Que ressent-on quand on est enfermé dans une cellule? Le meilleur moyen pour le savoir est de se rendre à Garimet Akl (repas criminel), un restaurant situé dans la ville de Mansoura, au gouvernorat de Daqahliya, et qui vous plonge dans le milieu d’une prison. Ici, le client ou plutôt le détenu, comme on le surnomme, n’est pas écroué pour avoir commis un délit, mais bien parce qu’il l’a choisi. Et il peut purger sa peine le temps d’un repas. Dans ce restaurant-prison, l’ambiance est très particulière. Une musique mystérieuse se fait entendre avant même qu’on y pénètre. Après avoir franchi le palier, le client atterrit dans un lieu sombre et agrémenté de menottes, de scies, d’énormes cadenas et de cordes. On peut voir des graffitis partout sur les murs. Une manière de montrer au client dans quel endroit il se trouve tout en le faisant frissonner de peur, car bien des surprises l’attendent.
Le « détenu » est pris en charge par des serveurs qui portent l’uniforme bleu des gardiens de prison. L’un d’eux se presse de menotter le client avant de le conduire à sa table. Quant à la camisole de force, elle n’est pas loin ! Et bien entendu, si ce client a choisi de venir manger dans ce restaurant, ce n’est pas pour avoir une belle vue sur la ville, mais bien pour se retrouver entre les quatre murs d’une cellule et derrière des grilles métalliques fermées à clé ! S’il souhaite pousser l’expérience un peu plus loin, il peut choisir l'une des cellules d’isolement avec des repas que l’on glisse à travers les barreaux. Mieux vaut prendre ses précautions et aller aux toilettes avant d’être enfermé, car le personnel sera intransigeant et ne laissera personne sortir de sa cellule.
Bien que le client soit là pour découvrir l’intérieur d’une prison, il a tout de même l’intention de se restaurer. Bien heureusement, la cuisine proposée est d’une autre qualité que celle servie en prison. Le personnel a tout prévu pour cela et le menu portant le nom de « carte criminelle » fait l’étalage des plats et des sandwichs, allant du burger aux saucisses, en passant par la viande hachée et le foie. Les sandwichs portent des noms tels que « perpétuité » et « peine de mort », etc. Pour surprendre davantage, certaines boissons gazeuses sont servies dans des bocaux en fer. Pas besoin d’élever la voix pour appeler les serveurs, un simple coup de barre de fer contre les barreaux suffira pour les alerter.
Sortir de l’ordinaire
Un chawerma dans lequel la viande émincée est remplacée par du chocolat noir et blanc.
(Photo : Moustapha Emeira)
En fait, tout a commencé lorsque Walid Anan, ingénieur maritime et propriétaire du restaurant Garimet Akl, a été fasciné, lors de ses voyages, par un restaurant italien ayant pour thème la prison. Il a voulu faire de même en testant cette expérience singulière pour ses clients en Egypte. « Manger est un plaisir qui ne repose pas seulement sur la qualité de la nourriture: l’ambiance est également indispensable pour un repas, surtout si l’atmosphère est hors du commun et peut attirer les clients en quête d’exotisme et d’originalité », lance-t-il, tout en ajoutant que l’insolite est aujourd’hui un terme vendeur, d’autant plus que le marché de la restauration est fortement concurrentiel et qu’il faut de l’imagination pour se démarquer.
« Le lancement d’un nouveau concept de restauration est la phase la plus jubilatoire dans le développement de cette activité, car elle fait appel à la créativité. Quel plaisir d’échafauder un nouveau concept, de préparer avec soin une carte inédite, d’imaginer des appellations originales pour chaque plat et de prévoir la réaction des clients », s’enthousiasme Anan.
Il assure que son restaurant a du succès chez les jeunes, qui l’ont transformé en studio de photos. « Se glisser dans la peau d’un criminel et passer derrière les barreaux, le temps d’un déjeuner, est une expérience particulière, voire un peu bizarre », dit Moustapha, étudiant de 20 ans, qui dit avoir voulu connaître ce restaurant-prison. Il a été surpris par l’imagination débordante de son propriétaire, qui a veillé à tous les détails pour créer l’ambiance pénitentiaire.
Quant à Nagui, un jeune marié, il a voulu sortir de l’ordinaireet tenter avec sa femme une nouvelle expérience tout à fait singulière. « Ce lieu insolite joue avec les nerfs de ses clients. Cependant, pas de panique, car malgré le décor carcéral un peu austère, l’expérience reste placée sous le signe de la convivialité. La saveur des plats, l’éclairage feutré et la musique sont là pour faire descendre la pression et rappeler au client-détenu, portant un numéro, qu’il n’est pas venu pour écoper 20 ans de prison », souligne-t-il. Mais qui dit prison, dit évasion. Alors que Nagui était en train de manger tranquillement tout en discutant avec son épouse, les lumières se sont éteintes et le bruit strident d’une sirène s’est fait entendre, causant un moment de panique, car un détenu fou s’était évadé.
L’attrait de la nouveauté
Au restaurant Garimet Akl, les clients vont tout droit en prison.
(Photo : Mahmoud Abdel-Ghani)
Garimet Akl à Mansoura n’est pas le seul restaurant insolite à faire parler de lui. D’autres, ayant également pour objectif d’attiser la curiosité du grand public, ont récemment ouvert leurs portes. Ainsi, il existe un restaurant dans le quartier de Madinet Nasr, au Caire, appelé lui aussi Garimet Akl, et avec pour thème, là encore, la prison. En effet, ces dernières années, certains propriétaires de restaurants se sont attelés à trouver des idées sortant de l’ordinaire pour surprendre un public lassé et saturé de tout ce qui l’entoure. L’objectif étant de développer des concepts événementiels toujours plus uniques. Et ce, pour cibler la jeune clientèle (18-34 ans), cette tranche de la population qui utilise le plus les réseaux sociaux. C’est par ces médias qu’est annoncée l’arrivée de ces nouveaux lieux exotiques.
Mais à partir de quel moment peut-on qualifier un restaurant d’insolite? De nombreux critères entrent en compte pour qu’un restaurant se classe dans les catégories « atypique » ou « insolite ». Il y a, tout d’abord, le lieu et le cadre de l’établissement. Celui-ci doit tout simplement sortir de l’ordinaire, voire jouer avec le décor pour créer une ambiance particulière. Dans d’autres cas, les propriétaires se sont inspirés de différents goûts et saveurs, mais en utilisant des noms de clients sur le menu, comme: panée Karim, saucisse Chéhab, kofta Yasser, etc. Et ce, afin de sortir du lot des restaurants traditionnels. Quant à Hossam Hassan, il a ouvert le restaurant Qombila (bombe) dans le quartier du 10 du Ramadan, un chawerma dans lequel la viande émincée est remplacée par du chocolat noir et blanc et qui fait sensation auprès des clients. Une sorte de course effrénée aux idées insolites, qui représente un défi quotidien pour ces professionnels.
Yokal est un restaurant situé dans le quartier d’Héliopolis, au Caire, et dont le propriétaire a voulu satisfaire ses clients exigeants tout en gagnant en notoriété, sans dépenser beaucoup d’argent. Avec ses chaises en forme de tabourets recouverts de caisses de Coca-Cola, le lieu ne ressemble guère aux autres restaurants. Des tuyaux de plomberie servent de supports aux tables, dont le dessus est en bois. Les poignées des portes sont en forme de haches. Quant aux murs, ils sont peints en rouge, et sur l’un des pans sont inscrites les consignes du lieu. Or, l’atypique ne doit impacter ni la qualité, ni l’hygiène. Et c’est le secret de sa réussite. Kebda eskandarani (foie préparé à la manière alexandrine) et saucisses épicées sont les spécialités de Yokal. Aujourd’hui, les gens viennent spécialement pour les déguster. Les trois quarts des clients reviennent toujours avec des amis, et c’est le bouche-à-oreille qui remplit chaque jour ce restaurant.
« C’est là où je déguste ce qui se fait de mieux en termes de Street Food. De plus, tout est préparé sur place et à la minute même, ce qui nous rassure du point de vue de l’hygiène », affirme Karim, fonctionnaire, tout en ajoutant que Yokal tente d’allier qualité, convivialité, prix, et surtout originalité. Résultat, le restaurant a ouvert une autre branche dans le quartier de Zamalek.
Surprendre et faire rêver
Le café Biker’s Joint accueille les motocyclistes avec leurs motos.
(Photo : Bassam Al-Zoghby)
Dr Hala Yousri, professeure en sociologie, pense que la restauration est un secteur qui marche bien en Egypte. En effet, les jeunes diplômés n’hésitent pas à choisir ce secteur en vendant, par exemple, de la nourriture dans la rue, à partir d’un chariot. Et bien que le pays traverse une période difficile sur le plan économique, la nourriture est l’une des choses sur lesquelles les gens se replient. D’après une étude de l’Organisme national pour la mobilisation et le recensement (CAPMAS) relative aux revenus et à la consommation des foyers en 2017, la famille égyptienne dépense 34,4% de son budget sur l’alimentation. De quoi encourager les concepts de restauration les plus étonnants. « Le succès est au rendez-vous pour les restaurants insolites et innovants qui se mettent dans l’air du temps », explique Hala Yousri, en ajoutant que plus qu’une mode, il s’agit d’une adaptation à l’époque.
Il ne faut pas oublier que manger dehors se fait en groupe et que les clients sont à la recherche d’un cadre moins formel, dans lequel ils peuvent s’attabler plus longtemps avec leurs amis. Pour répondre à cette tendance, les propriétaires organisent leurs restaurants autour d’un concept qui vise à attirer les « groupes » et à se démarquer par la créativité et l’exotisme. « Les clients aiment être surpris. Pourquoi se contenter d’un repas classique, alors qu’il existe des restaurants originaux ? Du dépaysement à la découverte de nouvelles sensations », poursuit la sociologue, tout en soulignant que ce genre de restaurants a su trouver sa propre clientèle, séduite par tout ce qui est étrange, atypique et dont le succès est indissociable du développement des réseaux sociaux. « Facebook ou Twitter: chaque chariot veille à laisser des informations sur la toile pour permettre à ses fans de le retrouver, parfois au prix de devoir traverser la ville pour satisfaire leur appétit », dit-elle.
Hala Yousri évoque aussi l’existence d’établissements insolites ailleurs dans le monde, comme ce restaurant sous l’eau aux Maldives, celui perché sur un arbre à Paris ou celui suspendu dans les airs à Bruxelles. « Manger en prison, dans le ciel, dans le noir ou dans des cuvettes de toilettes, ces restaurants à l’étranger se surpassent dans l’art d’innover et de surprendre. Ils nous prouvent que rien n’est impossible et que l’imagination peut nous amener là où l’on veut », ajoute-t-elle.
Toutefois, les restaurants ne sont pas les seuls à s’approprier la tendance. Les cafés se mettent, eux aussi, en quête de l’insolite afin de se démarquer, à l’image du Biker’s Joint, à Zamalek, au Caire, un café qui accueille les motocyclistes avec leurs motos. Comme le café autorise l’accès des motos, le design a été conçu sous la forme d’un grand U afin de faciliter l’accès aux motocyclistes. « J’ai toujours rêvé d’avoir un lieu de rencontre des motards, où l’on présente de nombreux services à un prix abordable, comme la maintenance, la réparation et la vente de pièces détachées et d’accessoires de moto, au cas où le client en aurait besoin », explique Mohamad Al-Chayeb, propriétaire du café et passionné de motos. Tout le monde sait à qui appartient chaque moto. Certaines machines ont besoin d’une réparation, d’autres d’une petite révision. Le prix est plutôt symbolique. « Je paye 50 L.E. pour une boisson et une petite réparation ici. Clients et mécaniciens se connaissent », affirme Mohamad, un habitué de ce café et qui est arrivé en scooter.
Décor exotique, animations, désir d’évasion et d’imaginaire ou plaisir de manger et de boire autrement, la clientèle de ces nouveaux restaurants et cafés a soif d’étonnement et faim de nouveaux concepts. Les maîtres mots sont : surprenez-moi et faites-moi rêver .
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