On ne connaît peut-être pas tous son nom, mais on connaît tous, du moins les plus aînés d’entre nous, son invention la plus importante. C’est Lou Ottens, celui qui a inventé la cassette et a lancé le CD. Il est mort le 6 mars dernier à l’âge de 94 ans. La cassette, une petite révolution pour ceux qui s’en souviennent encore. Un objet aujourd’hui presque disparu, mais qui a forgé la culture musicale des jeunes des années 1970, 1980 et même 1990. D’après le quotidien britannique Daily Mail, 100 milliards de cassettes ont été vendues dans les quatre coins du monde, permettant à des millions de personnes d’écouter de la musique, d’enregistrer et d’échanger des chansons. Sur des cassettes vierges, les auditeurs pouvaient enregistrer leurs chansons préférées à partir de la radio ou des disques en vinyle, le principal support de diffusion d’enregistrement sonore commercial à la seconde moitié du XXe siècle, créant ainsi les premières bandes mixtes— sur une bande magnétique— des décennies avant que les listes de lecture numériques ne soient partagées sur des services de streaming.
Chaque occasion, chaque saison, chaque endroit avaient ses propres tubes, diffusés sur cassettes.
Enrouler la bande d’une cassette à l’aide d’un crayon lorsqu’elle est lâche fait remonter des souvenirs bien enfouis dans les mémoires! Pour la génération X (née entre 1965 et 1980), le lecteur de cassettes était indispensable pour écouter de la musique. En Egypte, la K7 a contribué à la popularité de toute une génération de chanteurs et stars de la chanson, tels que Amr Diab, Mohamad Mounir, Mohamad Fouad, Hamid Al-Chaéri, Moustapha Qamar, Hicham Abbas, Farès, Hanane et bien d’autres encore. Tous les bons souvenirs étaient enfouis dans les cassettes dont les ventes avaient explosé à cette époque. Il suffit de citer l’album Lolaki du chanteur Ali Hémeida— qui vient de s’éteindre récemment— qui avait dépassé le cap des 8 millions d’exemplaires, un record difficile à atteindre. Au volant de leurs voitures, les jeunes branchés des années 1980 écoutaient à fond cette belle chanson. La vente de cassettes avait explosé à cette époque à tel point que les fans devaient parfois réserver les cassettes de leurs chanteurs préférés avant leur mise en vente sur le marché, tels que les albums de Hakim, Ihab Tewfiq et Hicham Abbas à leurs débuts, et des noms comme Amr Diab et Mohamad Fouad étaient hors compétition. La première édition de leurs albums avait atteint les 200000 exemplaires.
(Photo : Mostafa Al-Sénoussi)
« La cassette a forgé l’esprit musical de notre génération, qui a vécu son adolescence dans les années 1980. Symbole de la joie de vivre, elle faisait partie intégrante des événements heureux, des sorties divertissantes et des soirées d’été inoubliables à Alexandrie », raconte avec nostalgie Ahmed Adel, 52 ans, comptable. Il y avait une chanson pour chaque occasion. Des tubes pour les rencontres le jeudi entre amis, d’autres plus en vogue réservés pour les stations balnéaires et d’autres pour mettre de l’ambiance dans les mariages et danser. Les bonnes « vibes » des années 1980 ne manquaient pas …
Et à chacun ses souvenirs et ses histoires. Pour Achraf, la cassette audio a été le témoin de sa première histoire d’amour. « J’envoyais à ma bien-aimée des messages d’amour via cassette. C’était le meilleur moyen pour lui déclarer ma flamme, car les lettres risquaient de tomber entre les mains de ses parents », relate Achraf Mohamed, un pilote de 48 ans, tout en maniant avec maîtrise l’humour et le sarcasme. « J’habitais au quartier d’Al-Haram, un lieu de la classe moyenne. Et la mixité entre garçons et filles n’était pas évidente à l’époque. A 16 ans, je suis tombé amoureux de ma voisine, une jolie brunette qui s’appelait Leïla. Nous nous rencontrions parfois en cachette. Pour lui exprimer mes sentiments, je parcourais en voiture les rues paisibles de ce quartier en mettant à fond le tube de Hamid Al-Chaéri Leïla Ah ya Leïla et celui de Leïla The Queen of Sheiba, du groupe Dolly Dots, très en vogue à cette époque. J’écoutais aussi l’album de Mounir Al-Leila Ya Samra (ce soir je rencontre ma brunette) », confie-t-il, non sans nostalgie.
Echanges transfrontaliers
Enrouler les bandes d’une cassette à l’aide d’un crayon, un geste qui ravive des souvenirs émouvants.
(Photo : Ahmed Al-Agami)
La cassette a permis de faire circuler les chansons étrangères partout dans le monde. Un échange culturel? Peut-être. Renouer avec le son rétro des bonnes vieilles cassettes audio des années 1970, 1980 et 1990 et dénicher les grands tubes du top 50 qui ont fait danser, c’est possible. Ces années ont connu l’explosion de différents courants musicaux comme la New Wave, le hip-hop, la pop, l’électro et le rap. Michael Jackson et son Moonwalk et Madonna avec son côté provocateur étaient et resteront les artistes emblématiques de cette époque. Les plateformes numériques qui offrent aujourd’hui un choix de musique n’existaient pas. « La cassette nous a permis de découvrir les mélodies d’ailleurs. Grâce à celles que nous ramenaient nos amis de l’étranger, on pouvait écouter les dernières chansons de Michael Jackson. Et lorsque la radio double cassette a fait son apparition, on s’est empressé de réenregistrer les chansons de ce roi de la pop. On passait notre temps à faire nos propres cocktails à domicile en enregistrant nos chansons préférées : le top 20 de l’année, les chansons d’amour des années 1970, les plus belles chansons des groupes musicaux: Air Supply, Abba, Baccara, Bee Gees, Village People et d’autres. Des groupes en vogue à cette époque », raconte Pacinthe Yousri, 49 ans, femme au foyer et fan des grandes voix de la musique américaine. « J’attendais avec impatience le samedi pour suivre l’émission présentée par la speakerine Hamdiya Hamdi, intitulée Al-Alam Youghani (le monde chante), et enregistrer des chansons de partout dans le monde, car beaucoup de familles n’avaient pas la possibilité de voyager à l’étranger. Au fil du temps, des magasins spécialisés dans la vente de cassettes audio de chanteurs français et étrangers ont ouvert leurs portes pour satisfaire aux besoins d’une jeune génération assoiffée de musique », renchérit Sarah, 43 ans, ingénieure.
Aujourd’hui, la nouvelle génération se demande comment cette génération X est arrivée à vivre sans Internet et smartphone. « Je réponds que nous n’en sommes pas morts, bien au contraire! Nous avons eu une jeunesse riche. C’était une époque différente, une autre façon de vivre, de consommer et surtout de penser! Bref, un monde différent qui reste profondément ancré dans ma mémoire », dit avec romantisme Héba, 54 ans, professeure à l’université, fan des chansons d’amour des années 1970 et 1980. Et d’ajouter: « C’était aussi l’époque du Walkman cassette auto reverse, très tendance en ces temps-là. C’était notre iPod ou notre portable à nous ».
Moyen de communication et d’influence
La cassette audio a façonné l’esprit musical de toute une génération. (Photo : Al-Ahram)
Nadia Radwan, professeure de sociologie à l’Université de Port-Saïd, estime que l’invention de la cassette audio (K7) en 1963 a profondément changé la manière d’écouter la musique. Mais pas seulement. La cassette a également été utilisée pour enregistrer des messages, des livres et des moments d’inspiration artistique. Dans les années 1970, l’Egypte a connu une forte migration de travail. Des milliers d’Egyptiens sont partis travailler dans les pays du Golfe afin d’améliorer leur niveau de vie et de répondre aux nouveaux besoins imposés par la politique d’ouverture économique. De ce fait, la radiocassette, la vidéo et la moquette sont devenues un symbole d’ascension sociale, un signe que la personne gagnait bien sa vie. « La cassette a allégé le sentiment de souffrance lié à l’éloignement », déclare Sélouma, 46 ans, employé dans un club sportif, dont le père a travaillé en Iraq durant la guerre entre l’Iran et l’Iraq dans les années 1980. « Nos pères, dont certains ne savaient ni lire ni écrire, envoyaient des messages via cassettes à leurs familles. La K7 a réussi à dépasser les frontières des pays, le handicap de l’analphabétisme et les conditions difficiles de la guerre. A cette époque, le coût des appels internationaux était très élevé. Et recevoir des messages sur cassettes venant de mon père nous rassurait et nous donnait la preuve qu’il était encore en vie. Je garde ces cassettes en souvenir de mon père décédé il y a cinq ans afin de raconter à mes enfants combien il a souffert avant de faire construire la maison où nous vivons actuellement au Fayoum », commente Sélouma, père de 5 enfants.
Reste à dire que durant les années 1990, la cassette a joué un autre rôle. C’est une période qui a témoigné de l’ascension des courants islamiques en Egypte. Le quotidien des Egyptiens a connu un véritable changement. Le port du voile s’est répandu et la cassette est devenue un moyen de faire de la daawa (prédication). Amal, 46 ans, femme au foyer et mère de deux enfants, raconte comment elle a décidé de porter le voile. Alors qu’elle poursuivait ses études à l’université, des étudiants lui ont offert des cassettes de cheikhs parlant de l’importance de cette tenue vestimentaire. Amal confie avoir écouté les discours des grands oulémas des années 1990, enregistrés sur des cassettes audio.
Ces K7 bon marché étaient le moyen pour faire circuler des discours « rigoristes » rappelant le jour du Jugement dernier pour effrayer les gens. Ou, peut-être, pour réaliser des ventes record? « Je ne peux pas oublier cette cassette que m’a remise un copain et dont le contenu s’adressait d’une voix grave aux non-pratiquants pour les terrifier et les mettre en garde contre les horreurs qu’ils vont subir quand ils seront enterrés ! », raconte-t-elle.
Détrônée par le CD puis par les plateformes streaming
(Photo : Al-Ahram)
Dans un coin de la rue Ahmad Abdel-Aziz au quartier de Mohandessine, le magasin de Mansour Chaalane est l’un des derniers lieux de vente des cassettes qui a pu résister. Vendeur de cassettes depuis 1978, il a vécu l’âge d’or de ce commerce et il est arrivé à survivre jusqu’à 2018. Aujourd’hui, Mansour a changé de carrière, mais il vend encore des CD. Il avoue avoir vendu 150000 cassettes à un brocanteur il y a deux années contre 13000 L.E., et ce, pour vider les lieux de stockage. Car il s’agit d’une industrie morte. La voix du chanteur Amr Diab fuse dans la rue, un moyen pour attirer l’attention des passants. « La veille de la sortie d’un nouvel album, c’était comme waqfet Al-Aïd (le jour précédant la fête). Nous attendions avec impatience le jour J ». C’est ainsi que Chaalane décrit l’événement commercial le plus important pour lui. Et d’ajouter: « Dès 6h du matin, je me précipitais pour me rendre à l’entreprise productrice afin de m’approvisionner en cassettes, et à mon retour au magasin, des dizaines de fans faisaient la queue, attendant d’avoir la première version ».
Rien de tel aujourd’hui. Le marché de la cassette a commencé à s’effondrer au début des années 2000 et, chaque année, la vente baissait de 10%. Ensuite, les entreprises ont cessé de produire des cassettes en 2013. Plusieurs ont mis la clé sous la porte, suite à la prolifération des sites de musique et des chansons piratées. Mais, il y a encore quelques personnes qui restent fidèles à la cassette et qui font le tour de la ville pour chercher celles de leurs chanteurs préférés, surtout les concerts de Abdel-Halim Hafez lors de la fête du printemps. Ce dernier adressait des messages d’amour à son public avec sa voix douce, et ce, avant de commencer à chanter. Une cassette témoin d’une époque, d’un état d’âme et une manière de partager l’amour typiquement liée à cette période. Aujourd’hui, les clients du kiosque de Chaalane se font de plus en plus rares. La fin d’un marché ? D’une époque? D’un monde?
En 1986, Ottens avait pris sa retraite. Plus tard, en 2013, il avait signé la fin en déclarant au magazine américain Time : « La cassette est de l’Histoire ».
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