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Péniches : Un casse-tête permanent

Hanaa Mekkawi, Mardi, 14 janvier 2020

Etre propriétaire d'une péniche sur le Nil n'est pas une sinécure. Ces maisons-bateaux, qui ont tant inspiré les cinéastes et les écrivains, sont désormais sujets à de nombreuses restrictions. Tournée.

Un casse-tête permanent Péniches :

Arrivé au quartier popu­leux d’Imbaba, plus préci­sément à la place Kitkat, il suffit de dévaler quelques marches d’escaliers pour s’isoler du vacarme et découvrir un monde plus serein et plus séduisant. C’est le monde des péniches (awamat en arabe). Elles sont amarrées le long du Nil. Celles du quartier Kitkat sont les plus connues. « C’est l’endroit où je peux m’isoler du bruit et de la pol­lution, je viens ici régulièrement. Dormir dans ma awama, y manger, y travailler ou ne rien faire du tout me remet d’aplomb et me donne une incroyable énergie », dit hadj Sourour, homme d’affaires. Bien qu’il habite à la cité du 6 Octobre, un quartier plutôt calme, il affirme que depuis qu’il a acheté sa péniche, il y a six ans, il tient à y passer au moins trois jours par semaine, car cela lui permet de se reposer et de mieux réfléchir.

Posséder une péniche est un rêve qu’entretenaient beaucoup d’Egyp­tiens. Historiquement, les premières awamat sont apparues à l’époque romaine. Elles servaient d’hôtels flot­tants aux voyageurs. Au début du XXe siècle, on s’en servait pour transporter les passagers du Caire jusqu’aux plages comme Ras Al-Bar. Elles ont été aussi une source d’inspiration pour les cinéastes, les poètes et les écrivains. Les années 1950 et 1960 furent les périodes les plus floris­santes pour les awamat. Elles étaient fréquentées par les hommes politiques qui s’y rendaient pour prendre des décisions importantes et par les amou­reux qui cherchaient à se cacher des regards curieux. Aujourd’hui, on compte environ une trentaine de péniches amarrées dans le quartier d’Imbaba.

Les soucis des propriétaires

Aujourd’hui, la possession d’une péniche est devenue une tâche diffi­cile à réaliser. La suspension récem­ment par les autorités de la délivrance de licences aux nouvelles péniches a limité leur nombre et augmenté leur prix. Et ceci, sans compter les procé­dures administratives compliquées pour renouveler la licence d’une awama. Avec la multiplication des accidents (une péniche a failli couler récemment), les autorités ont durci les mesures de contrôle sur les péniches. Les propriétaires contrevenants ont dû engager des avocats pour régulari­ser leur situation et garder leurs péniches sans se voir infliger des amendes ou risquer leur confiscation. Désormais, pour renouveler sa licence annuelle, il faut passer par une multi­tude d’administrations, selon Mamdouh El-Minyawi. « Il faut avoir l’autorisation de 8 administrations gouvernementales pour obtenir cette licence. Cela peut durer des mois. Donc, la licence ne sert que pour quelques mois. Et il faut recommencer les procédures pour la renouveler », affirme El-Minyawi, avocat, qui tra­vaille depuis plus de 40 ans dans le domaine de la gestion des awamat. Il explique qu’il faut passer par les ministères de l’Intérieur, de l’Irriga­tion, de l’Agriculture, du Développement local en plus de la municipalité, de la défense civile et de l’Organisme de propreté et d’em­bellissement. Il faut avoir également une lettre de l’Organisme de la pro­priété immobilière et un certificat précisant la superficie de la awama. « Cela prend beaucoup de temps et aussi d’importantes sommes d’argent. Les propriétaires déploient des efforts considérables pour être en règle et pouvoir conserver leurs péniches », dit El-Minyawi.

Hamdi Nada, propriétaire d’une awama, héritée de son père, affirme que lui et ses voisins vivent dans l’in­quiétude quotidienne d’être surpris par des agents de contrôle pour véri­fier la validité de la licence et l’état de propreté de la péniche. « Ils peuvent arriver à n’importe quel moment », dit Hamdi. Et de rappeler qu’il faut res­pecter les règles de maintenance. « Les autorisations exigées requièrent du temps et de l’argent. On nous demande de faire l’entretien, mais le problème est que chaque détail exige une autorisation. Pour peindre l’inté­rieur de la awama, je dois avoir une autorisation et accepter que les ins­pecteurs soient présents durant les travaux », explique Hamdi. Et d’ajou­ter que l’Etat, qui loue les berges du Nil au bord desquelles sont amarrées les péniches, veut hausser le prix du mètre carré à 100 L.E., alors qu’il était de 6 L.E. Une chose qui a poussé les propriétaires à intenter un procès contre l’Etat.

Défis permanents

D’après Sabri Guindi, ancien consultant médiatique au ministère du Développement local, ce processus de réglementation qui contrarie les pro­priétaires est indispensable pour leur sécurité et celle des autres. « La police et les autorités fluviales sont chargées de protéger le Nil et contrôler les pro­priétaires des awamat », dit-il. Cependant, poursuit Al-Guindi, les nombreuses administrations aux­quelles les propriétaires doivent s’adresser pour obtenir cette licence et le contrôle strict auquel ils sont sou­mis peuvent ouvrir la porte à la cor­ruption. En effet, la majorité des pro­priétaires pensent que ces mesures strictes concernent surtout les per­sonnes qui utilisent les awamat comme logement, tandis que les péniches qui servent de restaurants, de cafés, de discothèques ou d’autres ont moins de soucis. « Les gens qui pren­nent en location des awamat à des prix souvent exorbitants pour les utili­ser comme des commerces savent comment transgresser les lois », dit une propriétaire qui a requis l’anony­mat. « Moi, je n’ai pas eu de pro­blèmes », affirme Khaled qui a voulu louer une awama pour la transformer en café. Il paye seulement le loyer à l’avocat du propriétaire qu’il n’a vu qu’une seule fois lors de la signature du contrat de location. Autrement, poursuit Khaled, il est rare d’être sou­mis à un contrôle, surtout pour ceux qui utilisent les péniches dans un but commercial. Cela ne veut cependant pas dire qu’il n’y a pas de problèmes pour les péniches utilisées à des fins commerciales. En fait, l’accident qui a eu lieu dernièrement a déclenché un tas de tracas pour les propriétaires. Une péniche transformée en salle de gym et discothèque a failli couler dans le Nil. Il y a eu une grande panique mais pas de victimes. L’avocat Sayed Adel explique que l’enquête a prouvé que la licence du propriétaire était expirée depuis 2016 et qu’en 2018, un décret de démolition avait été émis à son encontre, mais n’a jamais été appliqué.

Mais les mesures administratives ne représentent pas le seul calvaire pour les propriétaires des péniches. « La pollution sonore causée par le vacarme de la rue et le bruit sur le Nil sont insupportables », dit Faten, pro­priétaire d’une awama. Elle explique que la situation s’aggrave de jour en jour, car le nombre de voitures aug­mente et le bruit des klaxons se fait entendre jour et nuit. Même chose avec les felouques qui font aussi du bruit avec leur musique, et les zodiacs qui circulent à grande vitesse et font tanguer les awamat, ce qui menace la sécurité des locataires. D’après un responsable au ministère de l’Irriga­tion, ces awamat sont appelées à dis­paraître un jour, car elles polluent le Nil et bloquent l’écoulement de l’eau du fleuve, provoquant ainsi un ralen­tissement du transport fluvial.

Mais si aujourd’hui, certaines péniches appartiennent à des particuliers qui y habitent ou les louent à des étrangers ou des Egyptiens, d’autres ont un caractère touristique. Ces péniches sont construites en bois et composées de deux étages. Leur prix varie entre 3 et 5 millions de L.E. Et pour en louer une, il faut payer entre 3000 et 7000 livres par mois pour un seul étage. Autrefois habitées par des gens de toutes sortes, ces péniches n’ont pas perdu leur charme. « Je suis née ici dans le Nil et je veux mourir ici », dit Faten qui possède un appartement dans le quartier de Zamalek. Elle préfère ren­contrer ses amis, travailler et passer son temps dans une awama.

« Je paye une fortune à mon avocat pour régler tous les problèmes admi­nistratifs, mais à la fin, la vie ici vaut tout l’argent du monde », conclut Faten .

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