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L’arrière-cour du baby-boom

Chahinaz Gheith, Lundi, 06 novembre 2017

Coutumes et croyances ancrées, politique de planning familial peu concluante, pénurie de contraceptifs. Les causes de la nouvelle explosion démographique sont multiples. Enquête.

L’arrière-cour du baby-boom
En 2050, l’Egypte comptera 151 millions de citoyens. (Photo:Hassan Chawqi)

Dans les locaux d’une pharmacie du quartier de Manial, plusieurs femmes entrent puis sortent, les mains vides, l’air déçu. En quête de pilules contraceptives, les clientes croisées dans les officines n’hésitent pas à supplier le pharmacien sur place, qui leur signifie un « non » désespé­rant. « Essayez d’appeler les grandes pharmacies, celles qui possèdent plu­sieurs branches, peut-être que vous allez en trouver », conseille une cliente à une autre. « Hier, ma voisine cher­chait la même marque de pilule et elle en a trouvé dans le quartier de Doqqi », dit une autre.

Ce type de scène, devenu quotidien, se déroule sous le nez du pharmacien qui se tient devant un ensemble de rayons quasiment vides. « C’est un scandale ! Depuis quelques mois, les pilules contraceptives sont devenues une denrée rare et nous ne pouvons rien faire », s’écrie Moustapha, le pharmacien, tout en précisant que la situation s’aggrave de jour en jour. « Nous n’avons jamais connu de telle pénurie. Tous les jours, nous devons faire face au désarroi des femmes. Je n’ai pu me procurer que quatre boîtes. Les distributeurs expliquent que depuis la dévaluation de la livre égyp­tienne face au dollar, l’importation en produits contraceptifs a diminué », assure-t-il.

Contraceptif le plus utilisé par les femmes, la pilule est la méthode de contraception la plus fiable. Or, en trouver actuellement dans les pharma­cies relève du parcours du combattant. Une situation qui suscite une grande inquiétude chez toutes ces femmes qui ne veulent surtout pas d’une grossesse. « Après avoir fait le tour de plusieurs pharmacies, je suis arrivée à me pro­curer une tablette d’un mois au lieu de trois, juste pour me dépanner », confie Nadia, 32 ans, qui prend les pilules Gynera dont le prix de la boîte est passée de 30 à 45 L.E., et ce n’est pas la seule marque importée et la plus utilisée. Il y a aussi la Cerazette, qui coûtait il y a quelques mois 15 L.E., son prix a doublé. « L’Etat n’agit pas pour résoudre le problème, il se contente uniquement de se plaindre de la croissance démographique », s’in­digne Nadia qui, pour faire face à la pénurie, a dû mettre un stérilet. Mais, comme elle a des fibromes, il n’a pas tenu en place.

En fait, la pénurie de pilules contra­ceptives importées vient s’ajouter à celle des nombreux médicaments introuvables sur la marché. La crise s’est amplifiée depuis novembre 2016 avec le flottement de la livre égyp­tienne. Les entreprises pharmaceu­tiques souffrent de la baisse des réserves en devises étrangères, ce qui rend l'importation difficile. Et si c’est le cas dans les pharmacies, que penser de ce qui se passe dans les dispen­saires publics où la quantité est loin de combler le manque, en plus du doute qui règne sur l’efficacité des pilules locales (Triocept et Exluton dont le délai parfois a expiré) ? L’exemple de Karima en est la preuve. Elle habite Ezbet Al-Ward, au quartier de Bassatine, et a sept enfants. Des gros­sesses à répétition, un bébé qui en appelle un autre et un corps fatigué. « Trois mois après la naissance de mon sixième enfant, j’étais de nouveau enceinte, alors que je prenais la pilule. Je culpabilisais de garder une intimité avec mon mari alors que les gros­sesses s’accumulaient, ma méthode de contraception échouait », fulmine-t-elle.

Deux millions de naissances par an

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La surpopulation se répercute sur tout dans la vie quotidienne, comme dans les transports publics.

Aujourd’hui, l’Egypte compte 104,2 millions d’habitants, dont 94,8 mil­lions habitent dans le pays et 9,4 mil­lions vivant à l’étranger, c’est ce que révèle le dernier recensement de l’Or­ganisme national pour la mobilisation et le recensement (CAPMAS). Un chiffre que les autorités jugent alar­mant. Car ce boom démographique signifie plus de besoins à satisfaire, plus d’enfants à scolariser, plus d’em­plois à créer et surtout plus de bouches à nourrir. « En 30 ans, la population a augmenté de 46,5 millions », souligne Abou-Bakr Al-Guindi, président du CAPMAS, en précisant que l’Egypte se classe au 13e rang mondial des pays les plus peuplés. Géant démogra­phique, l’Egypte compte environ 2 millions de naissances chaque année, soit un taux de croissance annuel de 2,56 %, contre 2,4 % en 2006. A cet égard, Al-Guindi affirme que la popu­lation égyptienne compte 22 millions de citoyens de plus qu’en 2006. « En 1986, le pays comptait 48 millions d’habitants, et en 2006, il avait atteint le chiffre de 72,8 millions », dit-il. Et ce n’est pas tout, dans un récent rap­port, le Fonds des Nations-Unies pré­voit pour l’Egypte une population de 151 millions en 2050.

Mais pourquoi donc cette explosion malgré toutes les campagnes entre­prises par le gouvernement ? Magued Osmane, directeur du centre égyptien de recherches sur l’opinion publique, Bassira, estime que les causes de ce tsunami démographique est à recher­cher non seulement dans l’analphabé­tisme, les traditions, l’héritage reli­gieux erroné, mais aussi dans le manque de campagnes de sensibilisa­tion. Tout cela, on le sait. Mais il y a aussi un facteur non moins important : le manque d’argent. En effet, le budget nécessaire pour fournir tous les moyens contraceptifs aux centres de maternité et hôpitaux publics est res­treint. « Les pilules contraceptives doivent être à la portée de toutes et vendues à un prix abordable à l’exemple des comprimés d’aspirine », dit Osmane, tout en faisant allusion à l’impuissance de l’Etat à gérer la crise des pilules contraceptives.

De son côté, Soad Abdel-Méguid, au département de la santé et du plan­ning familial, a dégagé toute responsa­bilité face à la rupture de stocks. Elle déclare que les pilules locales sont disponibles dans les dispensaires et centres de maternité et que la pénurie ne concerne que les pilules importées. « Le ministère de la Santé fait tout son possible pour importer les produits contraceptifs manquant sur le marché. Notre plan est d’atteindre un taux d’usage de 64 % en 2021 pour réduire la natalité », affirme-t-elle.

Fini le temps de « Hassaneine et Mohamadeine » !
Mais Dr Osmane affirme autre chose. Selon lui, le programme de planning familial a connu un grand essor entre 1998-2009, qui a témoigné d’un recul relatif du taux de la crois­sance démographique grâce au pro­gramme USAID, financé par les aides américaines (U.S. Agency for International Development). Le taux de croissance démographique avait atteint 1,9 % en 2005, alors qu’il était de 2,11 % en 2000. Le programme a réussi à faire baisser les natalités en augmentant le taux d’usage des pro­duits contraceptifs pour atteindre 60,3 % en 2008, contre 47,6 % en 1991. Mais, le programme s’est ache­vé en 2009 et la situation s’est dégra­dée faute de financement. Et donc, le taux de natalité a de nouveau grimpé pour atteindre 2,3 %, soit 2,3 millions d’individus en 2016. Alors qu’un quart de la population égyptienne vit en dessous du seuil de pauvreté, le gou­vernement cherche à contrôler la nata­lité, qui a doublé depuis 1984. « Même les campagnes télévisées sur le plan­ning familial ont disparu. On ne voit actuellement que les campagnes publi­citaires des associations caritatives et des hôpitaux publics pour collecter des dons », souligne-t-il. Il nous fait rappeler les années 1980 quand le pays a connu une vaste campagne de sensi­bilisation « Hassaneine et Mohamadeine », ayant pour slogan : La Famille idéale, le bonheur c’est d'avoir deux enfants. Sur les murs, les autobus, les écrans de télévision et cinéma, à la radio et même dans les pages des journaux et des magazines, les thèmes choisis par l’Organisation gouvernementale du planning familial martèlent l’ouïe et la vue du citoyen. Quand ce n’est pas les multiples gad­gets — stylos, sous-verre, porte-clés, etc. — qui viennent le rappeler : « Regarde autour de toi » ou bien « C’est ton choix ». « Il est important que l’Etat intensifie aujourd’hui les campagnes de sensibilisation au niveau des écoles, des universités et des institutions religieuses. Et ce, afin de travailler au niveau de l’évolution des mentalités et de l’héritage social qui constitue la principale entrave avortant tout plan de planning fami­lial », souligne Osmane.

Le mariage précoce, un facteur-clé

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(Photo:Hachem Aboul-Amayem)

Autre facteur-clé de la croissance démographique, le mariage des mineures. Toujours selon le recense­ment, 68 % des Egyptiens sont mariés, dont 40 % des filles âgées de moins de 18 ans. « Le gouvernement doit durcir les sanctions à l’égard des familles qui marient leurs filles avant l’âge légal, qui est celui de 18 ans. Il est nécessaire que tous les mariages soient enregistrés. Cela aidera beau­coup à réduire le nombre de mariages précoces et réduira automatiquement les naissances », explique Maya Morsi, responsable auprès du Conseil national pour les femmes, en assurant que dans les zones éloignées, et sur­tout dans le sud de l’Egypte, près de 36 % des mariages se produisent avant l’âge de 18 ans. Selon Maysa Chawqi, directrice du Conseil national de la population, les gouvernorats de Haute-Egypte sont ceux qui atteignent le plus haut taux de natalité. Dans ces gouvernorats, les chiffres sont supé­rieurs à la moyenne nationale. Les habitants de la Haute-Egypte repré­sentent 25 % de la population. Or, c’est là-bas que naissent 40 % des bébés égyptiens. Il est à noter que Minya, Sohag et Assiout enregistrent les taux les plus élevés de pauvreté, de naissance, d’analphabétisme et de mariages précoces de toute la région de la Haute-Egypte. Et c’est égale­ment dans ces gouvernorats de la Haute-Egypte que se trouve le taux de chômage le plus élevé. « Il faut sensi­biliser les habitants de ces régions d’Egypte, qui considèrent la fertilité comme un signe de virilité et de pros­périté. Nombreuses sont les femmes saïdies endurant cette situation qui se répercute directement sur elles. Or, plus le niveau d’éducation de ces femmes est élevé, moins elles risquent d’être mariées très jeunes ou d’avoir des enfants à un âge précoce », pré­cise Chawqi.

Un troublant baby-boom post-révolution

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Dans les quartiers populaires et les bidonvilles, certaines classes comptent une soixantaine d’élèves.

Certains imputent ce torpillage du planning familial aux Frères musul­mans, actifs dans l’ombre au sein des hôpitaux et des organisations carita­tives. Ils ont toujours joué un rôle-clé en prônant un retour à une forte nata­lité. « Le planning familial ne faisait pas partie de leurs priorités. Pour eux, imposer un nombre d’enfants pour chaque famille est contre le principe de l’islam », indique Atef Al-Chitani, responsable au Centre national de la population. Une théo­rie soutenue en grande partie par les islamistes, qui n’acceptent pas le principe même de la limitation des naissances. « Que veut-on par l’an­nonce des résultats de ce recense­ment maintenant ? Doit-on tuer les gens pour diminuer le nombre d’ha­bitants ? », lance un islamiste qui a requis l’anonymat, tout en se moquant de la loi proposée par une ONG et qui limiterait les natalités : soit deux enfants par couple. Et d’ajouter : « Il ne leur reste qu’à nous limiter le nombre de rapports sexuels avec nos femmes. L’important est de trouver du travail aux gens et d’augmenter la production et pas de demander aux habitants de ne plus avoir d’enfants ». Un avis qui n’est pas partagé par le sociologue Gamal Tahawi, qui argumente ce baby-boom post-révolution.

Contrairement aux idées reçues, la violence et les incertitudes nées après la révolution du 25 janvier n’ont pas découragé les Egyptiens à faire des enfants. « Quand la société se sent en perdition, elle a tendance à se rac­crocher aux valeurs traditionnelles, parmi lesquelles la plus solide qui est celle de la famille. On dirait que cette crise a déboussolé les Egyptiens qui continuent à faire des enfants en grand nombre, en se disant que leur avenir c’est eux », explique-t-il. Et de conclure : « Les stratégies du contrôle des naissances sont beau­coup plus difficiles que les stratégies militaires, parce qu’elles visent les consciences, le changement des conditions de vie, des usages et des coutumes, et non l’occupation du terrain. Nous n’avons d’autre issue que de nous efforcer de réaliser des plans, si nous voulons remporter une victoire dans cette bataille ».

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