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Quand le poids est roi

Dina Bakr, Mardi, 30 juillet 2019

La vente de vêtements au kilogramme est en vogue. Il s’agit d’un concept fructueux qui permet aux personnes au budget modeste de faire face à la hausse des prix du prêt-à-porter tout en se faisant plaisir.

Quand le poids est roi
Les clients choisissent les habits et paient au kilo.

Loëta (la bonne affaire) est la première chaîne de magasins à avoir adopté le concept de vente de vêtements au kilo. A l’entrée de la filiale située dans le quartier populaire d’Al-Sayéda Zeinab, au Caire, des pancartes à fond vert mentionnent que les articles sont importés et de marques européennes. « Nous avons commencé par ouvrir un magasin, il y a 7 ans, dans le quartier de Haram. Aujourd’hui, nous en possédons 14 dans la capitale. D’autres boutiques telles que Forsa et Sodfa au Caire et dans d’autres gouvernorats ont adopté notre concept, à savoir que le client pèse les vêtements qu’il a choisis comme on pèse les légumes, et le prix est fixé suivant le poids », explique Moustapha Rabie, directeur du magasin à Al-Sayéda Zeinab.

De grandes sociétés étrangères, surtout européennes, ainsi que des fournisseurs collectent les vêtements (hommes, femmes, enfants, tous âges confondus) venant de déstockages d’usines ou de magasins qui ont fait faillite ainsi que des vêtements de fin de série, des soldes invendus et des habits usagés. Des grossistes et des exportateurs les rachètent à la tonne (neufs et d’occasion) pour les revendre. « Les vêtements que nous importons viennent de Belgique, des Pays-Bas et d’Australie. Il y a des vêtements neufs, parfois démodés, et d’autres d’occasion. Ces vêtements passent par un cycle de nettoyage, puis sont repassés avant d’être expédiés dans divers pays. Sur place, les douanes sont chargées de vérifier si les vêtements ont été désinfectés », affirme Abou-Moetaz, directeur d’un magasin de vente de vêtements au kilo au Fayoum.

Dans ce genre de magasins, les clients trouvent des habits de toutes les tailles et pour tous les goûts : robes décolletées ou à manches longues ainsi que des vêtements en soie, en satin, en lin, en coton, etc. « Recycler » des vêtements en les revendant au kilo au lieu de les brûler ou de les jeter est aussi un moyen de prolonger leur durée de vie, ce qui permet de retarder l’apparition de déchets.

Le concept de la fripe

Le « kilo shop » a fait son apparition en France il y a plus de vingt ans. D’après le magazine shopping I Graal, la revente de vêtements usagés est un vieux concept, très prisé dans les pays anglophones. Le recyclage des vêtements était déjà très en vogue chez les hippies dans les années 1970 et beaucoup de magasins se prêtaient au jeu de la revente d’habits en constituant des « hippy markets ».

En Egypte, les commerçants ont commencé, au cours des 7 à 8 dernières années, à acheter des ballots de vêtements au kilo, le poids minimum autorisé étant de 500 kg. Vendre au kilo permet au commerçant d’écouler sa marchandise plus rapidement. Dans le magasin d’Al-Sayéda Zeinab, comme d’ailleurs dans la plupart des magasins de vente de vêtements au kilo, tous les espaces sont occupés par des stands d’habits. Il est difficile d’en faire le tour rapidement pour savoir si les articles sont intéressants ou non, tellement ces derniers sont nombreux. Dans un coin sont entreposés deux grands ballots qui n’ont pas encore été ouverts, à côté de plusieurs vêtements étalés par terre dans l’attente d’être suspendus sur des cintres. Le côté contraignant de ces magasins, c’est qu’il faut aimer farfouiller, prendre son temps et repasser régulièrement pour dénicher les meilleures pièces, puisque les arrivages sont très fréquents. S’ils permettent à une clientèle à faible revenu de se vêtir à bon prix, d’autres viennent y renouveler leur garde-robe ou tout simplement profiter de prix attrayants. On peut y faire de réelles bonnes affaires, surtout pour les matières légères comme la soie, qui ne pèse pas beaucoup sur la balance, ou les chemises en coton. Marque ou non, il n’y a pas de différence de prix entre les vêtements neufs ou usagés. Le poids est roi.

Les clients du magasin d’Al-Sayéda Zeinab sont très concentrés. Les yeux rivés sur les stands, ils fouinent, espérant trouver ce qu’ils cherchent ou tomber sur une pièce rare. « Acheter des habits importés sans avoir à se rendre à l’étranger est un grand avantage. J’ai fait le tour des centres commerciaux et j’ai constaté que les prix sont trop élevés. Alors qu’une chemise peut y coûter entre 300 et 400 L.E., j’en ai acheté 7 ainsi qu’une robe et un pantalon, le tout à 500 L.E., ici », dit Samira, avocate. Dans ce magasin, le prix du kilo de vêtements d’été est de 350 L.E., tandis que celui de vêtements d’hiver est de 250 L.E. Le kilo de jeans est, lui, de 250 L.E., car le tissu est plus lourd à la pesée. S’offrir des habits ici a permis à Samira de renouveler sa garde-robe. Depuis, le shopping est devenu pour elle un véritable loisir, car elle sait qu’en achetant une ou deux pièces, elle ne va pas déstabiliser le budget de la famille.

Selon l'Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques (CAPMAS), les prix des vêtements et des chaussures ont augmenté de 8,1% entre 2018 et 2019. Changer ses habitudes d’achat est donc devenu, pour beaucoup d’Egyptiens, nécessaire pour réduire les dépenses et respecter un certain budget. Acheter des vêtements au kilo est rentable pour les familles aux revenus modestes. « Ma benjamine a 3 ans, et à cet âge, elle doit avoir une quantité de robes, de T-shirts et de shorts pour se changer durant l’été, surtout qu’il fait très chaud. Les enfants se salissent beaucoup, surtout en jouant ou en mangeant », s’exprime Yasmine, femme au foyer. Cette maman fréquente les magasins de vente d’habits au kilo depuis 2 ans. Elle précise que certains modèles pour enfants coûtent très cher dans les magasins normaux. Selon ses propos, l’équivalent du prix total qu’elle y paie pour une simple chemise, un pantalon et une paire de chaussures lui permet d’acheter 2 kilos de vêtements pour sa fille, une quantité non négligeable. Notons que dans les magasins de vente au kilo, il n’est pas possible de marchander et que le dernier mot revient à la balance.

Une clientèle fidèle

Sur leurs pages Facebook, les magasins informent les clients des nouveaux arrivages. La plupart ont la même politique de vente et signalent qu’il est possible d’échanger les articles dans les 48 heures qui suivent l’achat, mais sans remboursement. En effet, dans les magasins de vente d’habits au kilo, le nombre des pièces exposées peut atteindre plusieurs milliers et il faut donc s’assurer que la vente soit définitive pour écouler ce qui reste en stock.

Lorsque les magasins affichent les soldes ou les offres spéciales — comme 3 kilos pour le prix d’un seul —, c’est la ruée. « Au moment des soldes, tous les membres de la famille se rendent au magasin. Chacun se dépêche pour choisir les articles qui lui conviennent. C’est la queue devant les cabines d’essayage. Pour ne pas attendre, beaucoup de clients essaient les pièces qu’ils ont choisies sur les vêtements qu’ils portent », dit Safi, secrétaire dans une école. Cette nouvelle mariée a constitué son trousseau grâce à ces magasins. Durant un an, elle a fait des va-et-vient incessants, plusieurs fois par semaine, entre des magasins situés dans divers quartiers pour acheter les vêtements qui lui seraient utiles après son mariage. « J’ai dépensé 5 000 L.E. pour tous mes achats, et ce, en achetant au kilo. Avant d’apprendre l’existence de ces magasins, je demandais aux proches partant à l’étranger de me ramener à chaque fois une robe et deux chemises, ce qui me revenait très cher, environ 2 000 L.E. », poursuit Safi. Elle est heureuse de commencer sa vie conjugale après avoir fait d’aussi bonnes affaires.

Le fait d’acheter au kilo incite le client à acheter davantage, comme s’il se trouvait dans un hypermarché en train de faire des courses ordinaires. « La tentation d’acheter est grande. C’est impossible de résister et de ne pas s’offrir une pièce, même si on ne va pas l’utiliser immédiatement », explique Ahmad, fonctionnaire dans un centre de jeunesse. Il dit qu’avant de se rendre dans un magasin de vente au kilo de Madinet Nasr, il se rendait à Wékalet Al-Balah (marché de ventes de vêtements usés), où les prix sont affichés pour chaque pièce. Il ajoute que dans son nouveau magasin de prédilection, les vêtements sont pour la plupart de bonne qualité, même si ce n’est pas toujours du neuf. « J’évite d’acheter des sous-vêtements et des chaussettes, car ces articles sont en contact direct avec des parties sensibles du corps ; cela évite de contracter une maladie », ajoute-t-il.

Hicham, directeur d’un magasin à Alexandrie, explique que de temps en temps, des célébrités lui rendent visite pour acheter quelques articles rares et de marque. Ces dernières sont en contact avec lui et dès qu’il y a un arrivage intéressant, il le leur fait savoir.

Certains clients pensent aussi que les plus beaux vêtements sont vendus en cachette, soit à certains clients « privilégiés », soit à des magasins de prêt-à-porter. Ayman, comptable, dit être passé plus d’une fois dans un magasin de vente au kilo dans l’espoir de trouver des vêtements en lin pour l’été. « A chaque fois que je demande aux employés à quel moment ils vont ouvrir un ballot, ils répondent qu’ils ne savent pas et que c’est le directeur du magasin qui décide de l’heure et du jour », dit-il, d’un air déçu. Il soupçonne les employés de ne pas dire la vérité, ajoutant que cette attitude est incorrecte. En effet, l’objectif de la vente d’habits au kilo ne doit pas être de réaliser de gros bénéfices, mais plutôt de permettre aux clients au budget modeste de profiter de prix attrayants.

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