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Plus qu’un déménagement, un dépaysement

Hanaa Al-Mekkawi, Dimanche, 20 mai 2018

Une centaine de familles de pêcheurs du quartier alexandrin d’Al-Max ont été obligées de quitter leurs maisons menacées d’effondrement. Reportage.

Plus qu’un déménagement, un dépaysement
(Photo : Ahmad Abdel-Kérim)

Quand il est chez lui, Al-Sayed ne peut s’empêcher de jeter un regard nostalgique sur les ves­tiges de son ancienne maison, et ce, à travers la seule fenêtre du salon de son appartement. Sa femme et ses trois enfants font de même depuis qu’ils ont emménagé dans ce nouveau logement, il y a un mois. « On m’a obligé à vivre ici, mais mon coeur vibre encore là-bas », s’exprime Al-Sayed, 45 ans, l’un des pêcheurs qui, parmi tant d’autres, ont été obligés de quitter leurs maisons. Ils habitaient dans le quartier d’Al-Max situé dans la ville d’Alexandrie où les familles ne vivent que de la pêche. Surnommé la Venise d’Egypte, Al-Max est constitué de voies navigables qui relient la mer aux marins salins. Toutes les maisons se dressent en position dégradée de part et d’autre des deux rives, et des centaines de barques sont amarrées, alignées les unes derrière les autres le long des débarcadères.

L’endroit classé comme bidonville a été jugé insalubre par la municipalité, voire présentant un danger aux habitants. A plusieurs reprises, les autorités ont tenté de faire déménager les pêcheurs mais sans succès, face à leur refus. Or, depuis un mois, ils sont arrivés à les convaincre. Près de la moitié des habitants ont été relogés dans des appartements à environ 500 mètres de leur quartier. Il y a certes eu des protestations et des sit-in, cependant, la majo­rité des pêcheurs ont fini par accepter la déci­sion de la municipalité. 114 familles ont été relogées. Mais tout le monde n’est pas satisfait, car ce déménagement a bouleversé leur vie quotidienne. « On savait qu’on devait un jour quitter nos maisons et nous étions prêts à accepter à condition que les responsables nous offrent de meilleures conditions », dit Al-Sayed. Ce dernier, qui vivait avec sa femme et ses trois enfants dans une maison de 180 m2, s’est trou­vé dans un appartement de 65 m2, constitué de deux pièces exiguës, un salon, une cuisine et une salle de bain. « Nous ne sommes pas habi­tués à bouger dans de petites surfaces », dit Al-Sayed. Et c’est l’avis de tous les autres pêcheurs qui vivaient dans de grandes maisons. Aujourd’hui, ils se sentent étouffés. D’après Oum Nourhane, femme d’un pêcheur, ce ne sont pas uniquement les surfaces exiguës des appartements qui déplaisent, mais surtout le style de vie qui a changé. « A Al-Max, nous avions des passages assez vastes entre les mai­sons qui permettaient de protéger la vie privée de chacun », dit Oum Nourhane. Elle pense qu’en construisant ces nouveaux bâtiments, les architectes auraient dû tenir compte d’un point important qui est celui de protéger la vie privée des gens. « On évite d’ouvrir les fenêtres pour empêcher les voisins de voir tout ce qui se passe à l’intérieur de chez nous », lance-t-elle, en ajoutant que certains pêcheurs, notamment les plus âgés, n’ont pas quitté leurs apparte­ments depuis le déménagement. Comme ils ne sont pas habitués à loger au 5e ou au 6e étage, ils ont du mal à monter l’escalier.

Bouleversement pour les uns

Plus qu’un déménagement, un dépaysement
(Photo : Ahmad Abdel-Kérim)

Un autre problème qui empêche les habitants de s’adapter à cette nouvelle situation, c’est la difficulté d’amarrer leurs barques dans le nou­veau port que le gouvernement a construit exprès pour eux. « C’est vrai que ce port n’est pas loin de chez nous, mais rien n’est plus comme avant. D’abord, on ne voit plus nos embarcations, et la force des vagues provenant de la mer risque de les endommager », dit Nader Ahmad. La majorité des pêcheurs se plaignent des mêmes inconvénients. Des plaintes qui se traduisent par le rejet de ce nou­veau style de vie, complètement différent du précédent. Ils ont passé toute leur vie, tout comme leurs aïeux, dans de vastes maisons, et leurs bateaux étaient amarrés au bas de leurs maisons. Vivre dans des « boîtes de sardines », comme ils le disent, est insupportable pour eux. Obligés de suivre un système bien déterminé auquel ils ne sont pas adaptés, ils sentent qu’ils ne sont plus libres comme avant. « Nous sommes des gens simples et nous ressemblons à la mer », dit Nader.

Il existe aussi un autre problème: celui du contrat de ces appartements qui, selon les pêcheurs, comprend des clauses pas claires. « D’abord, ce contrat nous oblige de payer 150 L.E. pour la location ainsi que 50 L.E. pour la maintenance, en plus des factures d’électricité, de gaz et d’eau qui se chiffrent à environ 250 L.E. par mois. Comment assumer tous ces frais alors qu’à Al-Max, on ne payait que l’eau et l’électricité à des sommes déri­soires ? », énumère Al-Sayed, en tenant son contrat à la main pour montrer d’autres clauses qu’il trouve ambiguës. Il est prévu encore une augmentation annuelle de 10% sur le loyer. Or, les pêcheurs craignent d’être chassés de leurs logements s’ils n’arrivent plus à payer toutes les charges. Les revenus ne sont plus les mêmes à cause des nouvelles usines qui ont ouvert leurs portes depuis quelque temps. Ces dernières polluent l’eau, ce qui a eu un impact sur la pêche. De plus, rien dans ce contrat ne mentionne le prix des apparte­ments ni combien de temps ils vont conti­nuer à payer pour l’acquérir. Car jusqu’à présent, rien ne prouve qu’ils seront un jour les propriétaires de ces logements. Toutes ces choses inquiètent les pêcheurs.

Au départ, ce sont ces clauses qui ont poussé les pêcheurs à organiser des sit-in et à protester. Ils se sont mis d’accord pour exiger des contrats en bonne et due forme et plus explicites avant de déménager.

Aubaine pour les autres

Plus qu’un déménagement, un dépaysement
Al-Sayed pense à l’avenir. (Photo : Ahmad Abdel-Kérim)

Mais certains n’ont pas voulu suivre la majorité et ont annoncé qu’ils étaient prêts à déménager tout de suite. Ces derniers sont considérés actuellement par leurs voisins comme des traîtres, car ils ont choisi leur propre intérêt au détriment de la majorité. Et leur réaction a incité les responsables à mettre en exécution l’ordre de déménage­ment pour le reste des familles. « Avoir déménagé a sauvé ma famille d’être jetée dans la rue, car ma maison tombait déjà en ruine et je ne possédais plus de toit. En plus, je n’avais pas les moyens de la restaurer. Mes voisins auraient dû comprendre que je ne pouvais pas rater l’occasion d’être logé ailleurs », dit Saleh Morsi. Ce dernier compte parmi la minorité des familles qui ont accepté de déménager, car leurs maisons étaient dans un piteux état. Pour lui et d’autres pêcheurs, ces appartements étaient la seule aubaine que de risquer d’être jeté dans la rue.

En fait, ce quartier a toujours été habité par des personnes qui vivent de la pêche, leur seul gagne-pain depuis près de cent ans. C’est la quatrième génération qui y habite actuellement et qui a formé une commu­nauté avec d’autres pêcheurs venus s’instal­ler dans ce quartier cerné par un canal dont l’eau afflue du canal Mahmoudiya. « Ici, l’eau douce du canal rencontre l’eau salée de la mer sans se mélanger, ce qui est extra­ordinaire. Il est vrai que les maisons sont vieilles, mais elles ont été construites avec des pierres solides pouvant encore résister des dizaines d’années », dit Abdel-Razeq. Ce dernier est désolé de voir la maison, où lui et ses enfants sont nés, détruite. D’après lui, l’emplacement des maisons est parfait. Lui et tous les autres pêcheurs pouvaient dénouer et coudre leurs filets au bas de leurs habitations, tout en ayant en face d’eux leurs barques amarrées. Ceci offrait une jolie scène qui attirait les artistes-peintres et les comédiens. « Ces visiteurs nous offraient des sommes d’argent », affirme Abdel-Razeq.

La peur de se retrouver dans la rue

Plus qu’un déménagement, un dépaysement
Attendant le déménagement, l’angoisse pèse sur la famille. (Photo : Ahmad Abdel-Kérim)

Il y a aussi ceux qui sont toujours là. Ici, l’inquiétude règne. La famille de Walid est l’une des 8 autres familles dont les noms ne figuraient pas sur la liste de ceux qui ont déménagé. « Nos noms étaient indi­qués dans les vieilles listes de 2012 et 2015, et je ne comprends pas pourquoi ils ne les ont pas mentionnés sur celle de 2017 », se demande Walid, qui ne s’éloigne pas de sa maison de peur qu’on ne la démolisse avant qu’il ne soit relogé. « On ne voulait pas quitter l’endroit, mais puisqu’on va le détruire, il faut partir comme la plupart l’ont fait ou ont l’inten­tion de le faire », dit Samira, dont le nom n’est pas inscrit sur la liste. Ces 8 familles possèdent les papiers nécessaires qui prou­vent qu’ils sont propriétaires de leurs mai­sons, ainsi que les reçus qui donnent la preuve qu’ils ont régulièrement payé les taxes de logement. A présent, ils ont peur également de se retrouver dans la rue et sans abri. « Je préfère mourir sous les ruines de ma maison si les autorités insis­tent sur le fait de la détruire et ne pas me reloger », dit Walid avec fermeté. Une situation qui a rendu les familles de l’autre rive du canal, concernées également par le déménagement, plus résistantes. Elles continuent de lutter, ne voulant pas bouger de leurs places tant que la municipalité ne les a pas relogées avec de meilleures conditions.

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