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Ils ont choisi de ne pas jeûner

Chahinaz Gheith, Mardi, 29 mai 2018

Le Ramadan vient de commencer. Tandis que certains sont dispensés de jeûne pour des raisons de santé, d’autres ont choisi de ne pas jeûner. Un choix parfois difficile à assumer.

Ils ont choisi de ne pas jeûner
Ne pas jeûner volontairement le Ramadan est un acte répréhensible aux yeux de la société. (Photo : Mohamad Moustapha)

« Le jeûne est l’un des cinq piliers de l’islam qu’il faut accomplir pour Dieu et non pas pour les hommes. Chacun est libre de respecter ou non les commandements divins. Je suis un musulman croyant, mais non-pratiquant. Je n’ai de comptes à rendre à personne. Je ne jeûne pas et nul ne peut m’y obliger », lance Samir, comptable âgé de 46 ans. Et d’ajouter : « Pourquoi le faire et se stresser comme la majorité des jeûneurs qui ont l’air de subir une dure épreuve sans compter la production qui est en berne ? Les gens arrivent au travail, souvent en retard, les yeux rougis par le manque de sommeil et le ventre ballonné pour avoir trop mangé la veille ». Pour Samir, le jeûne est aujourd’hui vide de son sens spirituel et n’a plus aucune signification. « Le véritable objectif du jeûne est que les musulmans songent aux pauvres et les aident, car le fait d’avoir faim permet de se mettre à la place de ceux qui n’ont rien à mettre sous la dent.

Malheureusement, c’est le mois où les gens consomment le plus de nourriture ». D’après lui, ne pas jeûner, c’est riposter à l’hypocrisie qui entoure ce mois sacré, censé être consacré à la piété et à la solidarité avec les autres. Il est inadmissible de voir certains se mettre à prier uniquement durant ce mois, ou n’attendent que cette période de l’année pour exhiber leurs collections de djellabas dernier cri. D’autres encore jouent aux chastes et aux bons croyants, tenant d’une main le chapelet, et de l’autre, le Coran. A peine ce mois terminé, ils s’empressent de reprendre leurs vieilles habitudes. « J’ai l’impression que les gens jeûnent par obligation.

Le Ramadan est devenu une pratique habituelle, et rares sont les jeûneurs qui en connaissent l’intérêt. Bien que le Ramadan se doive d’être le mois de la tolérance et du respect de l’autre, tout le monde sait que c’est le mois où les tensions sociales atteignent leur paroxysme : violences, disputes et injures », argue-t-il, tout en ajoutant que son refus de jeûner durant le Ramadan découle aussi de son éducation. « Mon père n’était pas très pieux. Pourtant, il nous a appris à aider les nécessiteux. J’ai grandi en gardant cette philosophie et je me porte pas plus mal. Je me sens en accord avec moi-même et avec Dieu. Mes amis le comprennent facilement. Ils savent que je ne suis pas une mauvaise personne », poursuit Samir qui voit qu’il n’a pas besoin de jeûner pour sanctifier son existence. Pour lui, son cheminement vers Allah passe par d’autres voies.

Idem pour Mona, une secrétaire de 35 ans, pour qui jeûner est le dernier de ses soucis. « Je ne comprends pas pourquoi je dois me priver de manger. Je ne suis pas une athée. Je suis croyante, mais je ne m’acquitte pas du deuxième pilier de l’islam, la prière, alors à quoi bon faire le jeûne durant le Ramadan, qui en est le troisième », dit-elle, tout en ajoutant qu’elle n’a jamais prié de sa vie et que si le jeûne est le rite le plus visible du Ramadan, il n’est pas le plus important, comme pensent les uns. Mona tient à cacher qu’elle ne jeûne pas, non seulement par respect pour son entourage mais aussi pour elle. « Dire qu’on ne fait pas le Ramadan, c’est être en contradiction avec la société. C’est pour cela que personne au boulot ne le sait », dit-elle. Solution : Mona fait semblant de jeûner et mène durant le Ramadan une journée type d’une musulmane pratiquante. Son mari également ne jeûne pas, ce qui la dispense de jouer la comédie à longueur de journée. « Au travail, dans la rue, au sein de ma famille ou celle de mon mari, je fais attention à ne rien laisser entrevoir, pareil pour mon mari. Mais à la maison, on n’a rien à cacher », souligne-t-elle.

A l’abri des regards

Ces cas ne sont pas uniques en Egypte où l’islam est la religion officielle de l’Etat, et où jeûner est la norme, voire une obligation et un devoir sacré. Bien que l’islam prévoie des dérogations pour les enfants, les femmes enceintes, les vieillards, les malades ou encore les voyageurs, certains musulmans ont décidé de ne pas suivre ce rite. Ne pas reconnaître qu’il y a de plus en plus de musulmans qui ne jeûnent pas pour des raisons diverses, c’est se voiler la face.

Il est à noter que rares sont ceux qui acceptent d’en parler librement, le sujet restant tabou pour beaucoup. D’autres assument leur choix sans complexe. En effet, ces non-pratiquants se débrouillent comme ils peuvent pour grignoter, boire un café ou allumer une cigarette. Discrètement et toujours à l’abri des regards afin d’éviter de choquer autrui. En effet, la pression familiale ou celle des amis est généralement suffisante pour obliger les non-jeûneurs à se cacher. Comment font-ils ? A chacun son astuce.

Pour Ahmad, un ingénieur de 28 ans, manger n’est pas le plus important. Par commodité, il s’en abstient, mais il refuse de faire la moindre concession sur le café et le tabac. « J’ai essayé de jeûner, mais je ne suis pas arrivé à me concentrer dans mon boulot. J’ai besoin de fumer.

Ma fiancée et ma mère ne savent pas que je mange. Je préfère jouer la comédie plutôt que de les choquer », dit ce jeune homme qui ne jeûne plus depuis quelques années. Il s’enferme soit dans un bureau isolé ou dans les toilettes pour fumer. « Je fais un effort lorsque je rends visite à ma mère, le week-end, car le Ramadan est synonyme de regroupement familial. Le reste de la semaine, je suis libre de faire ce que je veux. Mais il n’est pas question pour moi de manger en public », précise-t-il.

Quant à Hicham, un intellectuel âgé de 50 ans, et père de trois enfants, il ne jeûne plus depuis l’âge de 23 ans et ce, après s’être installé aux Etats-Unis. De retour en Egypte, il assume parfaitement sa non-pratique du Ramadan. Il raconte qu’il ne modifie en rien ses habitudes alimentaires durant ce mois. Il prend son petit-déjeuner comme en temps normal, mais plus copieusement que d’habitude. Il n’avale plus rien par la suite et quand vient le moment de la rupture du jeûne, il se réunit avec la famille autour d’une table bien garnie de mets spécialement préparés pour le mois du Ramadan.

« Même si je ne jeûne pas, j’aime l’ambiance du Ramadan, surtout le soir ». Il a rencontré sa femme à l’étranger, et sur ce point, ils ont toujours été d’accord. Et les enfants ? « Nous n’intervenons jamais dans leurs convictions religieuses. Deux de nos enfants jeûnent, ils se réveillent même la nuit pour prendre leur soupçon, quant au troisième, l’aîné, il donne l’impression de jeûner, mais je n’en suis pas sûr », assure Hicham, en affirmant que sa femme et lui n’ont pas voulu être hypocrites dans leur relation non seulement avec leurs enfants, mais aussi avec les autres membres des deux familles. Tout le monde est au courant et tout le monde a fini par respecter leur choix.

Ne pas jeûner, c’est le choix d’Ihab, 19 ans. Durant sa première année à la faculté, il fréquentait un groupe d’étudiants de gauche et s’est éloigné un peu de la religion. Craignant les réactions de sa famille, il n’en a parlé à personne jusqu’au jour où il a été pris en flagrant délit en train de piquer quelques restes de nourriture à la maison. « Mon père fume et boit de temps en temps de l’alcool. Ma mère est très pieuse, pourtant, elle a accepté le fait que je ne jeûne pas. Mais mon père a été intransigeant avec moi. Il m’a dit que tant que je suis sous son toit, je dois jeûner », relate-t-il.

Le poids de la société

S’ils ont chacun des raisons différentes de ne pas jeûner, ils ont une seule raison pour le cacher : la société conservatrice ne l’accepte pas. La sociologue Nadia Radwan estime que parmi les cinq piliers de l’islam (l’attestation de foi, la prière, le jeûne, la zakat, et le pèlerinage à La Mecque), le non-respect du jeûne est en effet le plus répréhensible. Autrement dit, la société peut tolérer les non-prieurs, mais est intransigeante à l’égard d’un non-jeûneur.

« Et bien qu’il n’existe en Egypte aucun texte de loi qui condamne ceux qui ne font pas le jeûne, comme c’est le cas dans d’autres pays arabes comme le Maroc, l’Algérie et l’Arabie saoudite, l’acte de ne pas jeûner est considéré comme un manquement religieux et social impardonnable. C’est un acte illicite, voire un blasphème », explique-t-elle. Mais pourquoi ? « Parce que, par rapport aux autres rites religieux, faire le jeûne est un rite collectif qui puise sa force dans une conscience collective, à l’inverse de la prière qui est une pratique individuelle. C’est une contrainte sociale qui s’impose à toute la collectivité musulmane », répond Radwan.

Cependant, Youssef, la trentaine, dénonce la scène des musulmans qui n’hésitent pas à manger, boire ou fumer en public durant les heures de jeûne, sous prétexte que c’est une question de liberté personnelle et qu’il n’y a aucune contrainte en religion. « Il n’y a rien de plus dérangeant pour moi que de voir des hommes attablés dans les cafés, en train de siroter du thé et fumer en plein Ramadan. Non seulement c’est un acte provocateur, mais aussi un manque de respect pour les jeûneurs.

S’ils ont choisi de ne pas jeûner, ils n’ont qu’à se terrer chez eux pour manger ou boire à l’abri des regards », se plaint-il, tout en ayant pitié pour les non-jeûneurs qui ne savent pas ce qu’ils perdent en ratant cette opportunité de se purifier l’âme et s’élever un peu plus près du Créateur, au mépris des plaisirs superficiels et éphémères de la vie.

Par ailleurs, s’alimenter pendant le jeûne du Ramadan est un sacrilège aux yeux des hommes de religion. Abdel-Badie Abou-Hachem, de l’Université d’Al-Azhar, pense que le jeûne du Ramadan est un pilier essentiel de l’islam, y renoncer c’est renoncer à un devoir envers le Créateur, au même titre que les autres piliers. En raison de cela, il constitue un péché. « Celui qui ne jeûne pas pendant le Ramadan sans excuse légale et valable est certes tombé dans un grand péché, il mérite une punition sévère le jour de la résurrection.

C’est donc un pécheur, il ne peut rien faire d’autre que de se repentir à Allah de manière sincère pour avoir transgressé la sacralité du mois du Ramadan », conclut-il, tout en citant le hadith du prophète (paix et salut sur lui) : « Celui qui rompt volontairement un jour de jeûne du mois du Ramadan ne peut compenser ce jour même en jeûnant toute sa vie ».

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