« Vous cherchez le tunnel de la famille Abayda ? Il est à quelques mètres. Il suffit de tourner à gauche, puis à droite. Et si vous ne le trouvez pas, je peux vous en indiquer un autre », indique un passant du quartier d’Al-Brazil. Tous les 100 mètres, les façades des immeubles indiquent : « Vous avez un projet de contrebande ? Appelez ce numéro de portable ».
Nous sommes à Rafah, côté égyptien, à 450 km du Caire. C’est la ville la plus importante du sud de la bande de Gaza avec environ 200 000 habitants d’après le recensement de 2010, dont 44 000 sont des réfugiés palestiniens vivant dans deux camps : l’un au nord, le « camp Canada », et l’autre au sud, le « camp de Rafah ». D’un côté, la mer, de l’autre, un grand mur sépare les deux Rafah : l’égyptienne et la palestinienne. Dans Rafah l'égyptienne, près de 1 200 tunnels emploient 20 000 personnes jour et nuit.
Il est 11h. Youssef doit se rendre à son tunnel. Il embarque dans son 4X4 aux vitres teintées pour dissimuler ce qui se trouve sur la banquette arrière. La voiture s’arrête dans un terrain vague, près d’une fosse étroite. Difficile d’imaginer que « l’oeil », comme ce lieu est surnommé par les habitants de la région, est l’entrée secrète d’un tunnel qui mène vers Gaza. Aujourd’hui, Youssef a pour mission de faire passer plusieurs tonnes de ciment, emballées dans des sacs de 20 kilos. Une dizaine d’employés travaillent pour lui. Ils passent leurs journées sous terre, dans la moiteur et la poussière.
Le percement de ces tunnels est devenu la principale activité économique des habitants de Rafah et un mode de redistribution sociale qui a ses règles, ses tarifs et même son jargon. « Celui qui creuse est appelé le coupeur, le propriétaire est nommé la tête de serpent, et la fraiseuse un lapin. Tandis que celui qui a financé la construction du tunnel et qui en tire des profits est surnommé le président. Astal et Al-Chaër sont les deux familles les plus connues dans ce commerce », explique Yassine, un membre des Barahma, une famille locale.
La frontière n’est qu’à quelques dizaines de mètres de chez lui. De son toit, il peut voir la ville de Gaza. « Ces bâches blanches là-bas, c’est le bout des tunnels de l’autre côté de la frontière », indique-t-il. Ce jeune homme de 32 ans, issu de la famille des Abayda, travaille dans la contrebande. Grâce aux 8 tunnels qu’il gère, et comme tous les contrebandiers de Rafah, Youssef est devenu millionnaire car la poule aux oeufs d’or est là, à Rafah.
D’origine bédouine, Youssef a plié la tente dans laquelle il a grandi et s’est fait construire une superbe villa à plusieurs niveaux, avec un somptueux jardin et une belle fontaine. Située à 150 mètres de la frontière de Gaza, la bâtisse multicolore de Youssef rappelle les décors fantastiques de Disneyland.
« L’argent que je gagne va servir à mes enfants. Ils pourront faire leurs études et partir en Europe le week-end comme leurs camarades d’école », poursuit Youssef. Diplômé de l’insti
tut de commerce, il n’est pas le seul contrebandier de la famille. Comme son père et son grand-père, ses deux frères, son beau-frère, ses cousins maternels et paternels, il travaille dans ce commerce illégal.

3 policiers et 4 soldats égyptiens ont été enlevés dans le Sinaï et libérés il y a deux semaines.(Photo : Mohamad Abdo)
« Si une famille compte 500 membres, 300 font de la contrebande », explique Amine, membre de la famille Komboz. Vêtu d’une djellaba blanche, habit traditionnel des bédouins du Sinaï, il est spécialisé dans le « commerce de voitures ». « Un pick-up libyen coûte environ 70 000 L.E. (9 000 euros) et on le revend à 85 000 L.E. (11 000 euros) à Gaza », poursuit Amine.
Rois des tunnels
A Rafah, on appelle ces grandes familles « les rois des tunnels » ou « les nouveaux riches ». Une partie des membres des familles Al-Chaër, Barhoum, Qishtah, Abou-Chlouf, Abou-Zoërob, Abou-Halawa … réside à Rafah, côté égyptien. Le reste des membres réside de l’autre côté, en Palestine, histoire de bien contrôler la chaîne.
Tout est payé en dollars ou en euros, les profits sont énormes. Et tout a un prix. Ainsi le coût du passage d’une personne revient à 100 dollars. Pour une voiture neuve, il faut compter 500 dollars. L’an dernier, au moins 13 000 véhicules ont été acheminés à travers ces tunnels. Une voiture volée estimée à 200 000 L.E. (26 000 dollars) est revendue à 7 500 dollars. La tonne de ciment (600 L.E.) est revendue avec un profit de 100 L.E.
Dans ces tunnels, passent aussi des cigarettes, du coca-cola, du matériel informatique, du lait, des vêtements, des pièces détachées, de la drogue, des armes et même des prostituées. « On n’a peur de rien. Nous sommes des commerçants, nous aidons nos frères palestiniens qui souffrent de l’embargo israélien », lance Amine Komboz, un contrebandier.
« Les tunnels de Rafah peuvent atteindre une longueur de dix kilomètres », précise le général Ali Hefzi, ex-vice-ministre de la Défense et ancien gouverneur du Nord-Sinaï.

Les tunnels de Rafah peuvent atteindre une longueur de dix kilomètres. (Photo : Mohamad Abdo)
2005 : blocus israélien et début du trafic
La construction de ces tunnels a commencé après le retrait israélien de la bande de Gaza en 2005. Mais le trafic a explosé depuis qu’Israël a décidé en 2006 d’imposer un blocus sur l’enclave palestinienne après l’enlèvement du soldat Gilad Shalit par le Hamas (libéré le 18 octobre 2012). « 80 % des Palestiniens de Gaza survivent grâce à l’aide alimentaire », selon un rapport établi par les Nations-Unies. Les tunnels sont donc devenus le poumon économique d’une bande de terre coupée du monde.
L’investissement s’est vite avéré rentable. Les tunnels sont devenus au fil des ans un marché florissant aussi bien pour les habitants que pour les islamistes du Hamas qui contrôlent Gaza.
La frontière avec l’Egypte, entre mai 2011 et août 2012, a apporté une bouffée d’air frais aux Palestiniens et a permis de relever l’économie de la ville de Gaza, étranglée par l’embargo israélien.
« Du temps de l’ancien régime, il n’y avait que 18 ou 20 tunnels. Maintenant c’est comme une toile d’araignée souterraine qui va du nord au sud. Ce trafic a pris de l’ampleur après la révolution de janvier 2011, période marquée par un manque de sécurité dans toute l’Egypte », note Mona Barhoum, activiste politique au Sinaï, qui se plaint de ces constructions de tunnels.

80 % des Palestiniens de Gaza survivent grâce à l'aide alimentaire.(Photo : Mohamad Abdo)
« Dans les années 1980, 1990 et jusqu’en 2003, les habitants de Rafah, Al-Arich et Cheikh Zouayed vivaient de l’agriculture. Au début des années 2000, leur production en fruits et légumes rapportait à l’Egypte un milliard de livres égyptiennes par an. Le surplus de la récolte était exporté vers les pays arabes et européens, confie le général Ali Hefzi. Aujourd’hui, tout le monde creuse. Les grandes familles possèdent entre 8 et 14 tunnels. La construction d’une galerie coûte entre 180 000 et 500 000 L.E., suivant la profondeur et la longueur ».
Avant les tunnels, Yassine gagnait entre 200 et 300 L.E. par mois en réparant des moteurs de tracteurs. Son ami Abdel-Hamid, un enseignant, gagnait seulement 100 L.E. par mois. Aujourd’hui, l’un et l’autre empochent environ 3 000 euros par mois grâce à la contrebande. « Ici, il n’y a pas de travail. Il faut bien qu’on mange. Ces tunnels sont notre seule ressource », note Yassine.
Aujourd’hui, à Rafah, les deux extrémités d’un tunnel se terminent dans une habitation ou au milieu de champs d’oliviers ou d’amandiers. Ils sont devenus le seul gagne-pain des habitants d’une région désertique où les usines et les entreprises sont rares.
« L’Etat avait prévu de construire 100 usines pour réduire le chômage, mais on en a vu seulement 5. Le projet était aussi de cultiver 220 000 feddans (92 400 ha) autour du canal Al-Salam, mais seuls quelques feddans ont été exploités. En fait, c’est l’Etat qui a encouragé ces gens modestes à se livrer à la contrebande », confie avec amertume le général Ali Hefzi.
Vide sécuritaire

(Photo : Mohamad Abdo)
« En raison du vide sécuritaire post-révolution, les tunnels se sont développés. Plus grave encore, 3 policiers et 4 soldats égyptiens ont été enlevés dans le Sinaï et libérés il y a deux semaines. On raconte qu’ils ont été emmenés à Gaza à travers les tunnels. Sans oublier ce qui est arrivé en août 2012, quand des hommes armés, soupçonnés d’être des islamistes radicaux, avaient attaqué un poste-frontière entre l’Egypte et Israël, tuant 16 gardes à la frontière avant de pénétrer avec un véhicule blindé dans le territoire israélien où ils ont été neutralisés. C’est la raison pour laquelle l’armée égyptienne a commencé à détruire les tunnels au bulldozer, ou en inondant les galeries souterraines. Elle a réussi à détruire près de 487 tunnels ces derniers mois », ajoute-t-il.
Dans ces conditions, que faire d’autre pour assurer la sécurité du pays ? « Il faut que le gouvernement étudie l’établissement d’une zone de libre-échange à la frontière de Rafah en vue d’offrir une nouvelle bouée de sauvetage légale à Gaza. Mettre un terme à ce genre de trafic par une nouvelle voie pour le transport des marchandises réduira le chômage dans cette région désertique et fera sortir la population de son isolement », conclut Achraf Al-Hanafi, coordinateur du Mouvement capitaliste révolutionnaire au Sinaï.
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