Qu’ils soient propriétaires de magasins ou vendeurs en gros, tous se dirigent vers une seule destination, Bab Al-Chaariya au centre-ville, pour faire leurs commandes en chaussures en cuir véritable. C’est dans les ruelles de ce quartier populaire que l’histoire de chaque soulier débute. Dès que l’on s’éloigne des grandes artères et que l’on s’enfonce dans les dédales de rues, on découvre un monde où tous les éléments sont liés à la fabrication des chaussures, à la manière traditionnelle. Seuls les piétons et les chariots transportant des marchandises peuvent se faufiler dans ces ruelles obstruées par des marchandises entassées à l’extérieur des boutiques, rendant ainsi le passage plus difficile.
En fait, les ateliers de fabrication de chaussures ne sont pas d’emblée visibles, mais il est facile de s’y rendre en suivant n’importe quel artisan qui se rend à Bir Hommos, la venelle où ils sont installés. Aucune pancarte ni banderole ou autre indice ne signalent la présence de tels ateliers et l’on peut voir seulement de vieux immeubles de quatre à cinq étages collés les uns aux autres, comme si chacun servait de support à l’autre pour l’empêcher de s’écrouler. La lumière du jour disparaît dès que l’on pénètre l’immeuble. Et c’est l’obscurité totale en montant les escaliers avant d’arriver au premier étage où l’électricité éclaire un peu l’endroit. Sur chaque palier, il y a deux ou trois ateliers constitués d’une grande pièce ou de deux ou trois plus petites. Un mélange d’odeurs nous accueille, celle du cuir d’abord, de la colle ou encore celle des cigarettes qui empeste le lieu.
Des artisans se tiennent à leur poste de travail en train d’exécuter chacun une tâche précise, et ce, sans bouger de leur place durant des heures. La première étape se déroule exceptionnellement ailleurs, plus précisément chez les stylistes qui, eux, travaillent dans des bureaux. Ce sont eux qui réalisent les esquisses, selon leur inspiration, les tendances de la mode ou de ce qu’ils ont vu sur Internet. La forme est réalisée selon la ligne de style dans la pointure-échantillon qui servira de guide pour la fabrication de chaque chaussure. C’est également le styliste qui décide du choix des matériaux et des couleurs et selon les modèles.
Un travail 100 % manuel
(Photo : Mohamad Moustapha)
Muni d’une paire de ciseaux, Ibrahim se tient debout devant une grande table en bois, autour de lui, des patrons rassemblés selon les pointures et les modèles. Son travail consiste à découper les différentes pièces de la tige (c’est-à-dire la partie qui recouvre le dessus du pied) en se référant au patron-plan. « J’utilise la même couleur de cuir pour toutes les pointures, puis une autre et ainsi de suite », explique l’artisan, qui, une fois l’opération de découpe terminée, passe tous les empiècements à un autre ouvrier, chargé d’exécuter une autre étape, mais vu le manque d’artisans, il est fréquent de voir un seul faire plusieurs tâches à la fois. Et donc, Ibrahim va s’installer à une autre table pour s’occuper du montage. Tout se fait à la main et cette étape exige de placer chaque empiècement de la tige sur un moule en bois et l’agrafer pour que le cuir prenne la forme que l’artisan désire lui donner.
En fait, Ibrahim n’utilise pas du cuir naturel, mais du skaï que l’on appelle similicuir et qui a remplacé le vrai cuir depuis des années dans la fabrication des chaussures. On laisse les pièces de cuir étalées dans cette position durant des heures avant qu’un autre ouvrier n’entame une autre étape. Tareq retire les agrafes ainsi que les empiècements pour préparer le cuir et le coller à la semelle.
« Tout d’abord, il faut frotter à l’aide d’un papier éméri toute la surface intérieure de la semelle pour la rendre la plus souple possible », explique Tareq, tout en appuyant fortement à l’aide de ses doigts afin d’en lisser la surface. Bien qu’il soit illettré, il est devenu un expert dans ce domaine. Après cette étape, le modèle du soulier commence à prendre forme. Mais, le travail est loin d’être terminé. Car, arrive ensuite l’étape du collage d’une fine semelle intérieure qui couvre la semelle et la sépare de la tige. Telles sont les étapes essentielles de la confection d’une chaussure et qui sont toutes exécutées à la main. Ici, chaque atelier est considéré comme une petite usine qui produit les chaussures que l’on voit dans les vitrines ou qui nous attirent sur un coup de coeur. « C’est assez complexe et cela demande non seulement doigté, savoir-faire mais aussi temps », dit Farag, propriétaire d’un atelier. En fait, tous les ateliers se ressemblent, on ne peut les distinguer que grâce aux boîtes en carton entreposées devant chaque atelier et sur lesquelles est inscrit le nom commercial de chacun.
Finie la gloire d’antan
Le manque de main-d'oeuvre qualifiée est un véritable défi.
(Photo : Mohamad Moustapha)
Une fois les étapes de fabrication terminées, les modèles sont posés sur des étagères attendant les commerçants pour retirer leurs commandes. « La qualité et le prix des chaussures sont presque les mêmes dans tous les ateliers. Mais, quelques ateliers excellent dans la fabrication de certains modèles », explique Abdel-Fattah, propriétaire d’un magasin au centre-ville. Ce dernier se rend à Bab Al-Chaariya depuis les années 1980, depuis qu’il a acheté sa boutique. A cette époque, ses vitrines étaient garnies uniquement de chaussures Made in Egypt. Aujourd’hui, il ne vend que des articles en skaï et des articles fabriqués en Chine. « Avant, on suivait le goût des clients et l’on confectionnait des modèles selon le désir de chacun. Aujourd’hui, la plupart de ces modèles sont imposés par les stylistes », précise-t-il.
En fait, d’après Farag, propriétaire d’un atelier, ce sont les Arméniens qui ont initié son père à ce métier tout comme les autres cordonniers renommés de l’époque. C’est cette communauté qui a essentiellement initié la fabrication des souliers en Egypte. Farag précise que les souliers en cuir, fabriqués par les Egyptiens et les Libanais, étaient d’excellente qualité et ils étaient exportés. Malheureusement, aujourd’hui, il ne reste que ces ateliers rassemblés dans de vieux immeubles au centre du Caire. « Il est vrai que le quartier rassemble près de 1 000 ateliers, cependant, le travail n’est plus le même », lance Farag. Ce dernier a passé toute sa vie dans cet atelier. C’est à l’âge de 12 ans qu’il a commencé à travailler avec son père. D’abord, il se rendait dans l’atelier durant les vacances scolaires, puis à 16 ans, il a décidé de quitter l’école et de suivre le métier de son père. « Malheureusement, mes enfants ne sont pas intéressés par ce métier encore moins de suivre une formation dans le domaine de la fabrication de la chaussure », dit Farag, 58 ans. Ici, à Bab Al-Chaariya, on tient à donner un second souffle à ce métier pour qu’il ne disparaisse pas, et peu importe comment. Car même si la confection des chaussures se fait encore à la main, les matériaux utilisés ne sont plus les mêmes. D’après Saad Abdel-Nabi, propriétaire d’un atelier qui continue de fabriquer des chaussures en cuir véritable, la fabrication des chaussures, tout comme d’autres secteurs, doit correspondre aux besoins du marché qui reflète le goût et les besoins des clients.
Skaï versus cuir
(Photo : Mohamad Moustapha)
Etant donné la situation économique difficile, la majorité des clients cherchent actuellement des articles bon marché et n’ont aucun goût du raffinement. « A mon avis, cela est peut-être dû à l’invasion du style américain pratique », qui s’est répandu à travers le monde, alors qu’autrefois, les marques de luxe françaises et italiennes dominaient les classements mode et beauté. « On peut voir actuellement de jeunes filles vêtues en robes de soirée ou de jeunes hommes en costume qui portent aux pieds des chaussures non adaptées comme des baskets. Une autre raison c’est que la majorité des articles sont importés de Chine et ont imposé un certain goût et style », s’exprime Saad, connu sous le nom de Bouri. L’atelier de ce dernier qui continue de fabriquer des chaussures pour hommes est l’un des rares à travailler avec du vrai cuir. Deux ou trois autres en confectionnent encore pour les femmes.
Une rareté qui s’explique par le prix du cuir naturel qui a augmenté ces dernières années. Selon Saad, beaucoup d’artisans ont été obligés de se passer du cuir véritable avec tout ce qu’il comporte d'élégance et de finesse et ont eu recours au skaï, moins cher, plus facile à fabriquer car plus maniable et aux couleurs rococo. « Pour fabriquer une paire de chaussures en cuir véritable, il faut environ deux pieds et demi de cuir qui coûte 300 L.E. La paire de semelle vaut entre 35 et 50 L.E. pour le caoutchouc et atteint 125 L.E. pour le cuir naturel. La colle, les oeillets, les cordons, les boîtes de carton et autres accessoires coûtent presque 100 L.E. Par contre, le mètre de skaï coûte entre 40 et 100 L.E., les semelles en plastique entre 10 à 15 L.E., et les autres matériaux utilisés pour la fabrication sont de qualité moyenne et ne coûtent pas cher », explique Saad. L’atelier de ce dernier ressemble à tous les autres, mais il est différent du point de vue du contenu et de la qualité de fabrication. Après dix jours de travail, les chaussures sont prêtes, mais doivent passer entre les mains d’un responsable de la finition qui doit en contrôler la qualité. « Dans le jargon du métier, on m’appelle le coiffeur », dit Sobhi. Portant des lunettes, il fait tourner dans tous les sens chaque paire pour s’assurer de la qualité et du standard désiré. Ensuite, tous les souliers sont placés sur le bureau du propriétaire de l’atelier pour qu’il puisse y jeter un dernier coup d’oeil. Ces ateliers travaillent durant toute l’année, mais les saisons prospères sont les périodes avant les fêtes, surtout celle du petit Baïram.
La menace du Made in China
Les moules en bois fabriqués à l'aide de bois jazourin.
(Photo : Mohamad Moustapha)
« Après la saison, on fait le tour des magasins pour encaisser. Or, les clients ne nous versent jamais tout l’argent qu’ils nous doivent et nous donnent juste une petite somme tous les quatre ou cinq mois. Une somme qui sert généralement à acheter les matériaux et accessoires nécessaires pour la nouvelle saison, et ainsi de suite », raison pour laquelle Assaad explique que beaucoup d’entre eux ont mis la clé sous le paillasson. Autre cause qui menace cette fabrication est le manque d’artisans comme l’affirment les propriétaires des ateliers. Selon Farag, les jeunes refusent d’apprendre ce métier et préfèrent acheter un toc-toc qui leur permet de gagner plus d’argent en moins de temps et avec moins d’effort. En fait, un ouvrier gagne environ 200 L.E. par semaine pour 9 heures de travail par jour, alors qu’un chauffeur de toc-toc peut gagner pour le même nombre d’heures, 100 L.E. par jour. Or, la majorité des propriétaires d’ateliers et des artisans sont âgés et ne trouvent plus de jeunes pour leur transmettre leur savoir-faire. « Autrefois, chaque atelier faisait travailler des dizaines d’ouvriers, et chaque maître était entouré par deux ou trois jeunes qui apprenaient les secrets du métier », dit Gaber. Et sans beaucoup d’explication, une simple tournée dans les ruelles de Bab Al-Chaariya donne la preuve que cette fabrication est menacée de disparition. Des souliers de différents modèles s’entassent à l’intérieur des magasins. « Ils ne sont pas chers, ne sont pas solides, mais sont à la mode. Les gens les achètent même s’ils doivent revenir par la suite pour les réparer quand ils se déchirent », dit Fakhri. Ce dernier affirme que si la majorité des chaussures fabriquées à la main dans ces ateliers sont vendues aux magasins du centre-ville et dans d’autres quartiers, cependant, les souliers Made in China garnissent aussi toutes les vitrines.
Redonner vie aux anciens souliers
La finition, une étape très importante du travail.
(Photo : Mohamad Moustapha)
Plus on se promène dans le coin et plus on découvre d’autres éléments faisant partie de ce monde. Au milieu d’une ruelle bien étroite, Fahmi expose des étagères en bois dont les artisans se servent pour entreposer les chaussures après chaque étape de la fabrication. Il les confectionne lui-même, les étale dans la rue et n’a besoin que d’une grande table en bois, d’un marteau et de quelques clous pour les fabriquer. Non loin, Sami et son frère Rami rangent et nettoient les moules en bois qu’ils fabriquent à l’aide de bois jazourin. « On a besoin que l’Etat nous aide pour faire face aux défis. La hausse des prix, les articles importés et les ouvriers syriens qui envahissent le marché avec leurs produits modernes nous empêchent d’avancer, de nous développer et d’aller de l’avant. Ils fabriquent des moules en plastique et non pas en bois. C’est plus pratique et moins cher, et cela nécessite des machines modernes qui coûtent excessivement cher », s’exprime Sami. Cependant, les marchandises qui dominent sont le skaï que l’on trouve partout dans toutes ses diversités de couleurs et d’autres accessoires entreposés devant les magasins. Même situation pour les semelles qui sont accrochées partout et essentielles pour la fabrication des chaussures. Et si Bab Al-Chaariya est la direction à prendre pour toute personne qui désire acheter une nouvelle paire de chaussures, il reste l’endroit de prédilection des pauvres gens qui s’y rendent avant la période de la rentrée scolaire ou des fêtes, non pas pour acheter des chaussures, mais pour réparer les vieilles paires de leurs enfants. « Avec seulement quelques L.E., les cordonniers peuvent transformer les vieilles chaussures en les rendant flambant neufs. Ils changent le cuir ou la semelle, et l’important est que mes enfants pensent que ce sont de nouvelles chaussures », dit Abdel-Réhim, journalier. La réparation des chaussures est aujourd’hui l’activité qui donne un second souffle à ce secteur .
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