Nous sommes arrivés à Faqous, dans le gouvernorat de Charqiya, situé à 220 km du Caire. Pour ne pas nous perdre, nous demandons aux passants de nous montrer le chemin qui mène à Guéziret Awlad Fadel (l’île des fils Fadel).
L’un d’eux nous répond sans hésitation : « Ah ! Le village où vivent les Palestiniens ? C’est par là. On l’appelle également le village des Arabes ». Ici, l’endroit est connu par tout le monde : « Continuez tout droit, c’est à 25 km d’ici ». La voiture s’arrête. Nous sommes sûrs que nous sommes arrivés à bon port : sur le toit d’une maison construite de blocs d’argile flotte un drapeau palestinien.
C’est le « diwan », comme le surnomment les Palestiniens, le lieu de rencontre hebdomadaire des hommes du village pour résoudre leurs problèmes ou régler des différends entre deux parties en conflit.
A l’intérieur, le décor est typiquement palestinien. Des tapis verts et rouges sont étendus sur le sol, les hommes sont assis en tailleur ou avec une jambe allongée vers l’avant. Sur les murs, on peut voir la photo du défunt leader palestinien Yasser Arafat et celle d’Abou-Mazen, président actuel de l’Autorité palestinienne et secrétaire général de l’Organisation de libération de la Palestine.
Les femmes sont vêtues de galabiyas traditionnelles et les hommes habillés en djellabas. Ils portent autour du cou le keffieh (foulard palestinien). De jeunes hommes viennent nous offrir du thé parfumé à la sauge comme c’est la coutume en Palestine.
« Nos ancêtres se sont installés ici en 1948 lors du 1er conflit israélo-palestinien », précise hadj Ibrahim Elcheikh Eid, 80 ans, l’un des membres de la tribu Elcheikh Eid et président de l’Union des ouvriers palestiniens de Guéziret Awlad Fadel.
Comme tous les vieux de ce village, hadj Ibrahim Elcheikh Eid a eu la chance d’aller à l’école. Son père, de la famille Tukan de Naplouse (une famille de notables), voulait que son fils soit instruit.
Guerre de 1948 : premier exode
L’histoire des réfugiés palestiniens à Faqous est liée au conflit israélo-palestinien et à l’exode de 1948. Les combats qui ont mené à la création de l’Etat d’Israël ont déplacé 750 000 réfugiés. Ils ont été obligés de quitter leurs maisons, de gré ou de force.
(Photo : Moustapha Emeira)
Nombreux sont les Palestiniens qui vivent actuellement dans les pays limitrophes. En 2008, selon le Bureau central palestinien des statistiques, 10,6 millions de Palestiniens étaient répartis dans 58 camps. La plupart d’entre eux se sont réfugiés au plus proche de leur terre natale, d’autres se sont installés dans la bande de Gaza.
La Jordanie compte environ 3 millions de réfugiés palestiniens, le Liban 500 000 et la Syrie 500 000. D’autres Palestiniens ont trouvé asile ailleurs : 200 000 sont aux Etats-Unis, 70 000 en Europe et 50 000 au Brésil. En Egypte, leur nombre est estimé entre 50 000 et 70 000.
Répartis entre la capitale et la partie nord du pays, ils habitent au Caire, à Ismaïliya, à Al-Arich, à Port-Saïd et à Rafah. Beaucoup d’entre eux ont aussi choisi de s’installer à Zagazig, dans le village arabe de Darwich à Charqiya. A Darwich, situé à 25 km d’Awlad Fadel, ils sont 2 500, contre 4 000 sur l’île d’Awlad Fadel.
« Nos grands-parents ont fui la guerre. Ils ont été chassés de leurs terres par les forces israéliennes. Ils sont arrivés à Charqiya à dos de chameaux, à travers le Sinaï, Rafah et Al-Arich. Ils étaient 40. L’Egypte n’a pas accepté l’implantation de camps de réfugiés palestiniens sur son territoire. Ils ont donc dressé des tentes dans des endroits désertiques. Ils ont été les premiers habitants de ce village qui porte d’ailleurs le nom de mon grand-père … Je n’ai pas vécu tout cela et ces histoires m’ont été racontées par mon grand-père alors que j’étais tout petit », nous raconte Eid Nosseir Fadel Al-Namouly, fils du cheikh de la tribu Fadel Al-Namouly, aujourd’hui responsable de la communauté des réfugiés palestiniens du village d’Awlad Fadel.
Frères mais séparés
Au milieu de ce décor typiquement palestinien, des Egyptiens entretiennent des relations étroites avec leurs voisins. « Nous vivons comme des frères et soeurs depuis des décennies. Ce qui arrive à la Palestine depuis plus de 65 ans nous attriste. Et ce qui se passe en Egypte en ce moment, après la révolution du 25 janvier 2011 les afflige. Nous essayons de les aider à mener un train de vie convenable », explique Am Badawi, un Egyptien habitant le village voisin.
Pourtant, à une dizaine de mètres, à l’entrée du village de Guéziret Awlad Fadel, se dressent deux hauts murs de béton. Ces murs servent à séparer Guéziret Awlad Fadel des autres quartiers. D’un côté, on peut voir des villageois travailler dans leurs champs de blé, de maïs et de coton, et de l’autre, des Palestiniens qui vivent dans une partie où rien ne pousse et dans des conditions déplorables.
Beaucoup sont analphabètes. L’un d’eux est mécanicien, l’autre menuisier, un autre est ouvrier. Les plus aisés travaillent dans le recyclage du plastique. Le nombre de personnes instruites dans ce village se compte sur les doigts d’une seule main.
C’est Ziyad qui nous sert de guide. Ce jeune homme de 18 ans travaille comme mécanicien. Il n’a pas pu poursuivre ses études universitaires pour la simple raison qu’il est palestinien. « L’université a toujours été un rêve inaccessible pour moi. J’ai été admis à la faculté de polytechnique, de l’Université de Hélouan, mais je n’ai pas pu m’y inscrire, faute d’argent. Je devais verser 1 500 livres sterling (l’équivalent de 17 000 L.E.) parce que ma mère et mon père sont palestiniens », dit-il avec amertume.
Les Palestiniens en Egypte sentent qu'ils sont chez eux.(Photo : Moustapha Emeira)
« J’ai fait mes études primaires, préparatoires et secondaires en Egypte. Je ne sais pas pourquoi les frais d’inscription à l’université sont si élevés pour les Palestiniens », ajoute-t-il.
Mahmoud Al-Charqawi, responsable de la communauté palestinienne à Charqiya, affirme qu’un réfugié palestinien doit payer de 1 500 à 3 500 livres sterling de frais d’inscription à l’université, selon la faculté choisie (les facultés théoriques étant moins chères que les scientifiques). « Si l’un des parents est égyptien ou si l’enfant est né en Egypte, les frais seront réduits de 25 % », précise-t-il.
Les procédures d’inscription des enfants palestiniens prennent aussi énormément de temps. « Les parents doivent présenter un certificat ratifié par diverses institutions : le département de la justice à Madinat Nasr, le ministère de l’Education, l’ambassade de Palestine au Caire, la direction de l’éducation et enfin la Sécurité d’Etat. Les parents doivent faire le tour de toutes ces institutions pour prouver que leur enfant est réfugié et possède un passeport palestinien. Des procédures qui peuvent prendre entre deux et trois mois et qui se répètent à chaque nouveau cycle », regrette Mahmoud Al-Charqawi.
La fin des privilèges
Les enfants du village ne sont pas scolarisés.(Photo : Moustapha Emeira)
La première et la deuxième générations de réfugiés ont été plus chanceuses. C’était l’âge d’or. L’ancien président Gamal Abdel-Nasser traitait les Palestiniens exactement comme des citoyens égyptiens. A cette époque, les Palestiniens jouissaient de beaucoup de privilèges : éducation, résidence, mariage, santé, voyage, travail ... Ils pouvaient acheter des terrains agricoles en leur nom. Mais après la mort de Nasser, le régime a changé et s’est mis à considérer les réfugiés, surtout les Palestiniens, comme des étrangers.
Anouar Al-Sadate a annulé tous les privilèges accordés aux Palestiniens. Selon les nouvelles lois, les Palestiniens n’ont plus droit à l’enseignement gratuit ni à la résidence. « La durée du permis de séjour en Egypte est établie en fonction de la date d’immigration des Palestiniens : 10 ans pour les réfugiés de 1948, 3 ans pour ceux de 1956, un an pour ceux de 1967 », énumère Mohamad Kerechi, l’un des plus anciens habitants du village.
Fawzi Eissa, 35 ans, est au chômage. Il a trouvé une offre de travail en Arabie saoudite, mais il a dû y renoncer : il doit rentrer en Egypte tous les six mois pour ne pas perdre sa résidence. « Qui peut se permettre de se payer un billet d’avion tous les six mois ? », lance-t-il. Il nous précise qu’il ne peut pas bénéficier de la nationalité égyptienne, car son père et sa mère sont de nationalité palestinienne.
Quant aux terrains agricoles que le réfugié palestinien avait le droit de posséder, ils ont été revendus. « On a dû céder nos terrains à l’Etat ou à des particuliers pour des prix dérisoires », se plaint Oum Bissane, une mère de famille.
La situation des Palestiniens s’est dégradée suite à la visite d’Anouar Al-Sadate en novembre 1977 à Jérusalem et à l’assassinat de Youssef Al-Sibaï, ministre de la Culture égyptien, à Chypre, en février 1978. « Un décret intitulé Développement des ressources de l’Etat, stipulant les conditions d’accès aux emplois publics pour les étrangers, et donc pour les Palestiniens, a été promulgué en 1984. Et en 1985, la loi 104 a abrogé la loi 51 de 1963 qui permettait aux Palestiniens de posséder des terrains agricoles », précise Mahmoud Al-Charqawi.
Les portraits de Yasser Arafat sont partout. Pas question d'oublier la patrie.(Photo : Moustapha Emeira)
Les Palestiniens ont essayé de trouver des solutions pour contourner cette réalité difficile : mariage avec des Egyptiennes et recherche d’emploi dans des institutions privées, mais leur statut s’est fortement dégradé.
« Les conditions des Palestiniens en Egypte se sont légèrement améliorées après la révolution du 25 janvier et la décision du ministre de l’Intérieur, Mansour Al-Issawi, d’accorder de manière rétroactive la nationalité égyptienne aux enfants d’Egyptiennes mariées à des Palestiniens, selon une loi qui n’avait pas été appliquée depuis des années », avance hadj Darwich, l’un des premiers à s’être installé dans le village.
Avant, il habitait à Saddiya, à Jérusalem. Quand ses parents ont entendu parler du massacre de Deir Yassin, ils ont quitté Jérusalem pour Faqous. « Je me souviens encore des pauvres réfugiés de Lod, de Ramallah. Mon père était un grand commerçant. Il avait des boutiques dans le quartier de Méa Shéarim et de Mahne Yehuda. Mais il a tout perdu à cause de la guerre, car ses commerces se trouvaient dans la partie occupée de Jérusalem », raconte-t-il, les larmes aux yeux, tout en scandant le fameux slogan : « Retournons, retournons en Palestine. Non au statut de réfugiés ! Oui au retour ». Puis il nous dit avec espoir : « Si on ne réalise pas ce voeu, les générations futures le feront à notre place ».
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