Il a perdu sa vie faute d’avoir payé la modique somme de 70 L.E., le prix d’un billet de train que le jeune homme de 30 ans ne pouvait s’offrir. Mohamad Eid, vendeur ambulant, avait l’habitude de faire le trajet Alexandrie-Louqsor par train pour vendre ses articles fabriqués à la main. Ce jour-là, lors du contrôle des billets, à bord du train numéro 934, le contrôleur constate que deux jeunes hommes sont montés dans le train sans billet. Il les somme de payer ou de descendre. Tout se passe alors très rapidement. Alors que la locomotive s’apprête à entrer en gare à Tanta, le contrôleur les oblige à sauter alors que le train est en marche. La forte corpulence de Eid ne lui a pas permis d’être agile, il a perdu la vie écrasé par le train. Alors que Amer Gamal, lui aussi vendeur ambulant, s’en est sorti avec quelques blessures.
Autre scène. Autre image. Au village de Tala au gouvernorat de Ménoufiya sévit la colère après la mort de Mahmoud Al-Banna, un garçon de 17 ans, tué pour s’être opposé à trois harceleurs qui importunaient une jeune fille. Furieux, ces derniers l’ont intercepté dans la rue. Al-Banna a essayé de leur échapper mais l'un des trois jeunes gens l’a poignardé au su et au vu de tout le monde. Les caméras des magasins et des alentours ont enregistré les faits.
Deux faits divers qui ont défrayé la chronique et secoué l’opinion publique. On les a simultanément surnommés le « martyr du train » et le « martyr de la magnanimité ». Le premier est notamment victime de l’indifférence des passagers, qui n’ont rien fait pour éviter le drame, la deuxième victime, d’en avoir trop fait pour éviter qu’une fille qu’il ne connaît pas soit harcelée. Et les deux drames n’ont pas manqué de relever un certain nombre de questions. L’esprit de solidarité des Egyptiens a-t-il disparu ou existe-il encore? Le citoyen égyptien possède-t-il toujours cette grandeur d’âme et bravoure ou bien s’est-il replié sur lui-même, préoccupé par ses soucis face à un quotidien difficile ?
« Ce qui me choque dans les deux cas, c’est l’indifférence des gens », s’indigne Passent Atef, une architecte de 45 ans. « Je n’arrive pas à croire que les passagers de ce train soient restés les bras croisés face à une scène abominable. Personne ne s’est interposé, personne n’a proposé de payer cette somme modeste pour éviter le drame. Ce qu’a fait le contrôleur est certainement affreux, mais l’attitude des voyageurs ne l’est pas moins », poursuit-elle, en ajoutant que le même scénario s’est répété dans l’histoire d’Al-Banna. « La bagarre s’est déroulée en pleine rue, et aucun passant n’est intervenu pour sauver la victime. C’est honteux », estime Passent qui s’étonne d’une telle indifférence vis-à-vis des malheurs d’autrui chez les Egyptiens.
Pour Mona Afify, en revanche, une ingénieure de 50 ans, ce qui a choqué cette fois-ci dans l’affaire du train, c’est qu’il y a eu un mort. Elle, qui prend le train fréquemment, raconte que ce genre de scène est fréquent. « Il est très courant de voir de pauvres gens sauter du train ou occuper le toit des wagons. Je ne défends ni l’attitude des voyageurs ni celle du contrôleur. Le problème est qu’on ne se rend compte de la gravité de la situation que lorsqu’une personne trouve la mort », dit-elle sur son compte Facebook.
Des cas isolés ?
Mohamad Eid, vendeur ambulant, mort après avoir refusé de payer son billet de train.
Fréquent ou pas, le fait divers a eu de larges échos et soulevé des interrogations. La sociologue Nadia Radwane tempère. « On hésite à intervenir quand on court un gros risque. Quand deux personnes se disputent, et cela s’arrête à des insultes ou des coups, il y aura toujours quelqu’un qui viendra s’interposer, mais si l’une d’elles est armée, on ne s’aventure pas facilement », dit-elle. Plutôt de la prudence que de l’indifférence? Pas seulement, estime la psychologue Olfat Allam. Selon elle, la nature des gens n’a pas changé, l’origine est à chercher dans les conditions socioéconomiques qui sont devenues trop dures. « Les simples citoyens arrivent à peine à satisfaire leurs besoins les plus élémentaires, et quand on fait face à de telles pressions, on a tendance à se replier sur soi-même par des moyens défensifs pour se protéger. Ils s’enferment dans leur propre univers et n’attachent de l’importance qu’à leurs propres affaires et deviennent indifférents à tout ce qui les entoure. C’est une attitude primitive et on le fait par instinct pour préserver sa propre existence », explique la psychologue.
Les chiffres officiels indiquent que le revenu moyen du citoyen a augmenté, passant de 36000 L.E. par an en 2015 à 51400 L.E. en 2018, cependant, le taux de la pauvreté est passé de 28,7 à 32,5%, selon une dernière étude de l’Agence centrale pour la mobilisation et les statistiques.
Mais les Egyptiens ont toujours souffert de problèmes économiques et s’entraidaient dans les moments difficiles. Y a-t-il eu changement ou s’agit-il de cas isolés? Dr Nadia Radwan, professeure de sociologie à l’Université du Canal de Suez, estime que l’esprit de solidarité et d’entraide est toujours présent. Elle cite des faits divers qui en témoignent, comme celui d’un jeune homme qui a trouvé la mort en août dernier en sauvant une femme et ses deux enfants de la noyade à Assouan. Ou encore celui d’un jeune homme poignardé alors qu’il voulait aider une fille victime d’un vol dans la rue.
Lors de la dernière CAN (Coupe d’Afrique des Nations), qui s’est tenue en Egypte en juin dernier, un jeune supporter marocain a dit, lors d’un programme télévisé, avoir utilisé une caméra en cachette pour tester l’esprit de solidarité des Egyptiens. Il a prétendu avoir perdu son billet d’avion et son argent de poche et n’avait plus de quoi manger ou passer la nuit, alors qu’il était venu soutenir son équipe. Certains passants lui ont donné de l’argent, d’autres ont proposé de lui acheter de la nourriture ou de l’accompagner à son ambassade.
Une autre dimension
Mahmoud Al-Banna, tué lors d'une bagarre avec des harceleurs.
Mais au-delà de l’esprit de solidarité ou de l’individualisme, il existe aussi une autre dimension: celle du respect de la loi et de l’autorité. « Dans le cas du train, personne n’a respecté la loi, ni les fraudeurs qui sont montés sans billet et qui ont refusé de montrer leur pièce d’identité, ni le contrôleur qui a décidé de les punir lui-même alors qu’il existe des mesures à prendre dans de tels cas », explique Nadia Radwan. Et d’ajouter: « Dans les pays avancés, les individus respectent la loi, mais ils se sentent en même temps protégés par la loi qui leur garantit leurs droits. En Egypte, ce n’est pas le cas », avance Radwan. Chacun fait donc sa propre loi.
Du côté des classes populaires, on explique les choses autrement. Eatemad Ibrahim, une femme de ménage de 65 ans qui habite le bidonville Ezbet Al-Haggana, raconte: « Vu l’absence de commissariat dans cette zone, le rôle de la rue est primordial pour imposer la sécurité. C’est d’autant plus visible que la plupart des familles qui habitent ce bidonville sont originaires de Haute-Egypte où l’esprit tribal est bien présent. Alors, ce sont les habitants qui jouent le rôle de médiateurs en cas de dispute ». Elle ne cesse donc de donner des conseils à son fils Ahmad, chauffeur. « Mon fils, comme les jeunes de son âge, intervient souvent pour tenter d’arrêter une bagarre. Mais j’ai toujours peur, il y a quelques années, mon neveu a perdu la vie dans une situation similaire », précise-t-elle.
Trop de courage et d’altruisme peuvent être payés cher, pas assez, trop critiqués.
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