La prestation de Hassan Chakouch est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le chanteur est accusé d’avoir provoqué la crise entre le syndicat des Musiciens et les artistes du mouvement populaire électro-chaabi ou mahraganat. Chakouch a interprété Bent Al-Guirane (la fille d’à côté), une chanson en vogue, lors d’un concert qui a eu lieu au Stade du Caire, le jour de la Saint Valentin. 60 000 fans ont repris en choeur une phrase des paroles « Je bois de l’alcool et je fume du haschich ». Suite à cela, le syndicat des Musiciens a émis une décision interdisant les artistes des mahraganat de se produire. « Ce genre musical est plein d’allusions sexuelles et de langage grossier, c’est totalement inacceptable. Raison pour laquelle nous avons tiré un trait dessus », a expliqué aux médias le chanteur et président du syndicat des Musiciens, Hani Chaker. La décision du syndicat a été suivie d’une autre du ministère de l’Education, afin d’interdire ces chansons dans les écoles.
Chakouch n’est pas le premier à chanter de telles chansons, puisque l’électro-chaabi existe depuis le début des années 2000, et suscite, depuis, des polémiques. Mais cette fois, le président du syndicat a décidé de réagir et de manière définitive. « C’est un phénomène social terrible dont se plaignent les familles égyptiennes », s’est exprimé Tareq Mortada, porte-parole du syndicat des Musiciens auprès de l’AFP. Car ce phénomène musical est devenu difficile à contrôler : les fans sont de plus en plus nombreux, et une chanson comme Bent Al-Guirane a comptabilisé plus de 100 millions de vues sur Youtube. Les chanteurs d’électro-chaabi pullulent et chaque jour de nouveaux visages apparaissent, alors que les paroles de leurs chansons sont jugées, par certains, indécentes ou vulgaires.
Une évolution « normale » de la musique populaire ?
Le style musical « mahraganat », au sens propre festival, a fait son apparition vers l’année 2000, et est considéré comme un nouveau maillon de la chaîne de l’art chaabi ou populaire connu en Egypte depuis longtemps. Ce style populaire a été lancé par le groupe alexandrin Dakhlawiya comme l’explique le critique artistique Sayed Rady.
D’autres artistes alexandrins ont suivi, puis au Caire et dans d’autres gouvernorats. Et à chaque fois, le même succès. Les agences publicitaires et les producteurs de cinéma ont eux aussi surfé sur la vague, en introduisant des airs de ces mahraganat dans leur production, et ont donc aussi contribué à sa propagation. Ces jeunes artistes ont remixé de la musique traditionnelle égyptienne avec des sons électroniques tout en s’inspirant du rythme des rappeurs. Une sorte de musique pop considérée comme une évolution de la musique traditionnelle populaire. Développée dans les quartiers populaires, elle traite des sujets comme la pauvreté, la drogue, la marginalisation, l’amitié, l’amour, la trahison, etc. Après la Révolution du 25 Janvier 2011, les paroles des chansons ont aussi pris une connotation politique.
Diffusée au départ sur les ondes, cette musique a d’abord eu un auditoire limité aux chauffeurs de microbus, aux ouvriers ou habitants des quartiers populaires notamment. Mais avec Youtube et les réseaux sociaux, ce sont toutes les classes sociales qui ont fini par écouter et apprécier ce style musical. Tous les jeunes ont des chansons de mahraganat sur leur playlist. Ils répètent les paroles en dansant comme les artistes. Actuellement, les chansons des mahraganat animent mariages et fêtes.
Pour Fatma Eid, célèbre chanteuse populaire, ce style n’a aucune relation avec l’art populaire qui a toujours existé en Egypte et représentant toutes les classes sociales. « Je ne suis pas contre le changement, puisque ma génération est passée par là et même celles qui l’ont précédée, mais il y a certains critères à respecter. Il ne faut pas laisser cet art musical d’une grande importance entre les mains d’artistes qui ne cherchent qu’à gagner de l’argent et réussir rapidement », regrette-t-elle.
Un cocktail qui choque et qui attire
El Disel, Hamo Bika, Qosbara, Weza, Haha, Chata, Hangara et d’autres comptent parmi la liste des 23 noms concernés par la décision d’interdiction de se produire sur scène. Des noms de groupes qui interpellent, des paroles osées avec parfois des allusions sexuelles et des rythmes qui font danser sont les ingrédients du succès. « Mes amis et moi nous aimons écouter ce genre de musique lorsque nous nous retrouvons. car c’est quelque chose de différent qui nous donne envie de chanter, danser et de nous éclater. Franchement, je ne comprends pas pourquoi on veut les interdire », s’exprime Youssef, 18 ans, en ajoutant qu’exceptées ces chansons, il n’écoute que de la musique étrangère.
Abdel-Sattar Fathi, ex-chef de la surveillance sur les produits artistiques, explique que les paroles des chansons de grands artistes tels Oum Kalsoum et Abdel-Halim ont été reprises pour les introduire dans leurs chansons avec de nouveaux rythmes. Un choix mal venu. Selon lui, « pour chanter, il faut obtenir une autorisation du syndicat des Musiciens après avoir passé des tests d’aptitude. Et les paroles doivent passer par le comité de censure, avant d’être diffusées. Ce qui n’est pas le cas avec ces artistes qui ne respectent aucun critère et ne possèdent pas d’autorisation, alors qu’ils nous ont envahis avec leurs chansons ». Les responsables du syndicat eux-mêmes regrettent l’absence d’une loi qui oblige les artistes à présenter leur genre musical selon certains critères imposés. « On a toujours aimé l’art populaire, mais ce qu’on entend aujourd’hui, c’est autre chose : une composition de mots incompréhensibles et des insinuations vulgaires en plus d’une musique bruyante », estime Ramez, 53 ans, professeur, qui reconnaît que ses élèves et ses enfants apprécient ce genre de musique. Selon lui, on ne peut changer cela qu’en réagissant contre ces artistes pour les empêcher de diffuser ce style musical qui ne concorde pas avec les valeurs de la société et a un impact négatif sur les jeunes.
Quant à la sociologue Hala El-Dessouki, professeure à l’Université de Aïn-Chams, elle affirme que les chansons des mahraganat reflètent l’état de décadence que vit la société. « C’est une grande faute que de blâmer seulement les chanteurs et les producteurs, car cette situation est aussi la faute de tous les responsables des médias, de la culture et de l’éducation qui accusent et critiquent sans présenter des alternatives », dit Hala.
Quant aux chanteurs, ils se soucient peu de la décision du syndicat, comme l’affirme Hamo Bika, qui prépare actuellement une nouvelle chanson mahraganat portant le titre de « Virus Corona » qu’il va lancer prochainement. Hamo Bika propose toutefois qu’on demande aux artistes des mahraganat d’éviter certaines paroles au lieu de les interdire de se produire. Le seul souci de Hamo Bika et d’autres est les conséquences de cette décision et ce qu’il va advenir des contrats qu’ils ont déjà signés pour présenter des concerts à l’occasion de divers événements dans les mois à venir.
« On ressemble au peuple »
Et pendant que l’on s’acharne contre eux, les chanteurs des mahraganat continuent à faire du tabac. Bent Al-Guirane accumule les vues. Avant elle, d’autres chansons ont fait fureur. D’après des statistiques publiées au site du journal Al-Youm Al-Sabie au début de l’année 2019, la chanson Elaab Yala a réalisé 155 millions de vues sur Youtube en un an de diffusion. L’artiste Hamo Bika a été classé à la 6e place sur le site international des chansons Sound Cloud, avec 2,063 millions d'écoutes de ses chansons. Et, dans son rapport annuel publié vers la fin de l’année 2018 concernant la chanson égyptienne, Google a annoncé que la chanson Laä Laä (non non) a occupé la première place parmi les chansons les plus recherchées sur son moteur de recherches. Des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent la chanson Bent Al-Guirane chantée sur les Champs-Elysées et d’autres endroits dans le monde.
Et Walid Mansour, organisateur d’événements, d’expliquer que le mouvement mahraganat est un style qui a plu à la majorité des Egyptiens et qui ne s’est pas limité à la classe populaire. « Ces chansons sont demandées dans tous les événements que j’organise, elles sont aussi demandées dans d’autres pays arabes et même européens », assure Mansour.
Même certains adultes s’y mettent, à l’exemple de Chérine, 47 ans, qui exprime son penchant pour les mahraganat, en disant qu’elles mettent de l’ambiance et changent totalement l’humeur. Elle les écoute quand elle est seule en voiture ou à la maison pour se changer les idées. « Je m’en fous des lois et des autorisations, mes enfants et moi écoutons ces chansons car on aime le rythme », explique-t-elle. Et de s’insurger : « Pourquoi est-on si fâché contre ces artistes qui se produisent dans le monde entier sans qu’on essaye de les interdire ? Il faut laisser faire et apprendre à l’individu ce qu’il doit choisir ».
Sadate, l'un des célèbres chanteurs des mahraganat, se moque de la dernière décision en disant que les gens ironisent sur l’allure et les chansons de ces artistes alors que ces derniers représentent la majorité du peuple. « Personne n’a compris que c’est bien ça qui avait fait notre succès. Car on ressemble au peuple », dit Sadate, qui affirme que ni lui ni les autres n’ont jamais un jour prétendu être des chanteurs, ils ont seulement inventé un genre musical et ils le pratiquent d’une certaine manière qui a plu aux gens et c’est tout. « Pourquoi alors nous interdire et priver les gens de quelque chose qu’ils apprécient. S’ils nous interdisent de chanter, d’autres vont sûrement inventer un nouveau style ou autre chose, car on ne peut empêcher personne de créer », conclut-il.
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