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Quand le tok-tok engloutit les petits métiers

Dina Bakr, Mardi, 06 mars 2018

De plus en plus d’apprentis artisans désertent leurs métiers pour devenir chauffeurs de tok-tok, une activité bien plus rentable. Certains d'entre eux risquent à terme de disparaître. Tournée.

Quand le tok-tok engloutit les petits métiers
Conduire un tok-tok est rentable et n'exige ni formation ni expérience, demandées dans d'autres métiers.

« J’ai travaillé dans un atelier de fabrication d’accessoires et je gagnais 400 L.E. par semaine. Avec une telle somme, je ne pouvais pas assumer mes dépenses quotidiennes. Travailler comme chauffeur de tok-tok est bien plus rentable. Lorsque je suis fatigué, c’est mon frère de 18 ans qui prend le relais. Il a quitté l’école très jeune et nous gagnons environ 4 000 L.E. par mois », confie Mamdouh, 22 ans, chauffeur de tok-tok depuis 2 ans.

Mamdouh sait que les conducteurs de tok-tok ont mauvaise réputation et sont souvent considérés comme des voyous aux yeux de la société. Mais il confie n’avoir pas eu d’autres choix. Pour un petit trajet, il gagne au minimum 5 L.E. Alors, ce moyen de transport est rentable pour lui ainsi que pour le client. En plus, le tok-tok ne demande pas de dépenses considérables pour la maintenance. Et les amendes en cas d’infraction sont dérisoires. « Depuis son importation en Egypte en 2009, le gouvernement n’a pas légalisé le statut du tok-tok et son chauffeur profite entièrement de ses revenus. N’empêche que ce mini-taxi est bel et bien présent et a permis de créer un marché florissant dont profitent les mécaniciens et les vendeurs de pièces de rechange », explique Salah Mégawer, officier à la retraite.

Cette activité est fructueuse aussi bien pour les adolescents que pour les adultes. Il suffit seulement de quelques heures pour apprendre à conduire ce tricycle. Ce véhicule, qui fait office de mini-taxi, inonde les rues d’Egypte et attire un large public, car il est rapide, bon marché et pratique. Il pénètre dans les rues les plus étroites des bidonvilles. Devenir chauffeur de tok-tok attire aujourd’hui beaucoup de jeunes qui travaillent dans l’artisanat ou d’autres métiers manuels.

Selon le CAPMAS, jusqu’à la fin de l’année 2016, on dénombrait 3,1 millions de tok-tok dans les rues d’Egypte. En fait, deux personnes doivent se relayer pour conduire ce tricycle. Au total, 6 millions d’individus travaillent donc sur ces tricycles. Beaucoup d’ateliers, qui travaillent dans le domaine des fibres de verre, de la peinture automobile ou dans l’artisanat, ont perdu leurs artisans qui travaillent désormais sur des tok-tok. Plusieurs métiers sont menacés de disparaître à cause de cette pénurie car les jeunes préfèrent conduire un tok-tok que de suivre une formation qui pourrait leur être utile plus tard.

Les tracas des propriétaires

Aucune usine de fabrication de fibres de verre ne peut fonctionner sans ouvriers. Ils sont indispensables du début et jusqu’à la fin du travail. « J’ai été obligé de déplacer mon usine de Ezbet Khaïrallah et aller m’installer à Qalioub, car les ouvriers se faisaient de plus en plus rares. Ils préfèrent devenir chauffeurs de tok-tok », lance Amr Tomoum, homme d’affaires, propriétaire d’une usine de fibres de verre. Ce déménagement lui a coûté du temps, des efforts et de l’argent. Aujourd’hui, il doit faire un trajet d’une heure et demie pour rejoindre son usine, alors qu’avant il n’était qu’à 7 minutes de marche de son lieu de travail. « Recruter de nouveaux ouvriers, c’est aussi les former. A Qalioub, j’ai trouvé le nombre d’ouvriers nécessaires pour faire fonctionner mon usine, car c’est une région industrielle où la main-d’oeuvre ne manque pas », souligne-t-il. Tomoum consacre 3 mois de formation à chaque ouvrier pour qu’il apprenne 60 % des techniques du métier. Au fil du temps, ils finissent par acquérir l’expérience qui leur permet de faire moins d’erreurs. 70 L.E. par jour est le salaire que touche un ouvrier. Et tous bénéficient d’une prime de panier et de transport. Mais nombreux sont ceux qui préfèrent conduire un tok-tok que de travailler pendant de longues heures dans une usine pour un maigre salaire de 200 L.E. par semaine.

Mohamad Afifi, chef de département d’histoire à l’Université du Caire, pense que tous les secteurs qui emploient des ouvriers ont régressé après la suppression du système Tawaëf al-héraf (sorte de syndicat et centre de formation réunissant des ouvriers de différents métiers qui existaient en Egypte au XIXe siècle). Ce système avait pour rôle de protéger les petits métiers et former de nouvelles générations d’ouvriers. Il avait aussi pour mission d’inspecter les ateliers et de fixer les prix des marchandises. Il y a même une législation concernant les droits des ouvriers et des employeurs. A cette époque, la communauté des ouvriers avait un poids et de l’influence sur la vie politique. « Le ralentissement de la production a poussé des ouvriers à quitter leur travail pour devenir chauffeurs de tok-tok », commente Afifi. Le tok-tok a attiré les jeunes chômeurs dont le taux, selon le CAPMAS, est évalué à 11,9 %.

Dans une atmosphère bon enfant, la plupart des chauffeurs diffusent des chansons populaires et garnissent leurs véhicules de fanions multicolores pour se faire remarquer dans les bidonvilles et les quartiers populaires où ils roulent. « J’ai eu une offre d’emploi dans une usine à 1 500 L.E. par mois. Or, cette somme ne peut ni couvrir toutes mes dépenses ni assumer mes responsabilités familiales, alors que je m’apprête à me marier », déclare Zaki, chauffeur de tok-tok à Ezbet Khaïrallah. Et si ce mini-taxi a survécu, c’est parce qu’il rend service à une grande partie de la population qui n’hésite pas à le prendre car son prix est abordable et à la portée de tous. « Ce petit véhicule peut se faufiler dans les ruelles où des voitures ne peuvent circuler. Les couches défavorisées préfèrent prendre ce genre de véhicule qui convient à leurs conditions précaires. Et c’est pour cette raison que ce tricycle a réussi à s’imposer et continue d’exister », affirme Mahmoud Oda, sociologue.

A Taht Al-Rabea à Al-Azhar, plusieurs ateliers d’artisans ont mis la clé sous le paillasson. Hadj Amer, 70 ans, est attablé dans un café proche de l’endroit où il travaillait. « Nous étions des fabricants de couteaux. Au fil des années, nous n’avons pas réussi à augmenter nos prix craignant de perdre notre clientèle et donc, ce n’était plus rentable. Au fur et à mesure, il est devenu difficile de répondre aux critères du métier qui demande une force musculaire pour aplatir les lames à l’aide d’un marteau et faire attention en les manipulant pour ne pas se couper », raconte-t-il. Actuellement, il vit avec une retraite de 600 L.E. par mois. « Mes deux frères et moi avons décidé de ne plus travailler dans la fabrication des couteaux. On a pris de l’âge et aucun ouvrier n’accepte de faire des efforts pour un objet dont le gain à partager à la fin de la journée est dérisoire », affirme-t-il.

La production en baisse

Hadj Bouri, ancien cordonnier à Bab Al-Chaariya, ne cesse de chercher des ouvriers afin de répondre à ses commandes. « Nous avons 40 % de baisse dans la production. On fabrique seulement 20 paires de chaussures par semaine alors qu’avant on en confectionnait 50. Il faut plusieurs personnes pour confectionner une belle paire de chaussures. La précision et la qualité doivent être irréprochables », regrette Hadj Bouri. Il prévoit que dans 10 ans, la fabrication des chaussures artisanales va disparaître. Autre exemple, celui de Moustapha qui habite à Ezbet Khaïrallah. « Autrefois, j’avais 6 ouvriers dans mon garage de peinture auto. Aujourd’hui, je compte sur mon fils, qui est en troisième année à la faculté de commerce, pour m’aider. Je lui donne 80 L.E. par jour, la moitié de ce que je peux payer à un ouvrier qui pourrait exercer les mêmes tâches. Je pense que s’il n’était pas là pour me donner un coup de main, j’aurais arrêté d’exercer ce métier depuis longtemps. Le problème est que je ne sais rien faire d’autre que ce travail qui se perpétue de père en fils », souligne-t-il.

D’autres, tel Bilal, vulcanisateur, recrute ses ouvriers ailleurs. « Lorsqu’un provincial cherche du travail dans la capitale, il est prêt à apprendre n’importe quel métier. De plus, il ne connaît personne qui peut le faire travailler comme chauffeur de tok-tok, qui n’est pas en fait un métier », dit Bilal, 34 ans.

Quant à Michael qui possède un atelier de fabrication de vêtements, il dit avoir souffert du manque d’ouvriers. La plupart exige un salaire élevé sans avoir d'expérience. « J’ai fini par recruter du personnel féminin. Les filles font attention à leur gagne-pain et ne laissent pas de mauvaises surprises en quittant leur boulot subitement », conclut Michael.

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