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Parcours de combattantes

Dina Bakr, Mardi, 10 avril 2018

Représentant près de 7 % de la population, les femmes en situation de handicap connaissent des difficultés à vivre à égalité avec les autres femmes. Cela ne les empêche pas de relever les défis du quotidien avec détermination, d'avoir des rêves, de travailler. Bref, de chercher, comme tout le monde, à réussir leur vie. Reportage.

Parcours de combattantes

Elle se déplace comme un automate, toujours aidée par une personne du même sexe, car elle n’accepte pas qu’un homme la tienne par la main, afin d’éviter les commérages. Hala, 40 ans, n’a pas seulement perdu la vue, mais aussi l’ouïe, l’odorat et le goût ; seul le toucher a été épargné. Actuellement, ce sens est son seul moyen de communication. C’est à l’âge de 23 ans qu’elle a attrapé un virus qui a détruit les zones du cerveau responsables du traitement de l’information sensoriel. Elle se souvient de tout ce qu’il lui est arrivé comme si c’était hier. Il suffit qu’une personne dessine sur la paume de sa main, avec l’index, un mot, lettre après lettre, pour qu’elle comprenne, car Hala n’est pas muette et répète les caractères pour s’assurer qu’elle a senti juste.

Sur son visage, on peut lire une grande tristesse. Des larmes coulent sur ses joues dès que l’on commence à parler de son handicap (ndlr : la journaliste de l’Hebdo a communiqué avec elle grâce à la méthode décrite ci-dessus). Elle parle à haute voix, peut-être pour essayer de s’entendre, et lance parfois des cris, probablement exaspérée par son état. « En un mois et demi, j’ai commencé à perdre graduellement la vue et l’ouïe. Mon système auditif a cessé de fonctionner juste après avoir passé mes examens de dernière année de pédagogie. Et pour les terminer, l’administration de la faculté m’a organisé une salle d’examen privée. Je pouvais encore entendre les questions et j’ai répondu oralement », confie-t-elle.

Le choc a frappé toute sa famille. Son père a fait une dépression, et quelques mois plus tard, il en est mort. « Cette infection virale n’a pas seulement atteint la vue, l’ouïe, le goût et l’odorat, j’avais aussi des problèmes pour me maintenir en équilibre et contrôler mes mouvements. J’ai dû prendre un traitement neurologique durant 5 ans pour arriver à maîtriser mes gestes, marcher, monter l’escalier et prier », raconte Hala. Après quelques minutes de narration, elle s’assure que son interlocuteur a bien suivi son récit. Si oui, elle continue à raconter son histoire, mais pour cela, il faut lui donner une légère tape sur la main.

Et pour lui demander de s’arrêter de parler et lui poser une autre question, il suffit de lui dessiner un signe en forme de croix sur la paume de la main. La méthode braille l’a aidée à se reconnecter au monde. Pour passer son temps et lui éviter de tomber dans la détresse, son père, de son vivant, n’oubliait jamais de lui ramener des livres à lire. « Je sais lire le braille en arabe et en anglais, et j’ai même appris le Coran par coeur », précise-t-elle. Alors qu’elle était invitée à la radio quelques mois après l’occurrence de son handicap, un professeur non voyant lui a offert un appareil qui, lié à son ordinateur, lui permet de traduire les textes en braille, directement à l’écran, pour suivre l’actualité sur Internet. Mais elle ajoute que cette avancée technologique ne l’a pas aidée à continuer ses études supérieures universitaires, car sa surdité l’empêchait de suivre les matières scientifiques enregistrées sur CD, comme le font les autres étudiants non voyants.

Hala éprouve du mal à exprimer le sentiment de néant dans lequel elle se trouve après avoir été une personne à 100 % comme les autres. Pourtant, elle s’obstine à jouer un rôle dans la société. L’association Al-Nour wal Amal (la lumière et l’espoir), active depuis 1959 à Héliopolis et qui s’occupe de filles non voyantes, lui a donné l’opportunité d’apprendre un métier artisanal. Elle fabrique ainsi des objets en osier fin, comme des vases, des plateaux ou des corbeilles à pain. C’est sa soeur, assistante sociale dans cette association, qui est chargée de l’accompagner quotidiennement. « Peu importe si je n’ai pas de revenu fixe ; ce qui compte pour moi, c’est de sentir que je suis toujours en vie ». Elle et ses amies non voyantes communiquent grâce aux points du braille qu’elles dessinent sur l’index et le majeur.

De cette manière, Hala peut communiquer avec les personnes voyantes et non voyantes. Elle a même tissé des liens d’amitié avec ses neveux, qui se servent de sa main pour lui montrer qu’ils ont coupé leurs cheveux ou pour lui annoncer qu’ils portent des vêtements neufs. « Etre une femme aveugle n’est pas si simple. Beaucoup de non-voyantes sont par exemple incapables de vérifier si elles sont en période de menstruation. Du coup, elles ont besoin d’une assistante pour s’en assurer », dit-elle. Vu les difficultés de la vie quotidienne, Hala est d’autant plus heureuse lorsqu’elle se retrouve en compagnie de ses neveux. Ceux-ci ont compensé ce sentiment de maternité qu’elle n’a pas pu ressentir à cause de son handicap. Les moments qu’elle passe avec eux la rendent heureuse.

Il est midi et demi, Hala touche sa montre en braille, puis se lève pour aller faire la prière de midi. « Mon souhait est de partir en pèlerinage, de toucher l’étoffe noire qui couvre la Kaaba et de mourir dans les lieux saints. Ma vie ici est monotone, la rue ressemble à la maison. Etre làbas va me permettre de changer de cadre », poursuit Hala. Elle termine l’entretien en se dirigeant vers la porte. Là, une assistante l’attend pour l’aider à se repérer.

Un quotidien difficile

Selon Nadia Al-Faramawi, membre du comité de la femme souffrant d’un handicap au Conseil national de la femme, trois éléments importants permettent aux femmes en situation de handicap de s’intégrer dans la société. Tout d’abord, la force de caractère et l’aptitude psychologique, qui diffèrent d’une personne à l’autre. Ensuite, l’attitude des proches et des gens qui l’entourent. Enfin, les outils qui lui permettent de relever les défis quotidiens. Si ces éléments sont favorables, elle peut devenir une personne productive et indépendante.

Hemmat, 32 ans, est non voyante par hérédité. « L’état de handicap est ressenti lorsqu’on est privé de la liberté de vivre comme les autres. Comme notre maison est loin, mon père a refusé de m’inscrire à l’école des aveugles. Il avait peur que je sois incapable de me défendre en cas de harcèlement par exemple », relate Hemmat. A l’âge de 19 ans, son père a constaté qu’elle était plus mature, alors, il l’a autorisée à suivre des cours d’alphabétisation. « J’ai eu mon certificat en une année, puis j’ai continué mes études et obtenu le bac avec des notes élevées qui m’ont permis de m’inscrire à la faculté des langues, section arabe », poursuit Hemmat, tout en racontant son parcours avec fierté. Elle a aussi profité de l’aide fournie par l’association Al-Nour wal Amal.

Lassociation met à la disposition des non-voyantes des bénévoles chargées de lire ou d’enregistrer sur CD le contenu de certaines recherches pour les aider, en plus du programme en braille. Pour ses déplacements, il suffit à Hemmat d’être accompagnée une seule fois pour apprendre le trajet et pouvoir sortir seule. « C’est vrai que la personne handicapée est exposée aux accidents plus que les autres, mais réfléchir de cette manière met un frein à la progression humaine et la vie devient alors insupportable », dit-elle.

Hemmat, qui voit les choses de manière réaliste, est satisfaite de son poste d’assistante dans une bibliothèque. Son attitude fait oublier qu’elle ne voit pas, et même les couleurs de ses vêtements vont ensemble. Lorsqu’elle fait son shopping, c’est sa soeur qui l’aide à choisir ses vêtements. Elle aime aussi économiser son argent pour s’offrir des bagues en or.

« Dans la rue, je dissimule mes bagues en or dans la petite pochette de mon sac. Pour les billets de banque, je plie en 2 ceux de 100 L.E., en 4 ceux de 50 L.E., et je laisse les billets de 20 L.E. tels quels. La monnaie est rangée dans un porte-monnaie », explique Hemmat. Par ailleurs, son armoire est parfaitement ordonnée, et chaque tenue possède son foulard. Les vêtements sont répartis suivant le nombre de jours de la semaine pour éviter de porter la même tenue deux jours de suite.

Diminuer la sensation de handicap

Adopter un mode de vie qui diminue la sensation de handicap est l’objectif de Hemmat. Beaucoup de femmes en situation de handicap se battent contre le regard d’autrui, souvent insistant. Dans ce contexte, Dr Héba Hagrasse, députée au parlement et présidente du comité de la femme souffrant d’un handicap au Conseil national de la femme, pense que lorsque la femme est atteinte d’un handicap physique, la situation est plus compliquée. « Etre une fille handicapée veut dire perdre beaucoup d’avantages dans la société. Les médias transmettent un message et son contraire.

Parfois, d'un côté, ils soutiennent le féminisme, l’émancipation de la femme et l’importance d’avoir une carrière. D’un autre côté, on trouve des messages de propagande sur la beauté de la femme et ses aptitudes dans les feuilletons, pour faire tomber les hommes », explique Hagrasse. Elle souligne que le second message a son poids. Par conséquent, la plupart des parents trouvent inutile d’offrir une formation à leurs filles en situation de handicap. Tout simplement parce qu’ils pensent qu’ils vont dépenser de l’argent pour son éducation sans que cela puisse porter ses fruits, à savoir trouver un travail rémunéré ou un mari riche.

Selon l’Organisme central pour la mobilisation et le recensement (Capmas), le taux de personnes souffrant d’un handicap est de 13 %, dont la moitié sont des femmes. La proportion d’hommes handicapés en âge de travailler qui ont un emploi est de 65 %, tandis que chez les femmes, ce chiffre est de 13 % seulement. Malgré cette marginalisation, Galila Abdel- Fattah, 50 ans, célibataire et atteinte de polio depuis son jeune âge, se déplace en chaise roulante et vit seule dans l’appartement de ses parents, décédés. « Pour nous, les escaliers sont une source de panique. Il faut au moins 4 personnes pour pouvoir transporter la chaise roulante et éviter que l’on tombe », dit-elle.

Galila, dont les parents avaient acheté cet appartement au rez-dechaussée pour faciliter la vie à leur fille, n’ont pas pensé à revendiquer d’autres droits, comme des pentes pour personnes à mobilité réduite. « Au bout de nombreux contacts avec la société de métro, il a fallu attendre un an et demi pour mettre à la disposition des personnes handicapées une pente et une porte réservées pour elles. Finalement, la porte a été installée et j’ai transmis mes remerciements aux responsables pour avoir aidé les handicapés », raconte Galila.

A la maison, Galila se sert d’une chaise basse en bois pour essuyer le sol ou nettoyer son appartement. Elle ne possède pas beaucoup de meubles, afin de se déplacer plus aisément avec sa chaise roulante.

Pour se faciliter la vie, elle a en outre installé de petits tapis, plus simples à nettoyer. Les portes des chambres sont en forme d’accordéon, ce qui facilite leur manipulation.

Pour ce qui est de l’aspect légal, il ne satisfait pas tout le monde. En effet, si dernièrement le décret de la loi no 10 de 2018 a été ratifié, qui permet notamment à une femme souffrant d’un handicap de percevoir la retraite de l’un de ses parents décédés en plus de son salaire, ce droit disparaît si elle se marie. Une situation difficile si l’on considère que l’état de santé d’une femme handicapée nécessite des soins particuliers. « En guise d’exemple, l’appareillage pour les personnes atteintes de polio nécessite un contrôle périodique pour leur permettre de marcher », évoque Hoda Abdel-Aziz, 45 ans, femme d’affaires souffrant d’un handicap physique. Revoir les lois concernant les handicapées est dès lors nécessaire pour permettre à cette partie de la société de mieux vivre.

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