Tunis, Correspondance —
Des photos de femmes sapeurs-pompiers en pleine lutte contre l’un des plus grands incendies de forêts en Tunisie ont récemment circulé sur les réseaux sociaux. Rien d’étrange dans un pays où les femmes ont accès aux rangs de l’armée et de la police, conduisent des trains et des métros. Depuis le Printemps arabe en 2011, les femmes tunisiennes ont construit sur les acquis obtenus grâce à la loi sur le statut personnel d’août 1956. Elles sont allées de l’avant dans l’application de la parité au niveau du parlement et des conseils municipaux : aujourd’hui, 31 % des sièges du parlement sont occupés par des femmes.
Mais cette réalité en cache une autre, moins brillante : une statistique officielle indique que 47 % des Tunisiennes âgées de 18 à 64 ans ont été victimes, au moins une fois dans leur vie, d’une violence liée au genre. Selon la même étude, la violence physique serait la plus répandue, avant les violences d’ordre sexuel et économique.
Le 26 juillet dernier, le parlement tunisien a voté une nouvelle loi contre les violences faites aux femmes. Fortement revendiquée par le mouvement féministe, elle a été débattue pendant 26 séances au sein de la commission des droits et libertés, sans compter les séances plénières d’un parlement qui semblait engagé dans une course contre la montre. Deux jours avant la clôture de la session parlementaire, cette loi, la 66e sur la liste des lois à voter, a finalement été adoptée à l’unanimité sous les youyous et les applaudissements. Le président du parlement, Mohamed Ennaceur, a salué le consensus de tous les blocs parlementaires, y compris celui du parti Ennahda, autour de « la dignité de la femme tunisienne ».
Il a estimé qu’il s’agissait d’un événement « historique », venu compléter la loi sur le statut personnel de 1956 qui avait aboli la polygamie et accordé aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes en matière de divorce. Naziha Laabidi, ministre de la Femme, a également parlé d’une loi « historique, sans pareil en Afrique et dans le monde arabe » et d’une « réussite de la Seconde République » tunisienne. La nouvelle loi est célébrée dans les milieux féministes et de la société civile, qui ont longtemps fait campagne pour son adoption. « Le mouvement féministe tunisien accepte la loi dans sa forme votée, parce qu’elle est globale et traite de la violence sous toutes ses formes : physique, économique, sexuelle et politique. Elle s’intéresse également à la prévention et à l’accompagnement des femmes victimes de violence et à leurs enfants. La loi garantit aussi la punition des agresseurs », affirme Monia Ben Jémia, présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates.
La nouvelle loi permet de diriger les femmes victimes de violence vers des refuges et de leur assurer un soutien psychologique et juridique. Elle peut exiger de l’auteur de violence qu’il se tienne à distance de sa victime. Autre nouveauté, la loi prévoit la création d’unités de violence familiale au sein des Forces de sécurité intérieure dans chaque gouvernorat.
Contre la violence
Pour la première fois aussi, la loi utilise clairement le mot « inceste » et élargit la notion de violence conjugale, même si le terme « viol conjugal » ne figure pas explicitement dans le texte. Elle modifie un article du code pénal qui permettait l’abandon des poursuites contre l’auteur d’un acte sexuel avec une mineure s’il se marie avec sa victime. Enfin, la loi pénalise le harcèlement sexuel dans les lieux publics, désormais passible d’une amende pouvant aller de 500 à 1 000 dinars, et prévoit des amendes à hauteur de 2 000 dinars pour les employeurs qui discriminent les femmes au niveau des salaires. Ben Jémia estime que le parlement a adopté la majorité des recommandations du mouvement féministe et de la société civile, mais regrette que le texte n’ait prévu aucune modalité financière pour l’application des mesures qu’elle met en place. Mais l’unanimité au sein du parlement n’est pas représentative de la société. De nombreuses femmes interrogées par l’Hebdo ont affirmé s’intéresser plus à la situation économique difficile, notamment pour les mères de famille.
De l’autre côté de la barre, certains murmurent leur mécontentement face à une loi « injuste pour les hommes et la famille ». C’est un courant que représente l’Association tunisienne pour la promotion de la famille. Son président, Hatem Meniaoui, déclare à l’Hebdo que cette nouvelle loi « catastrophique n’est qu’une manoeuvre politique pour faire miroiter à l’Europe une image féministe de la Tunisie ». Il ajoute : « La loi n’est pas équilibrée et risque de saper davantage les droits des hommes et de fragiliser encore plus les familles. Il suffit de savoir que cette loi permettra aux femmes toutes sortes d’allégations contre leurs conjoints ». Meniaoui, qui estime qu’un Tunisien sur 10 est battu par sa femme, a l’intention de préparer une émission télévisée avec les victimes de cette violence féminine. Il met en garde contre l’affaiblissement de la position de l’homme dans la famille, « une situation dont l’origine remonte à la loi sur le statut personnel de 1956, qui a contribué à augmenter les cas de divorce et à priver les pères divorcés de voir leurs enfants ». Prié d’expliquer la position des députés et des partis politiques qui saluent à l’unanimité cette nouvelle loi, Meniaoui a jugé que la contestation de celle-ci était une aventure politique à haut risque, étant donné le poids électoral des femmes. Il a aussi fait état de « pressions européennes et notamment françaises » exercées, y compris sur le parti Ennahda, pour faire passer cette loi.
Monia Ben Jémia donne une autre explication : « La loi a été votée à l’unanimité parce que la violence contre les femmes est devenue un fléau social mis en évidence par des statistiques horrifiantes ». Commentant la position du parti islamiste Ennahda, elle a affirmé qu’au début, ce parti avait des objections qui se sont dissipées suite à une rencontre d’associations féministes avec la présidente de la commission des droits et libertés, elle-même issue d’Ennahda. « Ce parti a réalisé que la loi ne contenait rien qui puisse contredire la charia », soulignet- elle. D’ailleurs, le programme d’Ennahda lors des élections de 2011 ne contestait pas la loi sur le statut personnel, considérée comme l’un des principaux héritages de Bourguiba.
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