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Pour n’être jugée qu’une seule fois

Chahinaz Gheith, Dimanche, 25 juillet 2021

Retrouver une vie normale après la sortie de prison, telle est la vocation de Beit Al-Hayah (la maison de la vie), un projet lancé par la fondation Life. Destiné aux femmes, il soutient les ex-détenues dans leur réinsertion pour limiter les récidives.

Pour n’être jugée qu’une seule fois
Gowa Al-Bérwaz, une pièce de théâtre de réalisateur Chérif Al-Qazzaz, jouée par des ex-détenues, leur permettant de s’extérioriser en racontant leur douleur.

Après des années de détention, les grilles de prison se sont ouvertes. Un moment aussi attendu que redouté. « C’est fou la façon dont votre vie peut basculer du jour au lendemain! Je menais une vie plutôt tranquille jusqu’au jour où j’ai rencontré une ancienne amie. Elle avait une activité illégale et elle m’a mise dans une mauvaise situation. J’ai été arrêtée en possession de drogue et ma vie a basculé », confie amèrement Nadia, cette ex-détenue de 47 ans qui a passé 7 ans en prison. Elle pensait naïvement reprendre sa vie d’avant et tourner cette page. Mais comme beaucoup d’autres prisonnières, elle a vite déchanté. Même libres, l’ombre de la prison les poursuit, elles se voient coller une étiquette qui conditionne leur avenir et les stigmatise presque à vie. Aux murs de la prison prennent place les barrières imposées par la société. « Pour moi, la liberté était très dure, j’avais honte et je me sentais aussi trop fragile », ajoute-t-elle.

Pour n’être jugée qu’une seule fois
Des formations à divers métiers sont proposées aux ex-détenues.

Quelques années ou même quelques mois d’incarcération suffisent pour chambouler toute une vie. Avec la liberté, les détenues perdent souvent aussi leur emploi, leur revenu, leur logement, et parfois même leur place parmi leurs familles et leurs proches. Bref, tout ce qui aurait pu soutenir leur réinsertion. « Ma famille avait continué sa vie pendant ma détention. Je n’avais plus de place parmi ses membres et ils ne voulaient plus de moi. Lorsque j’appelais, ils décrochaient et raccrochaient dès qu’ils entendaient ma voix. Ensuite, ça sonnait dans le vide. C’est horrible ce sentiment d’être le mouton noir. Quant à mon mari, il n’a pas hésité à divorcer trois mois après mon incarcération et mes enfants ne me parlent plus, ils m’ont tout simplement rayée de leur vie », poursuit Nadia dont le rêve est de trouver un toit et retrouver sa dignité. Et parfois, elles se voient interdites de remettre les pieds dans leur ville d’origine. Comme pour Soad, une divorcée qui a été emprisonnée dans une affaire de prostitution. « En prison, j’avais reconnu mon erreur et je me suis repentie, je voulais sortir et changer complètement ma vie. Mais je me suis heurtée à une société refusant de me pardonner. Apparemment, je dois encore payer le prix. C’est une double peine assez inhumaine », témoigne-t-elle. Et d’ajouter: « Depuis que je suis sortie, j’ai peur du regard des gens, j’ai l’impression que c’est marqué sur moi, que je serai étiquetée toute ma vie ».

Faire face aux barrières sociales

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Gowa Al-Bérwaz, une pièce de théâtre du réalisateur Chérif Al-Qazzaz, qui permet aux ex-détenues de s’extérioriser en racontant leur douleur.

La réinsertion après l’incarcération est en effet un parcours du combattant. Pis encore, lorsque l’objet de la condamnation concerne une affaire de meurtre, de drogue ou de prostitution, ça devient très compliqué et les embûches sont encore plus nombreuses. « Aucun membre de ma famille n’est venu me voir pendant ma détention. Ça serait absurde de dire que je leur en veux. Ce qu’ils ont pu entendre à propos de moi, le choc de me voir jugée, je comprends leur douleur », poursuit Soad, tout en se rappelant comment elle a été chassée la nuit par le propriétaire de son appartement et a été obligée de quitter sa ville, Al-Amériya, pour vivre et travailler à Alexandrie. Or, chercher du boulot est une mission presque impossible selon elle. « Même lorsqu’on a toutes les compétences requises pour un emploi, un casier judiciaire non vierge ferme toutes les portes », déplore-t-elle. Il faut donc travailler dans le noir, sans contrat. C’est ce qu’elle a fait jusqu’à ce que son secret ait été découvert et qu’elle ait été virée. Et même quand on trouve un travail, il n’est pas évident de continuer. « Le contrôle judiciaire est une autre entrave. Etant obligée de pointer au commissariat de police, je ne pouvais pas respecter mes horaires de travail », s’emporte Siham qui, renvoyée de son travail, tombe en dépression jusqu’à faire une tentative de suicide l’an dernier. Cependant, son séjour à Beit Al-Hayah a été pour elle une lueur d’espoir.

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Près de 5 000 services juridiques et psychologiques ont été fournis entre 2015 et 2019 dans le cadre du projet « Commence une vie » lancé par la fondation Life.

C’est un projet lancé en 2018 par la fondation Life pour le développement et l’intégration communautaire des prisonnières. Il s’adresse aux ex-détenus des prisons situées dans les gouvernorats de Charqiya, Damanhour, Banha et Port-Saïd, en s’intéressant plus particulièrement aux femmes. Il vise non seulement à les soutenir dans leur réinsertion sociétale, mais aussi à restreindre les possibilités de récidive, et ce, en renforçant leurs capacités sociales et économiques. Mais pourquoi les femmes ? Parce qu’elles sont plus isolées. Parce que le problème se pose à la sortie de détention quand elles n’ont pas de logement, ne savent pas où aller, alors que les hommes retrouvent le plus souvent un conjoint et un logement lorsqu’ils sont libérés. De plus, les femmes ont aussi un accès plus restreint au travail et aux formations que les hommes. Du coup, elles subissent une nouvelle sanction à leur libération: une réinsertion plus que compliquée. « La sortie de prison, quelle que soit la durée de la peine purgée, est un moment difficile à vivre. La personne libérée sans préparation ni accompagnement risque de se retrouver à nouveau dans un environnement néfaste, voire criminogène, ou bien, au contraire, dans un isolement total, alors qu’elle a besoin de soutien pour se réadapter à la vie libre. Tout ceci peut l’amener à la récidive », explique Dr Nermine Al-Bahtiti, fondatrice du projet Beit Al-Hayah et qui a elle-même passé deux ans en prison suite à un procès de divorce compliqué et en raison, dit-elle, d’erreurs commises par son avocat, et ce, avant de devenir la directrice exécutive de la fondation Life. Depuis, elle a décidé de soutenir les ex-prisonnières et de les aider à être actrices de leurs vies.

Hébergement, aides et soutien psychologique

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Commencer une nouvelle vie et retrouver une place dans la société après la détention, tels sont les axes de Beit Al-Hayah.

Comme beaucoup de femmes sortant de prison, Nermine a fait face à une multitude de défis : chômage, absence de services d’aide juridique, stigmatisation sociale. Mais grâce au soutien de sa famille, elle a pu s’en sortir. Beaucoup n’ont pas cette chance, car souvent lâchées par leur entourage. « La peine purgée ne suffit plus à enlever la condamnation sociétale, véritable double sentence. C’est pour cela que nous proposons à Beit Al-Hayah des services de soutien social et juridique et nous offrons un refuge temporaire aux femmes rejetées par leurs familles. Nous travaillons par ailleurs avec la Direction des prisons au sein du ministère de l’Intérieur et de celui de la Solidarité sociale, afin de soutenir le développement des compétences et créer des emplois en faveur des bénéficiaires dans un environnement favorable à la pérennisation de cette initiative », souligne Dr Al-Bahtiti, partie d’une conviction: la première étape nécessaire à la réinsertion et à la non-récidive est de loger ces femmes.

Un grand défi pour elle, étant donné que nombre de propriétaires refusent de louer leurs appartements à des ex-détenues. Ce qui l’a poussée à faire du siège de l’association de la prise en charge des prisonniers et de leurs familles, située au gouvernorat de Charqiya, un logement. « Beit Al-Hayah est la première et la seule maison qui abrite les ex-détenues. Ce qui compte, c’est que ces femmes aient vraiment la volonté d’entamer une nouvelle vie. En 3 ans, environ 300 femmes isolées et fragilisées sont passées par cette maison de transition pour une durée qui varie entre un et 3 mois et ne dépasse pas les 6 mois », assure-t-elle, tout en ajoutant qu’il ne suffit pas de mettre la personne dans un logement et de lui dire : « Débrouille-toi », mais il faut aussi lui fournir de la nourriture et lui permettre de se concentrer plus aisément sur ses démarches de réinsertion (recherche d’un emploi, d’une formation, d’un appartement).

Parallèlement, la fondation Life, à travers le projet « Commence une vie », assure une assistance juridique et psychique et offre aussi des cours de formation qui préparent les prisonnières à la pratique de divers métiers. A noter que 4782 services juridiques et psychologiques ont été fournis aux ex-détenus dans le cadre de ce projet lancé au cours de la période de 2015 à 2019.

Reconstruire l’individu

Pour n’être jugée qu’une seule fois
Commencer une nouvelle vie et retrouver une place dans la société après la détention, tels sont les axes de Beit Al-Hayah.

Le soutien psychologique est très important. « Le regard porté sur elles et les préjugés affaiblissent mentalement les ex-détenues. C’est pour cela qu’il faut les reconstruire psychologiquement avant de penser à les réintégrer économiquement », constate Dr Bahtiti, tout en assurant que le processus de réinsertion est voué à l’échec en cas d’absence d’accompagnement et de soutien pour l’ex-prisonnière dans ses efforts de retrouver la confiance en soi et en un avenir meilleur. Elles sont en effet souvent victimes de ce qu’on appelle l’Etat de Stress Post-Traumatique (ESPT). D’où l’idée de donner la parole à ces femmes à travers une pièce de théâtre où elles s’extériorisent. Gowa Al-Bérwaz (à l’intérieur du cadre), c’est le titre d’une pièce jouée par 5 ex-détenues. En fait, Wafaa, Zeinab, Omayma, Wedad et Mariam ont passé des années derrière les barreaux pour avoir échoué à rembourser leurs prêts contractés pour subvenir aux besoins de leurs familles. Voulant sortir du silence qu’elles se sont imposées, ces gharémate ont accepté que le réalisateur Chérif Al-Qazzaz les suive à leur sortie et durant leur séjour à Beit Al-Hayah. Des histoires dramatiques, uniques, chacune portant son propre malheur. « La réinsertion ne se fait pas du jour au lendemain. Il était nécessaire pour préparer le futur de ces femmes de comprendre leur passé, de savoir d’où elles partent, les moments où elles ont faibli, voire faire un bilan sur elles pour savoir où elles en sont mentalement et connaître leurs souhaits pour demain, ainsi que les possibilités susceptibles de s’offrir à elles », explique Chérif Al-Qazzaz, consultant de réhabilitation en art et réalisateur de théâtre interactif, tout en ajoutant que bien que ces femmes n’aient jamais mis les pieds dans un théâtre, une fois sur les planches, elles ont bien joué en racontant leurs parcours, dans un dispositif sobre et direct. Pas de morale, pas de misérabilisme, juste la réalité, dite en face, coeurs à coeurs, ce qui a accroché les spectateurs. « C’est incroyable ce qui nous arrive, les gens nous écoutent, ils applaudissent. Aujourd’hui, j’ai plus de facilité pour parler à coeur ouvert de mon passé. Après tant d’années de privation de liberté, il m’a fallu du temps pour retrouver confiance en moi. Je peux enfin relever la tête, vivre ma vie et réaliser les rêves dont j’ai été privée », confie Wafaa, dont la sortie de prison était pour elle un tel cauchemar qu’elle a pensé à retrouver le confort que représentait sa cellule. Aujourd’hui, finalement, à force de pousser des portes, elle est embauchée dans une société de services de nettoyage qui ne l’a pas rejetée à cause de son passé et qui lui donne un salaire à la fin de chaque mois lui permettant de s’occuper de son enfant. « Certaines reprennent pied, d’autres tombent, des sourires s’esquissent, des éclats de rire, mais aussi des larmes fusent. On voit leurs visages colorés. Du coup, on perçoit tout de leurs émotions à travers leurs regards. On est en empathie et on en vient à oublier leurs peines de prison. C’est sans doute la grande force de cette pièce. De nous faire oublier le passé de ces femmes et de nous les montrer telles qu’elles sont aujourd’hui. Cette pièce de théâtre nous rappelle leur humanité. Elles ne sont pas des ex-prisonnières, mais des êtres de chair et de sentiments. C’est plus qu’une pièce de théâtre. C’est une forme de réinsertion par le regard », souligne Nermine Al-Bahtiti. Et de conclure : « Il y a quelque chose d’indestructible dans ces femmes qui mérite d’être sauvé. Etre détenue n’est pourtant pas une vocation. Aucune femme n’a jamais rêvé de se retrouver dans une cellule. Payer pour ses erreurs, cela peut donner l’impulsion d’un nouveau départ… A condition qu’il y ait une place pour elles dans notre société …».

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