y a une panne d’électricité, pas question de frapper aux portes ! Je fais demi-tour et je reviens plus tard. Leur demander de payer la facture d’électricité alors qu’elle est coupée, non, je risque d’en entendre des vertes et des pas mûres », poursuit-il.

« Je ne suis pas responsable de la facture ! »

Et ce n’est pas tout. « A chaque hausse de l’électricité, on me traite comme si j’en étais le responsable », lance Mohamad Adel, receveur à Madinet Nasr. Cela fait 17 ans qu’il fait la tournée dans ce quartier, et bien qu’il ne soit pas toujours le bienvenu, il est arrivé à tisser de vraies relations avec les habitants. « A force de passer les voir régulièrement, on devient témoin de leur vie privée. Il y en a un qui me raconte que sa mère est malade, qu’elle doit être hospitalisée et qu’il ne peut donc pas payer. Un autre qui, avec la rentrée, a trop de dépenses et qu’il est fauché, etc. », dit-il en racontant qu’un jour, une femme d’un certain âge qui a dû payer une facture de 1 700 L.E. s’est mise à crier comme une malade, à tel point que des voisins sont sortis en courant voir ce qui se passait, pensant qu’elle avait besoin de secours.

C’est depuis que le prix de l’électricité a commencé à augmenter notablement, à cause de la levée graduelle des subventions, que les receveurs ont vécu leurs jours les plus durs. « Il a fallu qu’on fasse preuve de patience, surtout avec les personnes âgées, leur expliquer combien coûte désormais chaque mégawatt, le système de tranches, etc. », explique Mohamad. « Nous aussi, on est des citoyens et on comprend leur désarroi, c’est normal que quelqu’un qui payait 50 L.E. il y a quelques années soit choqué en payant 1000 L.E. ou plus ».

Mais tout ne passe pas toujours bien. Il y a des gens compréhensifs et calmes, d’autres coléreux. Et au receveur de supporter les humeurs de chacun… Sans compter ceux qui, carrément, refusent de payer. « A ce stade, nous passons par les procédures officielles: un préavis pour couper le courant pendant 48 heures, et lorsque le citoyen reçoit l’avertissement, il a peur, se précipite pour rembourser la facture, même si le montant est important, il le paiera en 3 ou 4 versements », avance l’un d’eux sur un ton d’expert accoutumé à jouer au chat et à la souris avec le citoyen.

Avec tant de péripéties vécues au quotidien, le receveur est devenu caricaturé, faisant même l’objet d’une bande dessinée qui circule sur YouTube. Une sorte de comédie noire, un dialogue entre Atef, un habitant, et le receveur qui frappe à sa porte alors que le premier répond avec prudence. Le pauvre fonctionnaire déploie un effort énorme pour le convaincre juste d’ouvrir la porte. Rien à faire. Atef, qui a déjà vendu ses meubles pour payer l’eau et le gaz naturel, reste recroquevillé derrière sa porte. S’ensuit une conversation entre les deux hommes, le premier essayant de convaincre son interlocuteur de rationnaliser sa consommation d’électricité, le deuxième arguant qu’il n’a qu’une seule lampe chez lui. Et le ton de monter jusqu’à ce que Atef casse sa seule lampe …

Un malaise enraciné

Cette relation entre le receveur et les ménages reflète en fait celle, plus générale, qui a toujours existé entre le citoyen et tout employé chargé de collecter des fonds. C’est ce qu’explique l’historien Mohamad Afifi. « Pour l’individu égyptien, ces fonctionnaires symbolisent l’Etat, mais c’est aussi uniquement sur eux qu’il peut extérioriser sa colère », explique-t-il. « D’ailleurs, le patrimoine populaire est riche en exemples. Sous les Ottomans, on répétait cette phrase : Que vas-tu profiter de me faire faillite Bardissy?, en référence au gouverneur de cette époque. Les chansons de Sayed Darwich sont riches aussi d’histoires qui documentent cette relation tendue entre les citoyens et ce genre de fonctionnaires chargés de collecter l’argent public, notamment en période de crise économique, comme à l’époque de la première et de la deuxième Guerre mondiale », ajoute Afifi.

La sociologue Nadia Radwane explique elle aussi cette tendance. « On a longtemps été dirigés par des étrangers, de là s’est installée une sorte de manque de confiance entre le citoyen et l’Etat. Dans la conscience générale, le sentiment était que ces gens qui nous gouvernent et qui viennent d’ailleurs sont là pour nous exploiter et exploiter nos richesses. C’est pour ça qu’il y a souvent des réticences à payer les impôts », dit-elle. « La situation a certainement changé après 1952, mais seuls les plus instruits sont aujourd’hui conscients de l’importance des impôts pour leur propre développement. Et se dérober aux obligations financières fait aussi partie de la culture », poursuit la sociologue.

D’où l’impression dominante chez un certain nombre de citoyens que les factures sont exagérées. « Beaucoup de gens ont la théorie du complot, ils s’imaginent qu’on les vole. On a beau leur expliquer que les factures salées, on n’y peut rien, rien à faire ! », raconte Ahmad.

Avec le numérique et les compteurs prépayés, est-ce la fin du double calvaire du receveur et du citoyen? Le métier de receveur, ce monsieur qui se balade un cartable sur le dos, un stylo derrière l’oreille et un carnet à la main, va-t-il disparaître? Non, répond l’ingénieur Mohamad Al-Sayed, président de la compagnie du Canal de Suez pour la distribution de l’électricité. Les receveurs seront toujours là. Ils continueront de faire du porte-à-porte, et de subir les humeurs de monsieur tout-le-monde …

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