Dès qu’on arrive à l’entrée du village de Garagos, on voit immédiatement la fumée qui se dégage des fours. Et le bruit des moulins à eau se fait entendre. Un panneau en céramique guide les clients et un bâtiment plante le décor : toiture en forme de voûte nubienne et deux grands vases en porcelaine ornent de part et d’autre l’entrée de la bâtisse qui sert d’atelier. Quelques potiers sont dehors en train de faire l’une des besognes les plus importantes de la poterie : la préparation de la matière première, l’argile, réputée dans le pays et dans le monde par sa bonne qualité. Une soixantaine d’artisans potiers sont en train de malaxer l’argile avant de transformer cette matière en un bel objet. Garagos est situé à 25 km au nord de Louqsor, c’est un petit village d’environ 70 000 habitants. 30 % d’entre eux travaillent comme potiers. Depuis 1955, ces artisans perpétuent le métier de leurs ancêtres. Cette année-là, un atelier de poterie a ouvert ses portes, portant le nom du village « Garagos ». Aujourd’hui, le village est réputé pour sa poterie de qualité. « Nous fabriquons des objets très esthétiques à base d’argile. Les poteries fabriquées à Garagos font la fierté des habitants de notre village », lance un des artisans potiers tout en façonnant à la main un objet artisanal en argile.
Métissage artistique
Il semblerait que le savoir-faire et le faire-savoir soient venus d’ailleurs. Les pères jésuites Akerman et Stéphane de Montgolfier, membres de la mission française d’archéologie, possédaient une poterie en France. Ils ont eu l’idée de venir en Egypte pour initier les jeunes à l’art de la poterie. Mais il fallait un atelier et c’est le célèbre architecte égyptien, Hassan Fathi, qui l’a construit. « L’atelier bâti principalement en terre crue, avec une toiture en forme de voûte, a été conçu pour pallier les conditions climatiques de la région. Un style architectural qui permet aux artisans potiers de travailler l’été quand le thermomètre grimpe jusqu’à 52 degrés … La formation des premières générations de potiers s’est faite avec l’aide d’artistes français et suisses, et depuis, la production s’est développée », explique Am Hébeich, un expert du métier.
Agé de 78 ans, Am Hébeich fait partie de la première génération de potiers. Comme tout autre artisan, il fabrique des articles à usage domestique avec ses mains habiles : ustensiles de cuisine, assiettes, bols, services à café, objets du quotidien ou encore des décorations murales, des sculptures, des statues, etc. Le style est très particulier et immédiatement identifiable. Les motifs sont liés à la nature : fleurs, oiseaux, poissons, etc. « Il y a une grande variété de formes et de couleurs. On peut dénicher ici toutes sortes de poteries et d’objets en céramique », dit-il avec fierté, tout en poussant un chariot qui sert à retirer d’un seul bloc les poteries du four. A côté, d’autres objets en argile attendent d’être enfournés, entreposés sur un support qui ira également au four. Pas très loin, Am Isaac Fahmy, la cinquantaine, vient d’enfiler sa blouse de travail, toute tachée de pâte d’argile. Il se dirige vers le tour de potier. Un pied sur la roue tournante, on a l’impression que ses mains caressent à peine l’argile, tellement ses gestes précis suivent une cadence régulière et magique. Am Isaac, très concentré sur son travail, semble être dans un autre monde. Du chandelier jusqu’au petit vase, il est capable de façonner n’importe quel objet.
Il exerce ce métier depuis l’âge de 6 ans : « Je fabrique même des figurines. Mon fils s’occupe du modelage et moi de la décoration des pièces. Je cherche toujours à créer des motifs qui retiendront l’attention des clients ». Tous les villageois savent travailler l’argile, mais pour exceller dans l’art de la poterie, cela nécessite de nombreuses années. Am Isaac, potier expérimenté, confie : « Petit, j’ai appris les techniques de fabrication de la céramique en observant mes grands-parents.
Et lorsque j’ai atteint l’âge adulte, j’ai dû apprendre des techniques plus professionnelles avec l’aide d’un formateur. Depuis toujours, nous utilisons des tours manuels. Une personne pousse le tour pendant que l’autre façonne les objets en argile ». Artisans et artistes ouvrent les portes de leur atelier en vue de faire partager leur savoir-faire et faire-savoir à leurs enfants. Et, puisque c’est un métier qui se transmet de génération en génération, la plupart des jeunes du village ont appris la poterie dès leur jeune âge. Ils continuent de travailler avec les techniques manuelles héritées de leurs ancêtres.
Adham, 22 ans et propriétaire d’un petit atelier, explique la méthode de fabrication de la poterie fait main. Au début, l’artisan s’occupe de nettoyer l’argile, retirer toutes les impuretés et autres petites pierres qui pourraient provoquer une catastrophe, lors de la cuisson, c’est ce qui permet aussi d’obtenir des objets d’une finesse rare. « Cette terre est d’abord tamisée, déposée pour décantation dans un bassin. Elle demeure ensuite 150 jours au soleil, avant d’être découpée en blocs de 25 kg. Avant usage, ces blocs reposent encore une heure et demie, afin de laisser s’échapper l’air résiduel. Puis commence le vrai travail », explique Adham avec précision.
La fabrication d’une poterie commence par le mélange de l’argile avec de l’eau, et le malaxage se fait avec les mains. Les artisans utilisent pour cela une sorte de presse géante, et beaucoup d’eau. La pâte obtenue est conservée au repos (pourrissage) durant une période qui varie de quelques semaines à quelques mois. Ensuite, on commence le modelage et la mise en forme d’une boule de terre par une pression des doigts. La pâte est placée dans un moule en rotation puis pressée contre les parois grâce à l’action d’un calibre introduit mécaniquement. Quant au montage, des plaques de terre sont réalisées à l’aide d’un rouleau. « Cette technique est rapide, mais ne permet de faire que des pièces géométriques. On peut, cependant, obtenir des formes cylindriques en faisant rouler la plaque et en assemblant les deux extrémités opposées », explique Adham.
Mais la technique la plus délicate est celle du tournage. Le tour se compose d’un plateau rotatif appelé « girelle ». Après avoir disposé une motte d’argile au centre du plateau, le potier centre sa terre puis la façonne pendant sa rotation. Lorsque la pièce tournée a pris la consistance « du cuir », le tourneur rectifie les imperfections et creuse le pied de la poterie.
« C’est ainsi qu’on fabrique des vases, des bols, et autres vaisselles, tandis que les statues, grands plats, sont obtenues par moulage », poursuit ce jeune homme en donnant quelques précisions : « Après un temps de séchage, c’est la mise au four (minimum de température 1 000°), pendant plus de 20 heures. C’est là que la terre prend sa couleur rouge définitive. Ensuite, il faut 15 jours de repos, puis c’est l’émaillage et la cuisson en deux fois. Les pièces en grès sont cuites au four à gaz à plus de 1 280°, ce qui leur donne une très grande résistance aux agressions ». Et d’ajouter : « Un four peut accueillir 500 pièces d’argile à la fois. Il faut veiller à conserver un feu régulier et une température adéquate pour obtenir un bon résultat. En observant les flammes, les potiers expérimentés peuvent déterminer la température du four. Dans les années 1950, les potiers utilisaient des fours à charbon ou au bois », raconte Adham.
Un art distingué
D’après Am Isaac Fahmy, l’Egypte est réputée pour ses excellentes poteries. C’est un patrimoine artisanal exceptionnel qui fait toute la richesse et la fierté du pays. Cet artisanat a atteint un tel degré de maîtrise qu’il est élevé au rang d’oeuvre d’art. « Au fil des siècles, cet art connaît de belles évolutions que nous pouvons voir sur les nombreux objets qui ornent nos musées. Vases, cruches, jarres, pots, bols, qu’ils soient naturels, unicolores ou multicolores, peints ou décorés. Ils nous racontent une merveilleuse histoire écrite par ceux qui ont façonné ces objets, le plus souvent avec de l’argile d’Assouan, une terre rouge riche en oxyde de fer et en cobalt », poursuit celui qui dirige 25 artisans potiers au sein de l’atelier de Garagos. Am Isaac parle en tenant un pistolet de peinture, il est en train d’enduire de vernis un vase traditionnel. « La peinture ou le vernis est la dernière étape de la fabrication réservée aux plus expérimentés et talentueux », dit-il.
En fait, les artisans et les artistes de Garagos fabriquent de plus en plus d’objets étonnants, et ce, grâce à leur savoir-faire. Ils créent et signent leurs « oeuvres ». Certaines sont d’une naïveté touchante, ont la fraîcheur de l’enfance, d’autres révèlent un art déjà bien acquis. Les enfants, eux aussi, sont heureux de récolter le fruit de leurs efforts en vendant les objets qu’ils ont fabriqués. Et, leurs produits s’écoulent un peu partout dans les quatre coins du pays comme dans le monde, grâce aux touristes de plus en plus nombreux qui succombent au charme de ce village connu pour son artisanat. En 1986, le roi et la reine de Suède ont visité l’atelier. Les artisans ont reçu des visiteurs importants au sein de leur atelier : l’ancien premier ministre et ministre de l’Aviation, Ahmad Chafiq, l’ancien ministre de la Culture, Farouk Hosni, le défunt poète Abdel-Rahmane Al-Abnoudi et sa famille, la vedette Faten Hamama et beaucoup d’autres personnalités bien connues.
Cependant, de nos jours, la poterie tente de survivre avec peine, face à la modernisation. Les artisans qui s’intéressent encore à ce métier sont moins nombreux. Autrefois pratiqué par filiation selon la tradition, il n’y a plus que les plus âgés et les maîtres du métier qui y sont encore attachés. Aujourd’hui, les jeunes préfèrent aller travailler ailleurs que de travailler l’argile pour fabriquer des articles artisanaux. A la recherche d’un horizon plus prospère, certains sont partis s’installer dans d’autres gouvernorats pour exercer d’autres métiers, d’autres ont préféré se rendre dans des pays arabes comme l’Arabie saoudite, la Jordanie ou le Liban. De plus, le marché est actuellement inondé d’objets venus de l’extérieur, surtout de Chine. Et entre ceux-ci et les objets traditionnels, le choix est vite fait.
« Car, l’article de poterie fabriqué à la main est plus cher. Son prix varie entre 150 et 1 000 L.E., selon le motif et les couleurs. Tandis qu’un article chinois pourrait ne pas dépasser les 200 L.E. », révèle Naïm Rachad dont les deux fils sont partis travailler ailleurs. « Ils sont partis à la recherche d’un meilleur gagne-pain. L’un est au Caire, l’autre vit en Arabie saoudite », dit tristement Naïm. Et d’ajouter : « Ce qui fait vivre nos artisans en premier lieu, c’est l’utilitaire ». Difficile de faire des objets utilisés au quotidien, à l’heure de l’industrialisation, de la course aux prix au détriment de la qualité. C’est également un tour de force de continuer à tout faire avec de l’argile, alors que les nouvelles matières comme le plastique ou les fibres carbone sont si présentes. Mais les objets artisanaux faits main sont nettement plus beaux ! .
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