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Donner une nouvelle vie

Dina Bakr, Mercredi, 02 mai 2018

De nombreuses associations oeuvrent à assister les femmes endettées à rembourser leurs dettes et éviter la prison. Il ne s'agit pas seulement de leur procurer l'argent manquant, mais de leur apprendre un métier et de les aider à devenir financièrement indépendantes. Reportage au village d’Abeis, où l’association Misr Al-Kheir les a initiées au métier de tissage.

Donner une nouvelle vie
Les ateliers de tissage à Abeis sont devenus une échappatoire de la pauvreté. (Photo : Mohamad Moustapha)

C’est à 15 km seulement d’Alexandrie que se situe le village d’Abeis. Et pourtant, tout un monde les sépare. De la perle de la Méditerranée, on passe à un village très pauvre, presque rudimentaire, où le taux de pauvreté est estimé à 40 %. Ainsi, sur les 10 000 familles, 4 000 familles vivent sous le seuil de la pauvreté à Abeis. Et sur ces 4 000 familles, on dénombre 500 où il y a des « gharémate », c’est-à-dire des femmes endettées qui ont été emprisonnées ou qui risquent la prison à cause de leurs dettes. C’est donc là que l’association Misr Al-Kheir a décidé d’agir. L’objectif de cette ONG n’est pas seulement de rembourser les dettes de ces femmes à leur place, mais de les aider à le faire, notamment en leur trouvant une source de revenu et en leur apprenant un métier. « Il y a 4 ans, l’association Misr Al- Kheir a ouvert le premier atelier. Si l’ONG a choisi ce village, c’est parce que, d’après ses enquêtes, le village d’Abeis a recensé le plus grand nombre de gharémate par rapport aux bourgades alentours », précise Ayman Hamza, porte-parole de l’association.

Sur une route non goudronnée se dresse un bâtiment de 4 étages où se trouvent des ateliers de tissage. L’association a commencé par construire un immeuble et ouvrir des ateliers de tissage. L’objectif étant de réduire le taux de pauvreté, résorber le chômage et éviter que les personnes démunies ne tombent dans le piège des emprunts et connaissent le sort des gharémate.

250 ouvriers et ouvrières

En montant les étages, aucun bruit de moteur ne se fait entendre, car le tissage des tapis se fait à la main. 80 métiers à tisser sont répartis au niveau des 4 ateliers où 250 personnes de différents âges travaillent : des adultes, des jeunes, des enfants et parmi eux, une cinquantaine de femmes qui risquent la prison à cause de leurs dettes. « C’est bien pour elles que ces ateliers ont été créés. Certaines continuent de travailler, d’autres arrêtent une fois leurs dettes remboursées ou leurs responsabilités financières assumées, comme préparer un trousseau de mariage à leurs filles ou construire un habitat modeste », souligne Halima Al-Rayane, vice-directrice des ateliers et qui travaillait dans une usine de tissage avant l’ouverture des ateliers. Elle explique que l’une des raisons essentielles des dettes contractées par ces femmes est le mariage précoce des filles. Les marier et préparer leur trousseau leur coûte cher, et se fait souvent au prix de dettes.

Dans chaque atelier, des apprentis et tisserands sont assis devant un métier à tisser et travaillent avec vaillance et habileté. Le tissé main s’effectue majoritairement sur un support horizontal constitué d’un cadre de quatre barres qui maintiennent la chaîne tendue durant le tissage. Les motifs sont dessinés sur papier et placés sous la chaîne des brins de l’apprenti tisserand pour qu’il puisse les voir et les suivre.

Ce genre de métier sert à fabriquer des tapis de grandes dimensions. De la main gauche, le tisserand passe le fil de trame entre les deux nappes. De la main droite, il tire la trame et ainsi de suite. Dès que 15 ou 20 duites (longueur de fils conduits par la navette d’une lisière à l’autre) ont été passées, il faut les tasser légèrement avec un lourd peigne en métal que l’apprenti tient par le manche en bois. Des tisserandes chevronnées sont là pour superviser le bon déroulement du tissage des tapis tout en enseignant aux nouveaux les vieilles techniques de leurs ancêtres. En regardant les parties achevées, on ne peut s’empêcher d’être émerveillé par les couleurs et la précision du travail. « Parmi les gharémate, beaucoup n’ont aucune expérience dans le tissage. Ce n’est pas pour autant qu’elles sont renvoyées, puisque le but est en fait de les aider à rembourser leurs dettes. Donc, elles accomplissent des tâches secondaires. En effet, il faut commencer ce métier très jeune », s’exprime Gamal, tisserand responsable de la formation. Il ajoute qu’il faut au moins 3 mois pour confectionner un tapis en laine et 8 mois pour un autre en soie. L’étape suivante est la commercialisation.

Une page Facebook expose les photos des tapis fabriqués à Abeis tout en mentionnant les prix, la qualité et le genre. « On vient d’expédier une commande pour les Emirats et un commerçant a acheté 36 tapis en soie pour les expédier aux Etats-Unis », précise Halima.

D’une pierre deux coups

Donner une nouvelle vie
(Photo : Mohamad Moustapha)

L’initiative a sauvé de nombreuses femmes du spectre de la prison. Qui plus est, elle leur apprend un métier. « Ce travail m’a permis de démarrer une nouvelle vie. Je n’avais aucune expérience dans le tissage et j’ai commencé avec un salaire de 300 L.E par mois. Aujourd’hui, je touche 750 L.E. C’est vrai que c’est un maigre salaire, mais l’association prend en charge certains services, tels que la santé et l’enseignement. Lorsque je tombe malade et que j’ai besoin de faire des analyses ou une radiographie, l’association se charge de payer toutes ces dépenses y compris les médicaments », confie Oum Farouq, 38 ans. En effet, l’ONG les aide aussi indirectement en leur offrant, à elles et à leurs familles, un repas par jour.

Soheir Awad, directrice du programme des gharémate à Misr Al-Kheir, explique que c’est en 2014 que l’association a décidé d’aider ces gharémate. Et, quand c’est possible, Misr Al- Kheir recrute leurs enfants afin d’augmenter les revenus de la famille et de permettre aux gharémate de rembourser plus rapidement leurs dettes. « 2 200 L.E. est le revenu mensuel de mes 2 filles et moi. Il nous reste à rembourser 39 000 L.E. alors que notre dette se chiffrait à 64 000 L.E. J’ai fait cet emprunt pour construire le toit de ma maison. Au fil des années, les intérêts ont quadruplé faute de remboursement, car mon mari travaille comme journalier et n’a pas de salaire fixe », raconte Fatma Mohamad, 40 ans.

Aider directement ou indirectement

Dans beaucoup de cas, comme celui de Fatma, Misr Al-Kheir intervient pour aider les gharémate à rembourser leurs dettes en partie ou entièrement si c’est possible. Que ce soit directement ou indirectement. Chaque année, à l’occasion de la Fête des mères, l’association décore une dizaine de mères idéales en leur offrant une somme de 10 000 L.E. pour les aider à rembourser leurs dettes. « Depuis la création de ces ateliers à Abeis, j’étudie leurs histoires et luttes aux côtés de leurs conjoints pour sélectionner celles qui méritent cette aide », s’exprime Halima. Elle ajoute que si la dette ne dépasse pas les 20 000 L.E., l’association se charge de rembourser entièrement la somme.

Un autre exemple, celui de Oum Youssef, 45 ans, dont tous les enfants travaillent. Cette dernière fait des cagnottes (gaméiyas). Ses 2 fils travaillent dans une usine. L’un est maçon à Al-Aïn Al-Sokhna et l’autre peintre en bâtiment. « Nous n’avons pas arrêté de faire des cagnottes depuis 2 ans, nos revenus servent à payer notre dette. C’est dur, mais cela m’a évité de rentrer en prison. Sur les 175 000 L.E., il nous reste à rembourser 55 000 L.E. », explique Oum Youssef. Cette maman s’est endettée pour l’achat d’une maison. Elle promet que dès qu’elle aura fini de rembourser sa grosse dette, et si elle désire s’offrir autre chose, la cagnotte sera la seule solution pour y arriver.

En 2010, dès l’application du programme des gharémate à Misr Al-Kheir, l’administration a eu comme objectif de libérer 5 000 prisonnières. Mais face à l’ampleur du phénomène, son action s’est multipliée et l’ONG a réussi à faire sortir de prison 50 000 femmes entre 2010 et 2017. Misr Al-Kheir n’est pas la seule à se charger de ce dossier. D’autres ONG, comme l’association Atfal Al-Saguinate (les enfants des détenues) a ouvert l’horizon aux gharémate en installant l’atelier Hayah Gadida (une nouvelle vie) au sein de la prison d’Al-Qanater. « On ne s’est pas contenté de cet atelier, on s’est rendu compte que les gharémate avaient besoin de plusieurs ateliers pour les former dans le travail artisanal, la couture ou d’autres métiers », commente Nader Eissa, responsable de communication à Atafal Al- Saguinate. Cette initiative a débuté en mars 2017 au quartier d’Al-Haram, afin d’aider les gharémate à gagner leur vie. Elle a donné l’opportunité à 80 d’entre elles de se former et même de trouver du travail. « Il est prévu qu’on répète cette expérience dans d’autres quartiers comme Aïn-Chams pour que les gharémate sortent de l’engrenage de l’emprunt », conclut Eissa.

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