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Droit à la vie, droit à la mort

Chahinaz Gheith, Mardi, 30 juillet 2019

Nombreux sont les patients souffrant de maladies graves qui meurent à l'hôpital au terme de traitements souvent lourds et très coûteux. Sur quels critères faut-il se baser pour choisir de poursuivre les soins et à partir de quel moment peut-on parler d'acharnement thérapeutique ?

Droit à la vie, droit à la mort

« Je sens que c’est la fin ». Tels ont été les derniers mots prononcés par Bahya Moustapha, quelques jours avant de décéder. Cette veuve de 72 ans était atteinte d’un cancer extrêmement rare qui se développe dans le sys­tème sanguin. L’évolution de sa maladie a été foudroyante et elle est vite passée au stade 4. Les médecins lui ont annoncé qu’elle devait subir une intervention pour retirer la tumeur. Des métastases ont ensuite été détectées aux poumons, dans plusieurs nodules lymphatiques, dans les os et dans le foie. Elle a fait 23 séances de chimiothérapie en deux ans, 10 semaines de radiothéra­pie et d’hormonothérapie. Mais vu la résistance de son cancer, il paraissait évident que ce traitement aurait un effet limité et qu’aucune autre théra­pie ne pouvait être envisagée. Respirer était devenu un supplice pour Bahya et chaque geste pour ten­ter de la soulager lui provoquait des douleurs atroces.

Elle aurait préféré passer ses der­niers jours chez elle, sans souffrir, mais a accepté le traitement aux lourds effets secondaires, car ses enfants voulaient absolument que tout soit fait pour rallonger sa vie. « Nous avons versé un million de L.E. pour les traitements de ma mère et pour que les médecins fassent tout pour tenter de la soigner, mais sans résultat », lance son fils Karim, tout en ajoutant qu’un médecin a laissé partir sa mère après trois jours de coma, contre l’avis d’un autre méde­cin, qui voulait tenter une opération, tout en sachant que son cerveau était touché et que son espérance de vie était limitée.

Cette mère n’est pas la seule per­sonne à avoir été confrontée à l’obs­tination de ses enfants et à l’acharne­ment thérapeutique des médecins traitants, refusant de reconnaître qu’elle n’aurait plus longtemps à vivre. La perspective d’une mort dans la douleur est effrayante pour le patient. Elle l’est aussi pour les proches. Sans compter le coût exor­bitant de soins parfois inutiles, deve­nus un véritable business médical. A croire que certaines chimiothérapies, dialyses et hospitalisations sont devenues un commerce juteux pour certains hôpitaux.

D’après une étude faite récem­ment par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et l’Agence cen­trale pour la mobilisation et les sta­tistiques (CAPMAS), 85 % des décès en Egypte sont dus aux effets secondaires de traitements utilisés pour soigner des maladies incu­rables, telles que l’insuffisance rénale, le diabète, l’accident vascu­laire cérébral et, surtout, certains cancers. Il est à noter que le coût d’une opération à coeur ouvert à l’Institut de cardiologie est de 55 000 L.E., alors que l’assurance médicale ne couvre que 20 000 L.E. C’est donc au patient de verser le reste de la somme. Dans un contexte socioéconomique où les moyens sont limités, l’accès à certains médicaments, comme la morphine, délivrée par l’assurance médicale, est problématique et la famille doit se débrouiller comme elle peut pour soulager le patient.

Une question s’impose dès lors, qui ne manque pas de susciter la contro­verse : pourquoi imposer autant de souffrances, peut-être inutiles, à un malade en fin de vie et condamné à des traitements et à des examens ?

Des souffrances inutiles ?

Dr Hazem Al-Chazli, neurologue et membre du conseil de l’ordre des Médecins, définit l’acharnement thé­rapeutique comme « l’application obstinée d’un traitement qui n’appor­tera aucun bien-être au patient », soit un traitement qui maintient inutile­ment une vie dont la qualité est deve­nue précaire. « Cela consiste à impo­ser à un malade des traitements, des examens et des hospitalisations dont les inconvénients — les souffrances pour le patient, les coûts, etc. — sont démesurés, car la guérison est impos­sible », souligne-t-il, tout en ajoutant que s’il y a des patients pour lesquels on observe une guérison ou une amé­lioration, il s’agit de cas rares, comme les tumeurs au cerveau, et qu’il ne sert à rien d’imposer au malade des souf­frances inutiles.

Il faut donc se poser la question de l’acharnement thérapeutique et, sur­tout, décider, avec le patient et sa famille, d’une éventuelle hospitalisa­tion. Dr Al-Chazli raconte le cas d’un homme de 82 ans, atteint d’un cancer métastasé. Son médecin lui a prescrit une prise de sang qui a révélé une anémie colossale. Il a été transféré à l’hôpital pour être transfusé, une fois, deux fois, sans succès. Il est sorti à sa demande et est mort le lendemain. Etait-ce nécessaire de faire cette prise de sang, ces transfusions ? Alors que cela peut mettre les familles en diffi­culté en termes financiers et être synonyme de souffrances pour le patient. « Parfois, le mieux pour un patient est la mort. Certes, ce constat peut sembler cynique, mais laisser mourir dignement une personne gra­vement atteinte et sans réelle chance de s’en sortir est en fait plus humain que de lui administrer des traitements inutiles », indique-t-il.

Un avis partagé par Dr Sameh Fathi, oncologue, qui essaie de clarifier le rôle du médecin lorsqu’il est devant un patient qui n’a aucune chance de survie. Selon lui, il y a des cas de maladies qu’on sait fort bien guérir, mais qui surviennent chez des malades qui vont par ailleurs très mal. Supposons par exemple qu’on découvre un cancer des intestins chez une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer. On peut essayer de l’opérer, avec certaines chances de prolonger l’espérance de vie, à condi­tion qu’elle fasse une chimiothérapie. Et là, il est nécessaire de se poser la question. En effet, les conséquences seront lourdes, car il va falloir hospi­taliser la personne dans un milieu inconnu, ce qui risque d’aggraver sa démence, et lui imposer des traite­ments pénibles auxquels elle ne va rien comprendre, voire qu’elle ne va pas accepter. Bref, la qualité de sa vie va être terriblement affectée, alors que le résultat est incertain.

Soigner jusqu’au bout

Or, il y a aussi des personnes qui pensent qu’il faut tout mettre en oeuvre pour prolonger la vie d’un malade. Dr Adel Fadel, médecin au service des soins intensifs dans un hôpital privé, pense que l’acharne­ment thérapeutique est une notion difficile à définir, non pas parce que les médecins ne sont pas d’accord sur le moment où l’efficacité d’un traite­ment devient nulle, mais parce que l’évolution de la médecine amène à considérer comme curables des mala­dies et des symptômes qui ne l’étaient pas du tout autrefois. Selon lui, il ne faut pas oublier que c’est parce que certains médecins se sont acharnés à sauver des patients atteints de mala­dies graves et jusque-là incurables que de nombreuses maladies peuvent aujourd’hui être soignées avec succès. Par exemple, les maladies hématolo­giques ou certains cas graves aux soins intensifs. « Le bon médecin est celui qui n’abandonne pas rapide­ment et qui sait se battre jusqu’au bout. On nous dit qu’il faut recon­naître que certains cas ne sont pas curables. Mais le cancérologue qui effectue une chimiothérapie sur un malade à bout de force ne s’imagine pas un seul instant que le malade va guérir, il espère seulement qu’il va vivre un peu plus longtemps. Sans cette obstination, tous les progrès de la chirurgie et de la néonatologie, par exemple, n’auraient pu avoir lieu », argumente Dr Fadel, tout en s’ap­puyant sur l’opinion de plusieurs cheikhs qui estiment que la mort est l’affaire de Dieu. « C’est Dieu qui donne la vie et c’est lui qui la retire. Laisser mourir quelqu’un est un grand péché. L’homme n’est maître ni de sa vie ni de sa mort », souligne Dr Fadel.

Cependant, d’autres cheikhs, comme cheikh Abdallah Al-Samawi, membre d’Al-Azhar, voient les choses différemment. « Il est vrai que la religion nous incite à nous faire soigner, puisque c’est Dieu qui a créé le mal et son remède. Pourtant, une personne dont la maladie est incu­rable peut choisir de ne pas subir un traitement thérapeutique en vue d’ac­célérer l’inéluctable et ce, après l’ap­probation de trois médecins », sou­ligne-t-il. Même avis au niveau de l’Eglise, qui indique qu’on ne peut pas donner la mort, mais qu’on peut permettre de ne pas l’empêcher.

Entre le pour et le contre, Ossama Soliman, médecin aux soins intensifs, refuse de prendre tout seul la décision de l’arrêt et de la diminution des soins d’un patient en fin de vie. « Cela doit se faire suite à une réflexion de l’équipe médicale et de la famille concernant différents critères : l’âge, le degré de douleur et de souffrance, le coût économique, l’espérance de vie et l’efficacité des traitements, défi­nissables par l’équipe médicale », explique-t-il. Et d’ajouter qu’une situation de fin de vie ne concerne pas seulement les personnes âgées, mais aussi les patients qui ne sont pas « en âge de mourir ».

Selon Dr Ossama Soliman, l’achar­nement thérapeutique vient souvent de membres de la famille. Ces der­niers, avec une confiance démesurée en les pouvoirs de la médecine, dou­blée d’un déni de la gravité de la maladie, réclament une poursuite déraisonnable des traitements. Ils ne sont pas prêts à lâcher prise et à accepter la mort de leur proche et pour eux, l’abstention thérapeutique n’a aucun sens. « On ne peut jamais se mettre totalement à la place de l’autre, chaque vie est individuelle et unique. Certaines familles ont du mal à entendre qu’on arrive au bout de la vie. Il y a dans notre culture une diffi­culté à habiter le temps qui reste », affirme-t-il.

C’est le cas pour Amina, 80 ans, atteinte de diabète et d’hépatite virale au stade terminal, et à qui les méde­cins ne donnaient pas plus de six mois à vivre. Sa fille Nora a vendu les meubles de sa chambre et s’est endet­tée pour pouvoir payer les frais des soins de sa mère, soit 700 L.E. par jour pour des soins intensifs dans un établissement hospitalier au Fayoum. « La souffrance de ma mère m’était insupportable. Si j’avais arrêté son traitement pour la laisser mourir et que plus tard j’avais appris qu’il y avait une autre solution pour la gué­rir, cela m’aurait profondément affec­tée », dit Nora.

Cas de figure inverse pour Nadia et ses deux frères, qui ont attendu le jour où le médecin déciderait de débran­cher les appareils de leur père, atteint d’une maladie au cerveau et plongé dans le coma pour trois semaines. Ils l’ont supplié d’écourter l’agonie de leur père, par compassion, non sans une certaine motivation économique. « Depuis que notre père est tombé malade, nous faisons le va-et-vient à l’hôpital et nous avons dépensé des sommes exorbitantes. Il vaudrait mieux épargner cet argent et faire une sadaqa gariya (aumône courante, ndlr) », conclut Nadia.

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