«
J’étais en pleine dépression, à tel point que je ne pensais qu’au suicide. La solitude et les problèmes du quotidien hantaient mes nuits, avec un sentiment d’échec qui ne cessait de me ronger. Mais il fallait à tout prix me ressaisir car l’un de mes fils vivait avec moi après mon divorce. J’ai suivi les conseils du psy et tenté de trouver une porte de sortie. J’ai fait du sport, du yoga, me suis plongée dans des lectures philosophiques, essayant par tous les moyens de m’en sortir pour ne pas sombrer encore plus dans l’abîme. Mais c’est grâce à la cuisine que j’ai retrouvé mon équilibre et la tranquillité de l’esprit ». C’est ce que confie l’écrivaine Omniya Talaat, 42 ans, qui raconte son expérience dans un livre constitué de 10 récits. 10 histoires différentes de femmes pour qui la cuisine a été salvatrice. Intitulé
Tabikh Al-Wéhda (la cuisine de la solitude), ce livre est classé parmi les 20 best-sellers de ces deux dernières années. Il a même été publié par les deux plus grandes maisons d’édition,
Al-Diwan et
Al-Shorouk.
L’idée du livre a germé dans la tête de l’auteure le jour où elle a vu le film Julie et Julia, produit en 2009 par Nora Ephron. Julia Child est la femme qui a changé pour toujours la façon de cuisiner de l’Amérique. En 1948, elle n’est encore qu’une Américaine inconnue vivant en France. Le travail de son mari les a amenés à s’installer à Paris, et Julia cherche activement une occupation. C’est alors qu’elle se prend de passion pour la cuisine. Cinquante ans plus tard, Julie Powell a l’impression d’être dans une impasse. Elle va avoir 30 ans et pendant que ses amies connaissent bonheur et succès, elle déprime. Julie se lance alors un défi complètement fou : elle se donne exactement un an, 365 jours, pour cuisiner les 524 recettes du livre de Julia Child.
Omniya, qui s’est inspirée de cette expérience humaine, se lance dans ce même challenge en rédigeant son livre. Les souvenirs défilent dans sa mémoire. L’hiver rigoureux de 2006, un jour de Nouvel An. Pour la première fois, Omniya va passer la fête seule car ses enfants sont chez leur père, en Egypte, alors qu’elle se trouvait à Dubaï, lieu de son travail. Dans cette ville moderne où le rythme de vie est accéléré, où elle était étrangère, elle se sentait triplement exilée. Ce jour-là, l’envie lui vient de cuisiner, se faire plaisir en préparant quelques plats savoureux. Ses heures de travail terminées, elle part faire des courses. « J’ai acheté des épices, toutes sortes de légumes et une citrouille, un légume que je trouve magique, peut-être parce qu’il est étroitement lié aux contes de fées », raconte Talaat. Du coup, sa cuisine s’est transformée en un mihrab d’où jaillissaient créativité, amour, souffrance et espoir. « J’ai cuisiné pendant 4 heures. Alors que je préparais mes plats, mes larmes coulaient à flot. Par la suite, je me suis sentie mieux. J’ai dressé ma table en mettant six couverts, alors que j’étais seule à la maison. Vers minuit, cinq de mes amies ont frappé à la porte. Une aubaine pour moi, je n’étais plus seule et nous avons partagé le repas ensemble. J’ai considéré cela comme un message, une compensation céleste », raconte Omniya.
La cuisine, un acte d’amour et d’altruisme
« Cuisiner, ce n’est pas seulement préparer à manger. C’est de l’art. C’est surtout un acte d’amour, d’altruisme. Lorsqu’on prépare des mets savoureux pour les personnes que l’on aime, on est heureux, et il y a ce partage qui anéantit la solitude ».
En fait, la thérapie d’Omniya semble trouver écho chez d’autres femmes. Une simple tournée dans les cuisines le prouve. « Pour moi, faire la cuisine est un moyen de me débarrasser de toutes sortes d’énergies négatives », dit Rim D, traductrice fascinée par l’art culinaire. Elle dit que quand elle veut se relaxer après une rude journée de travail, elle se rend dans sa cuisine pour préparer un gâteau pour les enfants. « L’odeur qui s’en dégage embaume la maison, ce qui crée calme, chaleur et sérénité au sein du foyer », confie-t-elle. Pascent Atef, ingénieur de 43 ans, pense que la cuisine est un lieu de créativité et de réinvention permanente. « Quand je cuisine, j’ajoute souvent ma touche personnelle. Je crée de nouveaux plats, j’en revisite d’autres, en y incorporant d’autres ingrédients pour leur donner plus de saveur. Je pense que c’est un exercice mental agréable qui nous permet de nous détendre en dehors des sphères ordinaires qui nous infligent tension et anxiété », précise-t-elle.
Et les professionnels l’ont, semble-t-il, compris. Les chaînes consacrées à l’art culinaire tentent de transmettre ce climat de détente et de sérénité. En 2013, la rue égyptienne est en ébullition : déception suite à la révolution du 25 Janvier, arrivée des Frères musulmans au pouvoir, puis leur chute et les tensions qui s’ensuivent. C’est dans cette ambiance électrique que la première chaîne égyptienne CBC Sofra, spécialisée dans l’art culinaire, a attiré des milliers de téléspectateurs. Différents chefs et différents styles y défilent. L’émission Ala Qad Al-Eid (un plat bon marché) a battu le score d’audience dès son lancement avec 500 000 téléspectateurs. Les fans font même des commentaires sur la page Facebook de la chef et présentatrice de l’émission qui, depuis, concurrence tous les feuilletons du mois de Ramadan qui jouissent d’un large public, bien que la chef fut, avant le lancement de cette émission, inconnue. « A cette époque, regarder ce genre de chaînes était une sorte d’échappatoire, un répit après les talk-shows politiques qui abordaient des sujets chauds et accentuaient ce sentiment d’insécurité dans la rue », explique un expert médiatique qui a requis l’anonymat.
Dina Abdel-Aal, responsable du contenu des programmes dans cette chaîne, déclare ainsi : « Nous tentons de créer un climat serein à travers un joli décor de studio, une musique douce avec des présentateurs aux visages souriants pour pouvoir détendre nos spectateurs. Nous ne programmons jamais de concours car l’esprit de compétition va casser cette ambiance paisible qui doit constamment régner sur CBC Sofra ». Même les spots publicitaires diffusés sur les autres chaînes de CBC pour lutter contre le terrorisme sont quasiment absents sur CBC Sofra, ajoute-t-elle.
Explorer le soi
Mais au-delà de ces émissions, faire la cuisine est bel et bien thérapeutique. Il s’agit d’une vraie approche pour traiter les mauvaises émotions. C’est du moins ce qu’affirme la psychiatre Olfat Imam. La culinothérapie est axée sur le bien-être et la découverte de soi. Inspirée de l’art-thérapie, la culinothérapie propose un détour par une activité créative et ludique (quand d’autres utilisent la peinture, la danse, le théâtre ou l’écriture) pour explorer leurs ressentis. Etre au contact des ingrédients, retrouver le plaisir tout simple d’assembler, de sentir ses sens en éveil, de faire confiance à son imagination, de lâcher le mental et se faire confiance, bref par ces détours ludiques, la cuisine offre un moment d’intimité qui ramène à soi, une parenthèse créative pour mieux se connaître. D’ailleurs, on se croise avec les goûts d’autrui, ce qui est un moyen de se sentir utile, surtout en apprenant le feedback de ce qu’on avait préparé. Quand on prend le temps de s’y arrêter, la cuisine permet en effet d’explorer des facettes de soi. Elle peut devenir un révélateur de notre personnalité et de nos modes de fonctionnement aux autres, mais aussi un formidable vecteur de connaissance et de développement de soi.
Imam a ainsi invité une de ses patientes qui souffrait d’une grave dépression à faire la cuisine pour alléger ses maux. Cette épouse malheureuse, mère de deux enfants, avait des relations difficiles avec son mari qui était souvent violent avec elle. Mais pour des raisons financières, elle a écarté la possibilité de le quitter. Elle passait son temps à dormir. « En se lançant dans la cuisine, elle a réalisé qu’elle devait faire entendre sa voix posément et se mettre davantage à l’écoute de l’homme qui partage sa vie pour éviter les tensions dans son couple », raconte la psychologue.
Une pratique toutefois embryonnaire
L’écrivaine américaine Louise Hay a été la première à avoir lancé cet appel. Auteure de nombreux ouvrages de développement personnel, le plus célèbre étant You Can Heal Your Life, paru en 1984 (traduit en français, en 1989, sous le titre Transformez votre vie), elle a invité ceux et celles qui sont à la recherche du bien-être de rentrer dans la cuisine, un moyen parmi d’autres pour retrouver l’équilibre. Dans les pays développés, la culinothérapie existe déjà dans certaines maisons de retraite, en milieu hospitalier ou encore en environnement carcéral : les ateliers sont souvent animés par des professionnels de la santé (ergothérapeutes, diététiciennes, animateurs sociaux, etc.) et visent des publics fragilisés. Objectifs : développer la motricité, encourager l’autonomie et la socialisation, renforcer la mémoire et les capacités cognitives ou encore favoriser la reconnexion sensorielle.
En Egypte, on n’en est pas encore à ce stade. Mais cette astuce de développement humain est utilisée dans certaines entreprises comme un moyen de motiver les gens, ou de susciter l’esprit de compétitivité et de travail en équipe, explique Achraf Gamal, président de l’Association égyptienne des chefs de cuisine (ECA). Ces compagnies programment des ateliers où les personnes sont réparties en deux groupes. Lors de cette compétition, les membres de chaque groupe communiquent entre eux et tentent d’être créatifs. D’autres endroits, comme l’association Nafas (délice) et le restaurant Bon appétit, qui donnent des cours en art culinaire, profitent de ces ateliers pour construire un réseau entre parents et enfants. « Un moyen utilisé par l’équipe des chefs américains dépendant du ministère des Affaires étrangères pour établir des passerelles entre les peuples en revisitant des plats traditionnels de plusieurs pays », conclut Achraf Gamal.
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