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Ma tablette, mon téléphone et moi-même

Hanaa Al-Mekkawi, Mardi, 27 novembre 2018

Face à la multiplicité, l'accessibilité et l'attrait des jeux électroniques, les jeux et jouets traditionnels n'ont plus de place. Triste constat pour une génération qui ne connaît plus que le virtuel. Tournée à l'occasion de la Fête de l'enfance.

Ma tablette, mon téléphone et moi-même
Jouer avec les enfants stimule l'imagination et développe la créativité.

En ce week-end, Amr espère profiter de la journée qu’il passe en plein air avec sa famille pour apprendre à ses enfants comment jouer à la marelle ou Al-Oula. Un jeu pratiqué il y a longtemps dans les cours de récréation des écoles primaires ou élémentaires. Un parcours de cases dessinées à la craie sur le sol. Après avoir lancé un palet (souvent un caillou plat), les joueurs progres­sent alors dans les différentes cases, principa­lement à cloche-pied, tout en évitant la case où se trouve le palet, ainsi que d’empiéter sur les lignes du tracé.

Ce papa espérait que ses enfants lâcheraient leurs portables pour jouer avec lui, mais ce jeu n’a pas attiré leur atten­tion. Ce n’est pas la première fois que Amr essaye de convaincre ses enfants, 8 et 10 ans, d’apprendre de nouveaux jeux, qu’ils peuvent jouer ensemble ou avec leurs amis, au lieu de jouer à la Play Station ou les jeux chargés sur leurs téléphones portables. « Bien que les nou­velles générations aient la possibilité de tirer profit des nouvelles technologies, je suis convaincu qu’ils sont moins heureux, car ils ne jouent pas de manière adéquate », explique Amr ainsi son motif de faire découvrir à ses enfants des jeux anciens.

La marelle, comme d’autres jeux collectifs basés sur le mouvement et parfois des chan­sons, auxquels jouaient les anciennes généra­tions, soit à l’école ou à la maison, ont quasi­ment disparu. Même les poupées et les revol­vers, dont se servaient les filles et les garçons pour jouer, n’ont plus leur place dans le dic­tionnaire des jeux des enfants. Tous les jeux traditionnels ont cédé la place aux jeux électro­niques. Mariam, professeure dans une école privée, dit avoir remarqué que les enfants du primaire restaient le corps figé sur place durant la récréation, ils ne font que papoter ou man­ger.

La même chose pour les plus âgés, en cycle préparatoire, sauf que de temps en temps, les garçons se disputent entre eux. « Dernièrement, j’ai remarqué que les élèves dansaient de manière bizarre dans les cou­loirs, la cour et partout à l’école. J’ai posé la question et on m’a répondu qu’il s’agit du Fortnight, un jeu vidéo auquel jouent tous les élèves », dit Mariam, en affirmant que ce sont seulement ces jeux qui les intéressent. Une chose qui a eu un impact sur le niveau éducatif des étudiants. Cette dernière ajoute qu’elle a commencé à enseigner aux élèves du cycle primaire de nouveaux jeux collectifs. Son but est de rassembler ces petits autour d’une acti­vité collective et intéressante. Elle leur apprend le « Hang Man » (le pendu) qui consiste à trouver un mot en devinant quelles sont les lettres qui le composent pour qu'ils réfléchis­sent. Ou encore des jeux comme « le renard passe, passe » où les enfants doivent courir et chanter pour qu’ils fassent de l’activité phy­sique.

Lors de ces séances, Mariam a commencé à intégrer les jeux comme moyen d’apprentis­sage, et elle a remarqué que lorsque les enfants jouent, ils apprennent mieux. Ce genre de jeu qu’on appelle « libre » a disparu, et c’est rare de trouver des enfants en train de jouer des jeux normaux, des jeux « à faire semblant », collectifs ou même jouer avec des objets comme des boîtes vides ou même fabriquer leurs propres jeux.

Importations en baisse

Selon Magued Anouar, propriétaire d’un magasin de jouets, la vente des jeux a beau­coup baissé durant ces dernières années. « Les vélos, les poupées, les maisons et les voitures ne sont plus en vogue que pour un nombre limité d’enfants âgés de 8 et 9 ans. On ne voit pas les plus âgés entrer au magasin », dit Magued, en ajoutant que les quantités et les variétés de jeux sont limitées. D’après les chiffres dévoilés aux médias par Barakat Réda, vice-président du secteur des jeux d’enfants et de fournitures scolaires à la Chambre de com­merce du Caire, le chiffre d’importation des jeux d’enfants en mars 2017 a atteint les 3,145 millions de dollars contre 8,395 millions de dollars en mars 2016.

« Mes deux petites filles âgées jouent à la poupée, mais elles se lassent vite et se pressent de les poser l’une à côté de l’autre sur les éta­gères comme pièces de décor. Leur plaisir est de jouer avec les poupées qui se trouvent sur les programmes des ordinateurs et des télé­phones. Elles les coiffent et choisissent leurs vêtements, accessoires et dessinent un paysage et tout un monde autour d’elles. Tout cela se passe à travers un écran », dit Nermine Ahmad, employée dans une banque. Quant à son fils, 15 ans, il reste collé soit à son portable ou à l’écran de télé où il s’adonne aux jeux électroniques.

C’est la situation de la majorité des enfants. Ces derniers deviennent de plus en plus avides par des jeux électroniques et ne s’intéressent guère aux jeux anciens. Une chose qui présente beaucoup d’inconvénients, comme l’affirme Rania El-Fouly, pédopsychiatre. Elle dit rece­voir dans sa clinique de nombreux cas d’en­fants qui ont des difficultés de prononciation, de mobilité et de concentration dès l’âge de 3 ans.

« Très jeunes, les enfants s’attachent aux portables de leurs parents, puis aux jeux élec­troniques et à la télé, sans que les parents soient conscients du danger que cela com­porte. Cela provoque des troubles psychique et physique chez l’enfant », dit Rania El-Fouly. Et d’après elle, ce n’est pas la faute des enfants, mais des adultes. Les parents accor­dent de l’importance au sport et à l’enseigne­ment, et négligent le côté « jeu » chez l’enfant. Pour être tranquilles, ils le laissent passer des heures et des heures devant un écran : télé, portable ou ordinateur. L’important pour eux c’est qu’il soit calme, ne demande rien et les laisse en paix. Et c’est le même cas pour les professeurs qui n’ont ni le temps, ni la volonté d’encourager les enfants à jouer à des jeux collectifs, car ils ont d’autres priorités bien plus importantes concernant les programmes scolaires. « Le rythme de vie accéléré ne donne vraiment l’occasion aux parents ni de passer du temps à jouer avec leurs enfants, ni de leur acheter des jeux traditionnels et les encoura­ger à en jouer », dit Rania El-Fouly.

Une addiction nocive

Pourtant, continue-t-elle, ces jeux tradition­nels, même s’il s’agit de jouer avec une boîte de carton vide, courir dans le jardin ou pratiquer des jeux collectifs avec les copains, peuvent apprendre à l’enfant beaucoup de choses. D’abord, comment accepter les règles et les appliquer en les respectant, aussi d’accepter le concept du gain et de la perte. Cela permet également de développer l’intelligence, d'ap­prendre à communiquer avec autrui et d’éveiller l’imagination, comment discuter, négocier et résoudre les problèmes avec des gens réels et non virtuels.

« Dans tous les pays qui ont réa­lisé de bons résultats en éducation, on trouvera les enfants qui bougent et jouent en plein air et avec divers jouets », déclare Rania El-Fouly. Elle ajoute qu’ici, lorsqu’on passe près des enfants, on ne les entend ni crier, ni gigoter autour de nous, ils sont plutôt calmes et bou­gent comme des automates, ayant tout le temps les yeux fixés sur un écran.

« Ces jeux captent l’attention des enfants même quand ils ne jouent pas », affirme Nihale Lotfi, professeure de psychologie éducative à l’Université du Canal de Suez. Elle dit que les jeux tradition­nels développent l’imagination et facilitent la communication avec autrui contrairement aux jeux électroniques, qui poussent à l’isolation et leur influence sur l’enfant est néfaste occupant une grande partie de sa concentration. Egalement, ces jeux, qui ont un effet désastreux sur le cerveau, absorbent l’énergie de l’enfant et occupent sa tête même quand il ne joue pas.

Il reste obsédé par ce qui a déjà été réalisé et ce qu’il va réaliser par la suite. « Ces jeux devien­nent dangereux suite à cette possibilité de contrôler le cerveau. Un exemple de jeu, celui de la baleine bleue, qui ordonnait aux enfants de se donner la mort après les avoir exposés à certaines musiques et en suivant un mode de vie incongru », dit Nihale Lotfi. Et si les jeux tradi­tionnels sont plus intéressants, les enfants pré­fèrent jouer aux jeux électroniques, et c’est partout pareil dans le monde.

Face à ce fait accompli, il faut savoir com­ment faire l’équilibre entre les deux et ne pas oublier que les jeux électroniques ont aussi des avantages. D’après Nihale Lotfi, ils dévelop­pent l’intelligence et les réflexes à condition que les parents choisissent les jeux qui leur conviennent et contrôlent le temps pour jouer.

Par ailleurs, il faut que l’Etat encourage les enfants à détenir des jeux normaux en baissant les prix et en diminuant les taxes sur ces jeux comme font les autres pays. « Ce sont les adultes, parents, professeurs et responsables qui doivent prendre conscience de l’impor­tance des jeux pour les enfants », conclut Nihale Lotfi.

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