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Les derniers artisans du bois de Taht Al-Rabea

Hanaa Al-Mekkawi, Dimanche, 24 novembre 2019

Au coeur du Caire fatimide, centre de l'artisanat, plusieurs métiers tendent à disparaître. Toutefois, certains artisans du bois résistent. Reportage à Taht Al-Rabea.

Les derniers artisans    du bois de Taht Al-Rabea
(Photo : Amir Abdel-Zaher)

Il suffit de mentionner le nom du quartier d’Al-Darb Al-Ahmar pour que les images de vieux ateliers et d’artisans défilent sous nos yeux. Car pour les Egyptiens et aussi les visiteurs du Caire, ce quar­tier incarne l’essence de la ville, sur­tout la rue de Taht Al-Rabea. Cette rue a changé de nom il y a quelques années, pour s’appeler Ahmad Maher. Rares sont les gens qui le savent, car elle continue d’être connue sous son ancienne appellation. C’est ici que se trouve le marché en gros des produits fabriqués à la main en métal, en marbre et en bois, ainsi que de toutes sortes d’objets artisanaux. Les artisans qui les confectionnent détiennent les secrets de leurs métiers. Des métiers qui se transmettent de père en fils depuis des générations.

Au milieu de la circulation dense, on constate un va-et-vient incessant de piétons. La rue est animée et dyna­mique. Dans ce brouhaha permanent, on distingue le bruit de coups de mar­teaux. Dans l’atelier de hadj Ali, le son devient plus fort. Les bras musclés et le regard bien concentré sur son tra­vail, cet artisan est en train d’ajuster avec son marteau le cerclage d’une pièce en fer autour d’un vase en bois. L’atelier est modeste et les outils rudi­mentaires, mais les objets qui en sor­tent sont des pièces artistiques. « Je fabrique des tonneaux et des pots de fleurs en bois. C’est le seul métier que nous savons faire, moi et les membres de ma famille. Des artisans chevron­nés, à l’époque de Mohamad Ali, ont appris à mon grand-père les rouages du métier », dit hadj Ali, 65 ans, qui a commencé à travailler dès l’âge de 7 ans.

Les derniers artisans du bois de Taht Al-Rabea
Plusieurs clients se servent encore des tonneaux fabriqués à la main. (Photo : Amir Abdel-Zaher)

La rue renferme de petits ateliers collés les uns aux autres et qui expo­sent des objets faits à la main. Malgré les modifications et l’évolution limi­tées que l’endroit a connues au fil des années, la vétusté des bâtiments est apparente, comme si l’on vivait encore au temps des Fatimides, époque où Le Caire a été fondé, et cette rue par conséquent. Parmi les différents ate­liers, ceux du bois, dispersés ça est là, exposant leurs articles sur le trottoir. Par le passé, l’endroit a été le centre de rassemblement des grands fabri­cants du bois, y compris de ceux qui fabriquaient des outils d’une grande utilité pour certains métiers, comme les billots de bois.

Après le déménagement des ateliers de fabrication de meubles vers d’autres endroits, il ne reste aujourd’hui que les artisans qui fabri­quent de petits objets utilitaires. Même si leur nombre n’est plus aussi impor­tant, certains luttent pour survivre tout en refusant de baisser les bras comme beaucoup l’ont fait. Des tonneaux et des pots de fleurs en bois sont posés sur le trottoir pour que les passants comprennent qu’à quelques pas, le long d’un petit couloir, ils trouveront ce qu’ils cherchent. Hadj Ali vient d’entamer la fabrication d’un nouveau tonneau. Il ramène des lattes de bois et commence à découper le nombre dont il a besoin, en respectant les mesures à l’aide d’un mètre-ruban et d’une équerre. Puis il passe à l’étape du pon­çage, à l’aide d’un papier de verre. Enfin, il colle les lattes avec du ciment blanc.

Après avoir rassemblé les lattes, il les maintient par un cerclage en fer et ajoute la dernière partie, à savoir la base du tonneau. Une scie à main, un marteau, du papier de verre et un grand clou sont les outils nécessaires pour confectionner les tonneaux, qui sont montés sur une table en marbre ou en fer. Hadj Ali et ses cousins tra­vaillent d’arrache-pied pour augmen­ter le nombre d’articles qui sont déjà entreposés à l’intérieur et autour de l’atelier. « On doit continuer à tra­vailler, même si le marché n’est plus florissant comme autrefois. Ce qu’on fait, on ne le fait pas seulement pour gagner notre pain, c’est aussi une his­toire d’amour avec le bois, son toucher et son odeur », souligne Ali.

Une question d’existence

Les derniers artisans du bois de Taht Al-Rabea
Certains clients s'intéressent encore aux sabots et aux parasols. (Photo : Amir Abdel-Zaher)

Pas très loin de là, le bruit des coups de marteaux nous conduit vers un autre atelier. Ici, des objets insolites sont exposés, comme des chaises en forme de tonneau avec dossier. « On essaye de trouver de nouvelles idées à partir d’objets que nous fabriquons déjà. C’est tout ce qu’on sait faire et c’est notre passion », dit Nabil, l’artisan, en expliquant que le nombre de clients a diminué. Il raconte que ses clients principaux étaient les fabricants et les vendeurs de cornichons, qui utilisaient les tonneaux en bois pour conserver leurs produits. Aujourd’hui, c’est le plastique ou le fer qui domine ce mar­ché, car c’est plus pratique et moins cher. « Les marchands ignorent les dangers de ces matières pour la santé. Ils n’achètent pas les tonneaux en bois, car ceux-ci coûtent plus cher que les autres », dit Nabil, tout en ajoutant que quelques personnes viennent quand même encore acheter les tonneaux en bois pour conserver leurs cornichons.

Les autres clients se servant encore de ces tonneaux sont les vendeurs d’épices et du poisson salé. D’autres commer­çants entreposent eux aussi leurs mar­chandises dans des tonneaux en bois pour attirer les clients avec ces pièces antiques et originales. Pour la même raison, certains apprécient ces articles pour donner une touche décorative spéciale à leur maison, hôtel, restau­rant ou café. Nabil parle sans inter­rompre son travail, mais de temps à autre, il jette un coup d’oeil sur la photo de son grand-père avec le roi Farouq, qui lui avait offert le prix d’excellence en 1940.

Bien que le neveu de Nabil et, pen­dant ses vacances scolaires, le fils de celui-ci, travaillent avec lui et avec enthousiasme, il semble que l’amour n’est plus le motif qui pousse les nou­velles générations à continuer dans ce métier. Mohamad, 32 ans, explique qu’il n’a plus la même passion que son oncle ni le reste des membres de sa famille, qui ont exercé ce métier depuis leur jeune âge. Il est obligé de continuer, car c’est son seul gagne-pain et parce qu’il n’ose pas se sépa­rer du reste de la famille. « Si mon fils de 11 ans travaille avec moi pendant les vacances scolaires, c’est parce que les plus âgés insistent encore pour apprendre ce métier aux plus jeunes pour qu’ils prennent la relève. Mais personnellement, je ne veux pas qu’il perde son temps à exercer un métier qui agonise et qui n’est plus rentable », explique Mohamad.

D’autres ateliers de bois sont situés tout le long de la rue, exposant divers objets, comme des sabots tradition­nels et des billots. Arabi, artisan dans la soixantaine, explique qu’autrefois, on portait les sabots de bois pour évi­ter de glisser dans les bains turcs, mais aujourd’hui, on les utilise seule­ment dans les mosquées, après avoir fait ses ablutions, ou on les achète comme souvenir d’un passé révolu. La saison de vente de ces sabots sont les mois qui précèdent le Ramadan, car les gens les achètent pour en faire don aux mosquées.

Pour les billots, selon Arabi, ils gardent encore leurs clients, même s’ils ne sont pas non plus nombreux comme avant. « On utilise le bois de camphrier, de hêtre, de noyer, de saule et d’autres, qu’on ramène des gouvernorats de la Haute-Egypte. Parfois, pour fabriquer certains objets, on utilise les palettes en bois servant à transporter les marchan­dises sur les bateaux », explique Sayed, propriétaire d’un entrepôt de bois, qui livre aux ateliers de bois. Vu que le marché n’est plus florissant, il a commencé, il y a quelques années, à fabriquer lui-même des tabourets pour cordonniers.

Le prestige d’antan

Les derniers artisans du bois de Taht Al-Rabea
Certains artisans insistent sur le fait de ne pas quitter leur place. (Photo : Amir Abdel-Zaher)

L’histoire de la fondation du souk de Taht Al-Rabea date de l’époque du Mamelouk Al-Zaher Beibars, qui avait développé ce quartier en construisant un rabea, soit un endroit résidentiel en forme de carré. Dans ce rabea, où il a fait construire 120 logements, il a ouvert un souk qui rassemblait les marchands et les artisans dans 120 petits magasins. Avec le temps, l’en­droit est devenu célèbre pour la fabrica­tion du bois. Toutefois, le nombre d’ar­tisans du bois a aujourd’hui fortement diminué. A la place de ceux qui sont partis, on trouve, quelque temps avant le mois du Ramadan, des ateliers de fawa­nis (lanternes du Ramadan). Et les ama­teurs de grillades peuvent y acheter tous les ustensiles dont ils ont besoin pour leur barbecue.

« On connaît l’histoire prestigieuse de cette rue, un prestige qui a aujourd’hui disparu », regrette Saber. Ce menuisier explique que lui et ses collègues conti­nuent à travailler, mais ne savent pas jusqu’à quand. D’après lui, il ne reste qu’une dizaine d’ateliers, qui sont menacés de disparaître. Cela est dû à plusieurs raisons, selon lui. « D’abord, le manque de clients, la hausse des prix du bois et le manque d’ouvriers. Nos enfants ne veulent plus continuer à exer­cer ce métier, car il n’est plus rentable pour eux. De plus, on n’a pas de nou­velles générations à former, car la loi interdit le travail des enfants, et ce métier, il faut l’apprendre très jeune pour le maîtriser comme il se doit. Et même lorsqu’on cherche des jeunes pour les former, on n’en trouve pas, car ils préfèrent exercer des métiers plus faciles et plus rentables pour eux, comme chauffeur de microbus ou de tok-tok », explique Sayed, tristement.

Les derniers artisans du bois de Taht Al-Rabea
(Photo : Amir Abdel-Zaher)

Lui et d’autres artisans ajoutent aussi d’autres raisons, comme le manque d’intérêt de l’Etat à leur égard. Selon eux, cette rue et ses artisans représentent un trésor culturel et humain, pour lequel il faudrait déployer davantage d’efforts pour empêcher leur disparition. Comme organiser des expositions, aider les artisans à obtenir les matériaux à des prix modérés et faire la propagande de ce métier en Egypte ou ailleurs. « Il faut montrer du respect aux artisans, comme c’était le cas autrefois, lorsque les responsables tenaient à les hono­rer. Le cinéma rehaussait lui aussi leur image, en les montrant comme des exemples à suivre », note Sayed, tout en faisant un grand sourire à un tou­riste qui veut prendre une photo avec lui. Sur cette photo, aucune de ses inquiétudes n’apparaîtra, juste la fierté pour son histoire et l’espoir que les clients existants resteront fidèles et continueront d’acheter les articles confectionnés à la main dans les ate­liers de Taht Al-Rabeaز

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