Mercredi, 19 février 2025
Al-Ahram Hebdo > Au quotidien >

Etre frisée n’est plus une tare

Dina Darwich, Mercredi, 20 juin 2018

Alors que la chevelure crépue n’est pas vraiment appréciée en Egypte, des Egyptiennes se rebiffent. Malgré les remarques et regards désobligeants, celles-ci ont choisi de garder leurs boucles naturelles. Un mouvement de résistance en pleine effervescence. Enquête.

Etre frisée n’est plus une tare
(Photo : Mohamad Maher)

Adieu lissage et défrisage à gogo, la tendance est au nappy hair. Le terme « nappy » est une contraction des mots « natural » et « happy ». Soit « naturel » et « heureux ». Un message d’amour aux cheveux frisés ou crépus ? Peut-être. Mais c’est aussi un appel à se réconcilier avec soi-même et s’accepter comme on est. Le nappy est la tendance du moment. Elle consiste à retrouver la nature originelle de ses racines crépues, en un mot, laisser vivre ses cheveux sans artifice. « En fait, la société égyptienne a des critères standard de beauté : cheveux lisses et peau claire, alors que la plupart des Egyptiennes ne sont pas blondes et n’ont pas les cheveux soyeux. Et donc, avoir le look européen est bien apprécié », commente Monia, 24 ans, travaillant dans le domaine des finances. Elle confie que les problèmes avec sa chevelure avaient commencé très tôt, d’abord à la maison, ensuite à l’école. « On m’appelait la fille aux cheveux ébouriffés, et même les enseignants de l’école française où j’étais inscrite me faisaient des remarques qui me mettaient mal à l’aise. C’était gênant d’entendre des propos vexants, surtout que les regards d’autrui avaient de l’importance à cet âge », poursuit Monia. « Tu n’as pas de miroir à la maison », « Tes cheveux ressemblent à un luffa (éponge pour se laver) », « Tu es carta (terme péjoratif qui veut dire une fille à la chevelure crépue et épaisse) », etc. Autant de moqueries lancées à celles qui ne correspondent pas aux critères classiques de beauté. « Les gens sont durs. Ils tournent en dérision ces jeunes à cause de leurs tignasses touffues. Une fois, alors que je me trouvais dans le métro, une femme a eu l’audace de couper un morceau de mes cheveux sous prétexte qu’il occupait trop d’espace dans un wagon déjà bourré de monde. Je ne m’en suis rendue compte qu’une fois rentrée chez moi. J’étais très en colère car je n’ai pas eu l’occasion de riposter », relate Marwa Al-Naem, 31 ans, traductrice dans une maison d’édition.

Des stéréotypes qui ont la vie dure

Etre frisée n’est plus une tare
« La société égyptienne a des crtitères standard de beauté : cheveux lisses et peau claire, etc. », assure Monia, 24 ans.

Certaines prennent leur mal en patience, d’autres finissent par le tourner en dérision, alors que d’autres le vivent carrément mal. A l’exemple d’Iman Al-Dib, qui a choisi de partir vivre ailleurs. Elle a l’Espagne comme destination, il y a deux ans. « Le fait d’émigrer ne m’avait jamais effleuré l’esprit. Mais j’ai fini par être épuisée à cause des remarques désobligeantes qu’on me lançait dans la rue. Je ne voulais plus continuer à vivre dans une société qui attache tant d’importance à l’apparence physique. J’ai voulu vivre dans un pays où je ne dérange personne », a-t-elle confié sur le site de la BBC.

De la rue, à l’école en passant par la famille, ces filles qui ont opté pour le mouvement nappy ont également rencontré des problèmes dans la vie professionnelle. C’est le cas de Chaïmaa Bakr, 33 ans, consultante dans une société privée, qui détient un magistère obtenu en Angleterre et maîtrise parfaitement la langue anglaise. Elle raconte que lors d’un entretien d’embauche dans une banque, on lui a demandé si elle allait comptait venir ainsi coiffée. « Lorsque j’ai répondu que oui, on a rejeté ma candidature sous prétexte que les employés doivent respecter un code vestimentaire formel, ce qui n’allait pas de pair avec mes cheveux frisés », relate-t-elle. Aujourd’hui, et bien qu’elle ait réussi à s’imposer en occupant un poste plus important et convenant à ses qualifications, il lui arrive parfois de changer sa coiffure. « Lorsque je dois rencontrer des gens haut placés, un peu du genre classique, alors je dois lisser mes cheveux, surtout quand il s’agit d’Egyptiens, car les étrangers sont plus tolérants », ajoute-t-elle.

Et ce n’est pas tout. Côté sentimental, même son de cloche. « Les idées reçues et les comportements discriminatoires sont transmis aux jeunes. Dès le jeune âge, les mamans inculquent cette culture à leurs enfants. Etre belle, c’est avoir un look européen », ajoute Bakr. Monia partage cet avis. Elle raconte avoir été amoureuse d’un camarade blond aux yeux verts. « Lorsque les cousins de ce garçon ont vu ma photo, leurs commentaires n’étaient pas en ma faveur. Ils ont estimé qu’il était trop beau pour moi. L’un d’eux n’a pas hésité à rappeler un proverbe égyptien qui dit : yeddi al-bokhout lé métaktiki al-roöus (la chance est offerte à celles qui ont une chevelure crépue) pour signifier que c’est une aubaine pour une fille comme moi de tomber sur un beau garçon, amoureux de moi. Et il ne me connaissait même pas ! », se souvient Monia.

Sur les réseaux sociaux, un réseau de solidarité

Etre frisée n’est plus une tare
Le premier salon pour cheveux frisés en Egypte vient d’ouvrir ses portes. (Photo : Mohamad Maher)

Face à autant de tracas au quotidien, certaines filles aux cheveux frisés ont décidé de réagir. Aujourd’hui, la sphère électronique témoigne une grande mobilisation. Sur Facebook, l’activiste Doaa Gawich a constitué, depuis deux ans, un groupe qui compte actuellement plus de 100 000 membres. Une page qui offre aux femmes des conseils pour prendre soin de leurs cheveux crépus, tout en les gardant tels quels. « C’était une réaction aux idées reçues. Une façon d’appeler ces jeunes femmes à ne pas céder aux pressions et constamment se lisser les cheveux », explique Doaa, en ajoutant qu’elle-même a été ridiculisée pendant sa jeunesse à cause de ses cheveux frisés, mais elle a transformé ce qui la dérangeait en un point positif. Elle poursuit : « Beaucoup de mamans se sont jointes au groupe, ne voulant pas que leurs filles passent par la même expérience », dit-elle.

Sur Instagram et Youtube, la blogueuse Asmaa Heikal, 15 ans, tente de cibler les filles les plus jeunes. Elle n’hésite pas à publier des statuts et des photos sur son blog intitulé egyptiancurls (boucles égyptiennes), encourageant les jeunes filles à garder ce look naturel. « J’essaie de leur faire comprendre qu’il faut s’accepter comme on est et que la beauté est relative. On est là pour créer un nouveau goût qui diffère de celui qui a été imposé jusque-là. Quand une mère a recours au défrisage, alors que sa fille est âgée d’à peine trois ans, cela veut dire qu’il y a quelque chose qui ne va pas. C’est insensé d’utiliser des produits chimiques à cet âge seulement pour satisfaire les regards des autres, alors que cela peut être nocif pour la santé de l’enfant », s’indigne la blogueuse, en poursuivant : « On peut convaincre les jeunes, mais les anciennes générations, ce n’est même pas la peine d’essayer. A chaque fois que ma grand-mère me voit, elle ne cesse de sermonner ma mère parce qu’elle me laisse avec cette tête de nègre, comme elle dit ! ».

Premier salon de coiffure pour cheveux frisés

Etre frisée n’est plus une tare
Asmaa Heikal, une jeune blogueuse de 15 ans qui défend le retour au naturel.

Et ce n’est pas que sur les réseaux sociaux que cette tendance est défendue, le premier salon pour cheveux frisés ou crépus vient d’ouvrir ses portes. Deux femmes ont monté ce projet : Sara Safwat et sa partenaire Nariman Al-Sadr, espérant semer des idées heatfree (sans chaleur). Cette tendance en vogue a l’air de bien fonctionner, puisque beaucoup de femmes viennent se faire traiter leurs cheveux crépus sans défrisage, séchoir ou babylis. « Mon rêve était d’avoir un salon spécialisé, capable de fournir des soins spécifiques à celles qui veulent laisser vivre leurs cheveux sans artifice. Le Curly Studio est un endroit dépourvu de produits chimiques qui fournit des soins aux cheveux bouclés, crépus ou frisés, y compris des soins complémentaires pour cheveux fourchus ou endommagés et des coiffures afro avec des techniques de coiffage sans danger et à la portée de tout le monde », explique Safwat, dont le salon accueille une trentaine de femmes par semaine. Pour diffuser l’idée, Safwat a dû passer un stage pour apprendre à couper des cheveux frisés à sec, à Milan.

Le salon a aussi ouvert d’autres branches à Tagammoe Al-Khamès, Héliopolis, Mohandessine et au 6 Octobre. « L’idée a fait écho surtout chez les jeunes filles qui s’avèrent plus courageuses et plus sûres d’elles-mêmes. Beaucoup de noms de blogueuses, âgées entre 16 et 27 ans, s’expriment sur la toile, c’est ce que l’on appelle curly hair blogueurs. Alors que les Egyptiennes ont cette habitude de faire un défrisage avant le mariage, une jeune mariée s’est montrée avec ses cheveux curly au naturel. Les commentaires concernant sa coiffure ont été positifs. Cela veut dire qu’on a commencé à faire bouger l’eau stagnante et provoquer un changement au sein de la société », explique Safwat.

Et ce n’est pas qu’en Egypte que cette tendance est en vogue. Après la tendance du no makeup (pas de maquillage) dont la musicienne et l’actrice américaine Alicia Keys s’est fait la porte-parole, d’autres stars, pourtant habituées aux changements de tête radicaux, se tournent elles aussi vers ce qu’on appelle le « rehab » capillaire. C’est bien plus qu’une simple question de look ou de style, il y a une véritable question identitaire autour de la tendance nappy hair. Ce retour en force des cheveux frisés et des coupes afro, est-il une façon de rendre hommage avec fierté aux origines ?

Dans une interview publiée dans le site français fémininbio avec la spécialiste Fetia Van Hecke, finaliste de la Miss Bio 2010 et fondatrice de la marque « Noir Ô Naturel » — une gamme de produits bio pour les cheveux crépus des femmes de couleur ou métisses —, cette dernière a confirmé que les choses avaient beaucoup évolué ces dernières années concernant le marché des défrisants, et le retour au naturel de beaucoup de femmes noires a induit une baisse de 36,6 % du marché des défrisants !

Une conscience collective discriminatoire ?

Si le monde des produits cosmétiques commence à répondre à ce changement, il faut surtout changer les mentalités, et cela doit commencer à un âge précoce. Selon la psychologue Nihal Lotfy, professeure de psychologie pédagogique à l’Université du Canal de Suez, il existe une image dans le subconscient des individus plus positive envers la personne qui a les traits européens. Cette image a forgé la conscience collective depuis des années et a été nourrie par les médias, la littérature, et parfois certaines recherches scientifiques subjectives tentent de prouver que l’homme blond est plus intelligent que l’homme basané. Des expériences publiées sur Internet et intitulées doll experiment (l’expérience de la poupée) reflètent à quel point ces stéréotypes sont omniprésents. Une expérience montre aux enfants deux poupées, une blonde et une noire, et on demande aux bambins de choisir la plus belle, la plus intelligente, la plus gentille. Plusieurs parents, qui ont assisté à l’expérience, ont été choqués de constater que leurs enfants étaient racistes, car ils ont choisi la poupée blonde. D’ailleurs, l’autoévaluation de l’enfant métisse envers lui-même est négative. « Les contes de fées que l’on raconte et ces histoires de la belle blonde ayant des cheveux soyeux et qui symbolisent la bonté doivent changer. Il est temps de créer une Cendrillon de couleur avec des cheveux crépus pour changer ces stéréotypes », conclut la psychologue.

Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique