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La charité, directement ou à travers les associations ?

Nada Al-Hagrassy, Mardi, 21 mai 2019

Pendant le Ramadan, les grandes associations caritatives multiplient les appels aux dons. Si elles continuent à récolter d'importantes sommes, de plus en plus de personnes préfèrent aujourd'hui prendre elles-mêmes en main la distribution de leurs dons. Explications.

La charité, directement ou à travers les associations ?
Les associations caritatives doivent atteindre le plus grand nombre possible de personnes dans le besoin.

Assise devant la télévi­sion, hadja Lotfiya note les numéros de comptes bancaires et de télé­phone de plusieurs associations dont les publicités envahissent le petit écran durant le Ramadan. Ces publi­cités incitent les fidèles à faire des dons d’argent pour financer leurs activités et services. Après avoir noté ces informations, Lotfiya commence à répartir les sommes d’argent entre les différentes associations. En tête de liste figurent celles qui aident les plus démunis, surtout les personnes atteintes de maladies chroniques et n’ayant pas accès aux soins adéquats faute de moyens. « Sans ces associa­tions, je ne crois pas que ces malades puissent trouver un endroit où se soi­gner et avoir suffisamment d’argent pour payer les frais du traitement », déclare hadja Loutfiya, qui écono­mise toute l’année pour pouvoir faire des dons.

Comme hadja Loutfiya, de nom­breuses personnes soutiennent ces associations, dont l’aide va à ceux qui sont dans le besoin. Siham Todari, 50 ans et femme au foyer, leur verse elle aussi des dons. Pour elle, les associa­tions ont la capacité d’atteindre le plus grand nombre de personnes défa­vorisées. « Sans leur existence, à qui pourrait-on verser la zakat ? », demande-t-elle. La zakat est une aumône obligatoire et constitue l’un des cinq piliers de l’islam. Comme Loutfiya, Siham dresse une liste des associations auxquelles elle veut ver­ser sa zakat et donner des vêtements.

Un nombre considérable de publici­tés diffusées à la télévision viennent de différentes associations et captent l’attention des téléspectateurs — un phénomène qui prend de l’ampleur durant le mois du Ramadan. L’Egypte compte quelque 48 300 associations caritatives, dont 22 102 non enregis­trées auprès du ministère des Affaires sociales. D’après les estimations d’une étude menée par le Centre de support de la prise de décision, dépen­dant du Conseil des ministres, une dizaine occupent le devant de la scène sur le marché des dons, dont le chiffre d’affaires total a été de 55 milliards de L.E. entre 2014 et 2017, dont 200 millions de L.E. réservées aux tables de charité. Cette dizaine absorbe plus de 80 % de ce chiffre d’affaires. Un chiffre important et dont une partie a commencé à être utilisée pour payer d’autres coûts, tels que ceux des publicités télévisées, les 30 secondes à l’écran pouvant coûter jusqu’à 11 millions de L.E. aux heures d’impor­tante audience durant le Ramadan. Cela a poussé d’aucuns à douter de quelques associations et de la façon dont elles gèrent l’argent des dons, certains allant jusqu’à les accuser de corruption et de détournement de fonds.

Doutes et scandales

A la fin du règne des Frères musul­mans, l’association de l’hôpital 57357 a été accusée de corruption et d’aban­don de malades en phase terminale. Cette affaire a provoqué un tollé au sein de la société, car cette associa­tion dépend entièrement de l’argent de la zakat et des dons d’argent. Le ministère des Affaires sociales avait rapidement constitué un comité d’en­quête pour vérifier la véracité de ces accusations. Après cinq mois d’inves­tigations, l’association a été déchar­gée de toute accusation. Mais depuis, les sommes des dons ont baissé. « On organise des visites pour ceux qui veulent vérifier si leurs dons d’argent ont été correctement utilisés », sou­ligne Emad Hamdi, membre à l’admi­nistration de l’hôpital 57357, qui ne cache pas son indignation face aux accusations mal fondées.

La charité, directement ou à travers les associations ?
200 millions de L.E. ont été attribuées aux tables de charité.

« Le problème est que ce genre d’associations jouent un rôle paral­lèle à l’action du gouvernement, voire agissent à sa place », explique la socio-économiste Chahida Al-Baz. Et d’ajouter que de ce fait, elles se trans­forment en un véritable centre de pouvoir non négligeable et suscep­tible d’influencer l’opinion publique. « Etant donné cette évolution, cer­taines de ces associations sont deve­nues sujettes à des règlements de comptes entre divers protagonistes qui ont des intérêts politiques oppo­sés, chacun cherchant à faire des profits tout en se présentant comme étant celui ou celle qui lutte contre la corruption », poursuit la socio-écono­miste. Malgré le non-lieu des charges à l’encontre de l’hôpital 57357, les dons n’affluent pas comme aupara­vant. Nombreux sont ceux qui tour­nent le dos aux associations dites caritatives, préférant chercher eux-mêmes des personnes en situation de précarité pour les aider.

« Un jour, j’ai appelé une associa­tion qui récupère de vieux objets pour les donner à ceux qui en ont besoin. Je leur ai demandé de donner un réfrigérateur à mon portier, qui venait juste d’arriver de son village natal en Haute-Egypte, tout en leur expliquant qu’il n’avait pas encore les moyens de s’en acheter un », raconte Manal Fayad, la trentaine et fonctionnaire, pour expliquer la rai­son qui l’a poussée à ne plus donner la zakat ou d’autres formes de dons aux associations, Ramadan ou pas. Le responsable de l’association lui a répondu que toute personne désirant un vieux meuble ou autre chose de l’association devait payer. Or, cette information n’est pas indiquée dans les publicités. Manal a alors fait valoir que les vieux objets étaient donnés gratuitement par les gens. « Il m’a répondu que c’était la règle à suivre », indique-t-elle, et elle s’est alors jurée de ne plus jamais donner de zakat à ces associations.

Manal n’est pas la seule à avoir perdu confiance après une telle expérience. « Le problème dans ce genre de situation est le manque de transparence. Personne ne connaît les budgets exacts de ces associa­tions, ni comment elles les gèrent. C’est vrai qu’elles doivent couvrir leurs frais de fonctionnement — les salaires, etc. — , mais le plus gros du budget doit aller aux ayants droit », souligne Chahida Al-Baz. Mis à part Bank Al-Taam Al-Masri (banque égyptienne de nourriture), aucune association ne publie son budget, ni ses revenus, ni le total des dons per­çus et encore moins comment elle les utilise.

Aujourd’hui, étant donné la déva­luation de la livre égyptienne et la hausse des prix, les personnes qui font des dons veulent avoir plus d’assurance que leur zakat arrive aux ayants droit. Or, les soupçons de corruption et la profusion des publi­cités n’arrangent pas les choses. Et les associations caritatives le sen­tent. « Nos activités ont été réelle­ment affectées par tous ces fac­teurs », se plaint Nahed, responsable d’une association qui s’occupe d’or­phelins handicapés. Elle ajoute qu’il existe des personnes corrompues partout et d’autres qui veulent vrai­ment aider. « Généraliser porte pré­judice aux activités caritatives et prive ceux qui sont dans le besoin de l’aide nécessaire », dit-elle, faisant allusion à l’annulation de quelques programmes de divertissement orga­nisés pour les orphelins handicapés durant le mois sacré. Selon elle, les associations jouent un rôle impor­tant dans la société. « Sans nous, comment les gens connaîtrons-ils l’existence de ces orphelins handi­capés, dont certains sont rejetés par leurs proches ? Seul, on ne peut pas subvenir aux besoins d’un handica­pé et orphelin, alors qu’une asso­ciation a la possibilité de récolter des sommes considérables pour prendre soin d’un grand nombre d’orphelins », explique encore Nahed.

La charité sur les réseaux sociaux

La tendance à se détourner des associations pour ce qui est des dons a conduit à la formation de groupes dits « de charité » sur les réseaux sociaux. La page de Racha Ossama est la plus visitée. Elle incite les gens à se rendre dans les quartiers pauvres et à demander aux propriétaires de petits magasins s’ils connaissent des personnes qui se sont endettées et n’ont pas les moyens de rembourser leurs dettes. « Ainsi, on rembourse les dettes de ces personnes et on évite qu’elles ne soient arrêtées et empri­sonnées », souligne Racha Ossama. Et d’ajouter que de cette manière, les gens vont à la rencontre des per­sonnes en état de précarité.

De plus en plus de personnes pen­sent comme elle et un nombre crois­sant d’annonces de services font le tour des réseaux sociaux. Sur sa page, Semsema Sami incite par exemple les gens qui sont à la recherche de médi­caments pour le cancer et ne peuvent pas se les payer à prendre contact avec elle. Elle se charge ensuite de leur fournir tout ce dont ils ont besoin. Sur la même page, un médecin a posté une annonce disant qu’il était prêt à faire une cinquantaine d’opéra­tions d’implantation d’oreillettes pour les personnes malentendantes à titre gratuit, tout en mentionnant son numéro de portable. La charité sur les réseaux sociaux a de plus en plus d’adeptes. « C’est le seul moyen de s’assurer que nos dons servent à quelque chose et ne sont pas gas­pillés », dit Racha Ossama. Quant à Chahida Al-Baz, elle pense que les Egyptiens sont pieux et veulent accomplir la charité, mais que sans organisation ni transparence, les acti­vités des associations peuvent susci­ter des doutes. « Il faut rassurer les gens en leur donnant les preuves que leurs dons d’argent sont arrivés à bonne destination et, en même temps, leur garantir qu’une majeure partie des ayants droit en profitent », conclut-elle.

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