De grosses plaques métalliques se dressent bien haut sur plusieurs mètres pour cerner le chantier et signaler le passage réservé aux piétons sur ce qui était le trottoir. Dans certains endroits, il s’agit de couloirs exigus dont la largeur varie entre 60 cm et 100 cm de large. « J’étouffe à chaque fois que je passe par ce couloir. Je dois le faire deux fois par jour, une fois le matin pour me rendre à la station du métro qui se trouve au bout de la rue, et une autre fois le soir, pour rentrer chez moi », dit Abdel-Azim, qui travaille dans une entreprise à la rue Talaat Harb, qui est obligé de prendre ce couloir exigu pour se rendre à son travail. Il faut être rusé pour se frayer un chemin dans la foule dense qui fait la queue pour emprunter ces couloirs. Ce tronçon de la rue du 26 Juillet (rue qui s’étend sur plusieurs km et traverse plusieurs quartiers), de la rue Talaat Harb jusqu’à Ramsès, n’est certes pas très long, mais il est très vital. Il relie, en effet, plusieurs zones marchandes dans le centre-ville.
Et cela depuis le début du mois de mai, dans le cadre des travaux de l’extension de la troisième ligne du métro souterrain (Imbaba-aéroport du Caire). Selon la direction générale de la circulation du Caire et l’Organisme du métro souterrain, ces travaux vont durer un an.
Impacts en série
Les couloirs exigus pour les piétons engendrent des queues interminables. Et comme nous sommes en Egypte, l’attente est une occasion de sociabiliser et de papoter sur l’accès difficile à la rue, la hausse des prix ou d’autres problèmes du quotidien. Mais il n’y a pas que la sociabilité. « La semaine dernière, on m’a volé tout mon salaire, alors que je passais par-là pour me rendre à la rue Ramsès. Je voulais sortir rapidement de ce couloir exigu et je n’ai pas senti la main du voleur se glisser dans mon sac pour subtiliser mon argent », se lamente Réda, fonctionnaire.
Quant à Ibrahim, propriétaire d’un magasin, il raconte que les malades et les personnes âgées qui empruntent ce couloir sont souvent pris d’étouffements et tombent parfois évanouis, sans compter les vols à la sauvette et les attouchements devenus courants et les bagarres qui se déclenchent suite à de tels délits. « Bien sûr que ces disputes influent négativement sur la situation déjà critique de nos commerces », commente Ibrahim. Il affirme que le volume des ventes a baissé à cause du manque de clients. « Nous gagnons 50 % de ce que l’on gagnait avant par jour », poursuit Ibrahim. Pour d’autres propriétaires de magasins, le taux est bien plus bas : entre 25 et 30 % seulement. Les vitrines des magasins ont disparu derrière les couloirs exigus pour piétons. Impossible de faire du lèche-vitrine !
« Je suis passée une seule fois par ici pour acheter une veste à mon fils, mais je ne vais répéter cette expérience ardue ni pour les vêtements d’été, ni pour ceux de la fête de l’Aïd, j’ai décidé d’aller ailleurs », dit Mariam. Pour les commerçants, le moment est mal choisi pour fermer cette artère. C’est le début de la saison d’été, bientôt, ce sera la fête de l’Aïd. Au mois de mai, ces magasins réalisent des gains importants qui leur permettent de vivre le reste de l’année. « On ne pense plus à faire des bénéfices, mais comment pouvoir réduire nos pertes », dit Essam, propriétaire d’une boutique de jouets et vêtements d’enfants. Il dit avoir été déjà obligé de renvoyer deux de ses 15 employés.
Désormais boudée
A cela s’ajoute le fait que ces magasins sont obligés de fermer plus tôt par mesure de sécurité. Durant la journée, leurs employés se tiennent debout dehors, et à tour de rôle, ils tentent d’attirer les clients, ou restent à surveiller les vitrines d’une éventuelle bousculade provoquée par le flux des passants. « Ma vitrine est toute en verre et risque de s’effondrer en cas de choc. On m’a déjà arraché des morceaux de marbre installés de part et d’autre de la façade », dit Tewfiq, propriétaire d’une parfumerie. Les propriétaires de ces magasins se plaignent aussi du fait qu’ils ne peuvent plus réparer une panne d’électricité ou entamer des travaux de maintenance, car tous les ouvriers refusent de se rendre à la rue du 26 Juillet en ce moment. Idem pour les véhicules chargés du transport de marchandises et qui avaient pour habitude de se garer devant les magasins. Maintenant, ces voitures doivent attendre au bout de la rue et ce sont les vendeurs qui doivent faire des dizaines de va-et-vient pour transporter la marchandise sur leurs épaules.
La fermeture de la rue 26 Juillet représente un véritable cauchemar aussi bien pour les piétons que pour les voitures.
(Photo : Mohamad Adel)
« En cas d’incendie, je me demande comment les pompiers pourraient arriver jusqu’ici ? », lance le concierge d’un bâtiment. Ce dernier affirme que même les cabinets de médecins qui existent dans l’immeuble souffrent de manque de patients pour les mêmes raisons. Le mouvement de va-et-vient est incessant dans les deux sens, tout le long de la journée, surtout aux heures de pointe (sortie des employés ou le moment de pause en début d’après-midi).
Une autre vie s’installe
Et il y a ceux pour qui rien n’a changé dans le quotidien : les mendiants et les vendeurs ambulants. Ces derniers se comportent normalement comme si de rien n’était, et leur voix vantant leur prix se mêle à la cacophonie ambiante. Et ce n’est pas tout, il y a aussi les cireurs de chaussures qui se sont installés avec leurs boîtes, donnant le dos à ces barricades en métal et profitant d’un peu d’ombre pour cirer les chaussures des passants. Et ce pauvre homme qui gagne son pain avec sa balance à peser en échange d’une livre et qui n’a pas trouvé meilleur endroit pour gagner quelques sous, même si sa balance est percutée à longueur de journée par les passants qui ont du mal à la voir. Les barricades installées en guise d’enclos ont commencé à être noircies par des affiches publicitaires. Ce sont des gamins qui sont chargés de les placarder. Ils se faufilent parmi les passants pour les coller, profitant ainsi de cet espace gratuit. Et même les restaurants et les magasins de jus ont installé des bancs en bois pour que leurs clients puissent s’asseoir à leur aise, même si cela gêne les passants. Bref, toutes les particularités qui distinguaient la rue n’ont pas changé, mais ont été modifiées suivant cette situation, et même si le trottoir s’est réduit comme une peau de chagrin. « Nous ne sommes ni contre les travaux ni les nouveaux projets, mais on est contre la mauvaise planification et le manque de vigilance », dit Naguib, propriétaire d’un magasin de maroquinerie. Ce dernier voit qu’une telle situation demandait d’interdire les marchands ambulants et les mendiants de cette rue. Il parle en pointant du doigt deux officiers qui sont supposés surveiller la rue et éviter le chaos, mais ils sont assis tranquillement dans un coin, attendant qu’on les appelle au cas d’urgence. Autrement, ils préfèrent rester à leur place pour ne pas compliquer les choses.
Par ailleurs, la rue est interdite à la circulation des voitures, ce qui oblige les conducteurs à faire des détours pour passer ou trouver où se garer. « Le bruit est devenu infernal dans notre rue à cause du nombre de voitures qui l’empruntent, et les autobus et les microbus, qui ne passaient pas par là avant, circulent tranquillement. Les disputes sont devenues plus fréquentes de jour comme de nuit. Or, il faut admettre que, malgré tout, on attend impatiemment l’inauguration de cette ligne qui va faciliter le transport et aider à réduire le chaos de la circulation », dit Chahira, femme au foyer, habitant la rue Talaat Harb. La rue du 26 Juillet fait partie du Caire haussmannien. Le temps de son lustre où elle attirait l’aristocratie cairote, elle s’appelait la rue du Beau lac, puis Fouad Ier. Après la Révolution de 1952, elle a été baptisée rue du 26 Juillet, pour commémorer le jour du départ du roi.
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